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Le Robinson des Alpes

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CHAPITRE XXI
Comment Marcel découvrit enfin un passage et préféra rester sur la corniche.

Marcel demeura assez longtemps préoccupé de cette étrange hallucination, dont tous les détails lui étaient peu à peu revenus en mémoire.

Mais il avait des occupations tellement multiples, son esprit était rempli de tant de choses importantes, qu’il finit par renoncer à déchiffrer cet insoluble problème.

D’ailleurs, il n’était pas homme à perdre son temps dans des rêveries creuses. Il finit par oublier complètement cet incident bizarre.

Depuis quelque temps, un événement assez sérieux le préoccupait.

Nous avons dit qu’il s’était construit sur le plateau des Religieux un coquet pavillon, qu’il avait appelé sa maison de campagne, et dans lequel, rarement à la vérité, mais au moins une fois ou deux par mois, il passait la nuit. Marcel, à côté de l’agréable, plaçait toujours l’utile, c’était chez lui un principe arrêté ; en conséquence, tout autour de cette demeure, il avait défriché une assez grande étendue de terrain dont il avait fait un jardin d’agrément d’abord, puis un jardin potager. Il y avait joint un champ de pommes de terre et avait environné le tout d’une épaisse haie vive de houx.

Tout venait à souhait ; le potager était en plein rapport ; les cerisiers, les poiriers, les abricotiers, qu’il avait greffés, poussaient à ravir. Les pommes de terre promettaient d’être magnifiques.

Un matin, Marcel s’aperçut, avec une désagréable surprise, que sa haie avait été trouée, et que ses pommes de terre avaient été bouleversées. Il pensa immédiatement que le sanglier mâle qu’il avait fait veuf deux ans auparavant venait de se venger tout à coup.

On se rappelle que, deux ans auparavant, Marcel avait tué dans la forêt de chênes une laie, dont les marcassins avaient été le point de départ du beau troupeau de sangliers qu’il nourrissait maintenant dans sa basse-cour et qui lui était fort utile sous bien des rapports.

Il s’était bien promis de tuer au plus vite le sanglier qu’il avait fait veuf ; mais soit que celui-ci se fût méfié des intentions meurtrières du jeune homme à son endroit, soit que le chasseur eût mal pris ses mesures, il est certain qu’il ne réussit pas à retrouver le sanglier et finit même par ne plus s’occuper de lui ; de son côté, le sanglier — rendons-lui cette justice — ne fit rien pour se rappeler au souvenir du jeune homme.

Les choses avaient duré ainsi pendant deux ans. Puis, tout à coup, à l’improviste, le sanglier mâle avait révélé sa présence sur le plateau des Religieux.

Tourmenté et effrayé par les défrichements opérés par Marcel, et se trouvant mal à l’aise et peu en sûreté dans la forêt des chênes où il avait établi sa demeure, il avait profité d’une belle nuit, alors que le pont, non terminé, n’avait pas encore ses portes, pour le traverser et émigrer sur le plateau des Religieux où il espérait sans doute vivre plus tranquille.

Les glandées ne lui manquaient pas ; la nourriture était à foison ; le solitaire aurait pu vivre et mourir paisiblement sans que le chasseur songeât à le tourmenter. La gourmandise le perdit ; il lui prit fantaisie de goûter aux pommes de terre de Marcel et les paya cher.

Que de malheurs n’a pas déjà causés la gourmandise depuis le commencement du monde ! Le malheureux sanglier vint encore augmenter la liste de ces infortunés ; ayant tout à souhait, s’il n’avait pas voulu, lui aussi, goûter au fruit défendu, peut-être serait-il mort de vieillesse.

Marcel s’embusqua dans la maisonnette avec ses cinq chiens, redoutables animaux, presque aussi gros que des ânes, admirablement dressés et capables de ne faire qu’une bouchée du sanglier, si leur maître le leur avait permis.

Celui-ci n’était pas un ennemi à dédaigner. Il était haut sur pieds, armé de défenses formidables et arrivé à cette époque où les animaux de son espèce, ayant achevé leur croissance, jouissent de toute leur vigueur.

En sus de son fusil au bout duquel il avait emmanché la baïonnette, Marcel avait un fort couteau à lame droite et large.

Pendant quatre nuits il guetta la bête sans la voir paraître.

Comme il lui importait d’en finir au plus vite, Marcel, qui savait la finesse, le flair et la prudence de ces animaux, comprit que le sanglier l’avait éventé et qu’il avait changé de quartiers pour se dérober à ses poursuites.

Marcel résolut de se mettre à la recherche de l’animal, puisque celui-ci s’obstinait à ne pas se montrer.

Vers quatre heures du matin, il quitta son affût et se mit résolument en route, afin de relever les passées du sanglier. Il eut soin de lui couper la retraite du côté de la corniche, pour le cas où il tenterait d’y fuir. Les deux portes du pont furent fermées.

Une heure après, les chiens avaient la piste.

Cela fait, la chasse commença ; elle fut menée rondement. Une heure à peine après s’être mis en route, les chiens reconnurent les passées du sanglier et se lancèrent sur sa piste.

Elle fut suivie jusqu’au fort du solitaire. Mais celui-ci, averti par les aboiements formidables de la meute, avait deviné le danger ; il avait aussitôt décampé en piquant une pointe tout droit devant lui.

L’animal était très vigoureux. Il se fit battre longtemps en plaine ; puis, par un crochet soudain, il se lança sous bois, où la chasse recommença avec un nouvel acharnement.

Pendant cinq heures, ce fut à peine s’il se laissa apercevoir. Mais enfin ses forces s’épuisèrent ; il devint lourd et commença à raser.

Enfin, se sentant perdu, le pauvre animal revint à son fort, où il tint désespérément tête aux chiens. Ceux-ci le coiffèrent si rudement que Marcel, ne pouvant se servir de son fusil, lui plongea son couteau jusqu’au manche dans le cœur.

Il fit la curée aux chiens, puis il songea à conduire sa proie à la grotte.

Ce n’était pas chose facile, car l’animal était énorme et pesait près de trois cents kilogrammes.

Il fallut l’emporter dans une charrette que Marcel alla chercher.

Aussitôt arrivé, il flamba, échauda le sanglier et le prépara pour le saloir.

Le saloir, lorsqu’il était plein, était placé dans la cuisine. Celle-ci étant déjà fort encombrée d’objets de toutes sortes, sans compter le fourneau et le four, qui tenaient une grande place, Marcel, pour se débarrasser, avait relégué le saloir vide dans un compartiment assez éloigné de la grotte.

Dès que le sanglier fut préparé, le jeune homme alluma une lanterne et s’enfonça dans les profondeurs de la grotte.

Soudain, il poussa un cri étouffé de surprise et se pencha vivement vers le sol, qu’il examina avec la plus scrupuleuse attention. Il marchait avec précaution, le corps presque courbé en deux et les yeux obstinément fixés à terre.

— C’est singulier ! murmura-t-il à plusieurs reprises. Sur ma foi, je n’y comprends rien, dit-il tout à coup ; est-ce que ce serait vrai ? Terminons d’abord notre affaire. Cette nuit, j’aurai tout le temps de me livrer aux recherches que je jugerai nécessaires. Commençons par le plus pressé.

Il chargea le saloir sur sa brouette et le transporta dans la cuisine, où il l’installa à sa place accoutumée.

Il le lava, le nettoya avec soin ; puis procéda au salage, qui lui prit un temps considérable. Il était un peu plus de sept heures du soir, quand il eut terminé ce travail.

Il remit tout en ordre, prépara son dîner et se mit à table. Tout en mangeant de bon appétit, il était en proie à une surexcitation nerveuse, qui allait croissant à mesure que la nuit se faisait plus profonde.

Enfin il leva la tête.

— Je suis fatigué, murmura-t-il. Cette exploration peut être longue ; car jamais la pensée ne m’est venue de m’assurer de l’étendue de cette grotte. Cette fois, quoi qu’il arrive, je la parcourrai tout entière. Je veux avoir le cœur net de cette affaire. Je vais dormir jusqu’à une heure du matin. Ce repos de quelques heures me donnera les forces nécessaires. Près de quatre heures de sommeil, c’est plus qu’il ne m’en faut.

Là-dessus, il s’étendit tout habillé sur son lit et s’endormit presque aussitôt.

A une heure précise, il s’éveilla.

Il sauta d’un bond hors du lit et fit, en toute hâte, ses préparatifs de départ. Il mit des provisions de bouche dans sa gibecière, attacha sa hache américaine à sa ceinture, passa son fusil en bandoulière et prit son bâton de montagnard. Au lieu de sortir du logis, il se dirigea vers le fond de la grotte, une lanterne allumée à la main.

Il siffla ses chiens et appela ses ours ; les uns et les autres accoururent ; mais quand les ours virent la direction que prenait leur maître, ils hésitèrent d’abord, refusèrent d’aller plus loin, et, finalement, retournèrent se coucher.

— Voilà qui est étrange, murmura Marcel. Tout prouve cependant que c’est par cette voie que ces animaux sont venus ici. Que signifie la répugnance qu’ils éprouvent à refaire un chemin qu’ils doivent connaître ? Les ours ont la mémoire longue. Ceux-ci ont peut-être été chassés et n’ont échappé que par miracle à ceux qui les ont blessés. Ce doit être cela. Qu’ils dorment tranquilles ; je n’ai pas besoin d’eux pour me guider. En avant !

Et il se remit en marche.

Où allait-il, et comment cette pensée, qu’il n’avait jamais eue jusqu’alors, lui était-elle venue si subitement d’explorer la grotte dans toute son étendue ? Comment surtout cette idée avait-elle surgi à l’improviste et presque subitement dans son esprit ?

C’est ce que nous allons, en quelques mots, faire savoir au lecteur.

Plus de deux mois s’étaient écoulés depuis l’orage pendant lequel il avait eu ou cru avoir l’hallucination. Il n’y songeait plus, lorsqu’en allant prendre le saloir dans le compartiment éloigné où il était relégué, il avait tout à coup aperçu, sur le sable fin de la grotte, des pas d’homme profondément imprimés. Les uns se dirigeaient vers la sortie, les autres, au contraire, s’enfonçaient dans les profondeurs de la grotte.

Marcel avait le pied étroit, un peu long et fortement cambré ; il était chaussé de bottes sans clous. Les pas qu’il avait aperçus étaient un peu larges, assez petits et portaient l’empreinte de souliers ou de bottes à talons garnis de clous nombreux, de même que les semelles. Ces traces n’étaient donc pas les siennes ; d’ailleurs, s’il avait hésité en les apercevant près du compartiment, le doute n’était plus permis, car jamais, depuis qu’il avait découvert la grotte, il ne s’y était enfoncé aussi profondément qu’il l’était en ce moment.

Il n’avait donc pas rêvé ; il n’avait pas eu d’hallucination. L’homme au burnous avait réussi, Marcel ignorait encore par quels moyens, à parvenir jusqu’à lui ; et le long entretien qu’il avait eu avec son vieil ami était bien réel.

L’homme au burnous lui avait donné la potion qu’il avait bue ; il avait ensuite vidé la tasse lui-même, afin de laisser le malade dans le doute et lui faire croire qu’il avait été le jouet de la fièvre.

Mais pourquoi avait-il agi ainsi ? Pourquoi, depuis deux mois, n’était-il pas revenu ? Le chemin qu’il avait suivi s’était-il écroulé ou bien lui-même s’était-il égaré dans cette grotte, dont les dimensions paraissaient alors immenses à Marcel ? Y était-il mort misérablement en s’en retournant ?

L’inquiétude du jeune homme était grande. Quoi qu’il en fût, les traces laissées dans le sable étaient profondes, bien marquées ; la pointe du bâton ferré du vieux montagnard formait une série de trous placés à distances égales.

Dans cet immense souterrain où l’air ne circulait que difficilement et en quantité tout juste suffisante pour permettre de respirer sans souffrir, ces traces devaient durer un siècle sans s’effacer. Marcel n’avait qu’une chose à faire pour découvrir la vérité, c’était de les suivre servilement, sans s’écarter ni à droite ni à gauche ; il le fit.

Après une heure de marche environ, il atteignit une espèce de carrefour sur lequel plusieurs galeries s’ouvraient dans des directions différentes. Là, l’homme au burnous s’était arrêté ; il s’était assis sur une pierre assez large, sur laquelle, avec du charbon, il avait marqué certaines lignes correspondant avec d’autres semblables tracées sur les parois d’une galerie.

Le vieillard cherchait évidemment son chemin. Il tâtonnait et prenait, autant que possible, des points de repère, afin de ne pas s’égarer.

Du reste, pendant son exploration, Marcel trouva plusieurs indications semblables tracées au charbon sur les parois des galeries. Il découvrit même, de distance en distance, plusieurs torches à demi consumées.

Il continua à suivre ces traces et arriva à un second carrefour presque semblable au premier. Seulement les galeries étaient moins nombreuses, et les voûtes étaient basses.

Il s’arrêta pendant une demi-heure, pour changer la bougie de sa lanterne et surtout pour se reposer un peu. Il marchait depuis plus de trois heures sous ces voûtes humides et commençait à se fatiguer sinon physiquement au moins moralement ; il lui semblait qu’il n’arriverait jamais au bout de cette course fantastique ; de plus, l’air lourd et vicié lui donnait des nausées et lui causait des bourdonnements dans les oreilles.

Il avala d’un trait un grand verre de cidre, ce qui le remit complètement.

Il repartit alors, suivi par ses chiens. Les bonnes bêtes semblaient tristes ; elles ne couraient et ne jouaient pas comme elles en avaient l’habitude. Les fidèles animaux subissaient aussi l’influence du lieu dans lequel ils se trouvaient.

Le souterrain avait du reste pris bientôt un aspect tout nouveau. Au sol sableux avaient succédé des amoncellements de quartiers de roches qui rendaient la marche très difficile. Marcel, depuis longtemps déjà, entendait par intervalles de sourds grondements ressemblant, à s’y méprendre, aux roulements continus d’un tonnerre lointain.

Ces bruits, d’abord très éloignés et à peine perceptibles augmentaient à chaque instant d’intensité et se changèrent bientôt en un effroyable grondement, dont le fracas dépassait de beaucoup l’éclat foudroyant de plusieurs batteries d’artillerie de gros calibre tirant ensemble à pleine volée.

Les traces de charbon marquées sur le mur continuaient à lui tracer la route, quand, tout à coup, il s’arrêta et poussa un cri d’admiration devant le spectacle grandiose et majestueux qui s’offrit soudain à ses regards.

Il avait débouché à l’improviste dans une salle immense, dont la voûte était si élevée qu’elle n’était pas visible. Au fond de cette salle toute constellée de stalactites, la lumière se reflétait dans les innombrables facettes de ces diamants féeriques et répétait toutes les nuances du prisme. D’une hauteur de sept à huit mètres tombait une nappe d’eau écumante, large de cinq mètres au moins et formant sur le sol une espèce de lac, d’où sortait en grondant un ruisseau large et profond, qui, quelques pas plus loin, se subdivisait en plusieurs autres cours d’eau.

D’où venait cette majestueuse chute, cette source inconnue ? Marcel l’ignorait ; il ne chercha même pas à le deviner, certain d’avance qu’il ne trouverait pas d’explication suffisante.

Il continua à suivre le cours d’eau principal jusqu’à une autre salle où il se subdivisait encore et suivait des directions sensiblement parallèles.

Plus il avançait, plus la voûte s’abaissait ; elle n’avait plus que trois mètres de hauteur à peine.

Les indices du passage de l’homme au burnous continuaient. Marcel plongea sa main dans le ruisseau. Cette eau, d’une transparence inouïe, était d’un froid glacial, qui le fit frissonner.

Il arriva à une salle basse, où le ruisseau, assez large, ne laissait, à droite et à gauche, qu’une étroite bande de terre.

Il s’arrêta.

Il réfléchit quelques instants et se trouva assez embarrassé. Devait-il aller plus loin ? Il s’était mis en marche à une heure du matin, et sa montre marquait sept heures et demie. Depuis près de sept heures, il marchait ainsi dans les ténèbres. Le chemin qu’il avait fait devait être considérable, et il n’avait fait que constater l’immensité de la grotte, dont il n’occupait qu’une partie insignifiante. Il s’attendait à d’autres surprises ; les traces marquées en noir contre la paroi l’engagèrent à continuer et à aller jusqu’au bout.

— En somme, se dit-il, je dois avoir fait la plus grande partie du trajet. Puisque l’homme au burnous l’a accompli tout entier, pourquoi, moi qui suis jeune et vigoureux, n’en ferais-je pas autant que ce vieillard que rien n’a pu rebuter ? Je suivrai cet exemple, ne fût-ce que pour savoir à quel point aboutit cet immense souterrain. L’eau que je suis depuis si longtemps s’est évidemment creusée une issue ; c’est cette issue qu’il m’importe de découvrir. Plus tard, je pourrai en avoir besoin et être heureux de m’en servir.

Bref, le jeune homme, toutes réflexions faites, résolut de continuer son aventureuse exploration.

Il se remit en marche.

Le souterrain se rétrécissait de plus en plus ; la bande de terre sur laquelle il s’avançait avait à peine un mètre de large. Du côté opposé, l’eau s’avançait jusque contre la paroi. La voûte s’abaissait de telle sorte que, pendant près d’un quart d’heure, il fut contraint de marcher presque courbé en deux. Le sol était devenu humide, boueux et glissant ; Marcel n’avançait qu’avec une difficulté extrême, et c’était uniquement grâce à son bâton qu’il parvenait à conserver l’équilibre.

Tout à coup, sans que rien le lui fît prévoir, la voûte se releva presque subitement à une grande hauteur, et le jeune homme déboucha dans une vaste salle, au milieu de laquelle le ruisseau, assez large en réalité, paraissait être fort étroit.

Là, une surprise l’attendait. Sur le sol redevenu sableux, au lieu des pas de l’homme au burnous. Marcel découvrit les traces de plusieurs personnes, huit ou dix au moins, parmi lesquelles, il reconnut les empreintes mignonnes de pas de femmes.

Ces personnes, quelles qu’elles fussent, avaient accompagné l’homme au burnous ; elles s’étaient arrêtées là ; elles s’y étaient assises sur des quartiers de roche, y avaient pris un repas ; Marcel s’en assura en remarquant une grande quantité de reliefs de toutes sortes, que les chiens se hâtèrent de faire disparaître. La trace des pas, parfaitement marquée sur le sable humide, indiquait que la société entière, après un séjour plus ou moins prolongé, avait repris la même route qui l’avait amenée en ce lieu.

Seul, l’homme au burnous s’était aventuré plus loin ; il n’avait dû revenir qu’après le départ des autres personnes, car la marque de ses pas se superposait à celles de ses compagnons, et souvent même les effaçait.

Bon ! murmura Marcel, mon vieil ami n’a pas tenté seul son expédition ; d’autres personnes qui s’intéressent à moi ont voulu le suivre. Sans doute, ce n’est qu’ici que, sur ses instances, elles ont renoncé à poursuivre plus loin une exploration fatigante et périlleuse et se sont décidées à rebrousser chemin. Quelles sont les femmes qui faisaient partie de cette troupe ? Ma sœur sans doute, et ma mère adoptive, cette chère maman Jeannette, et Mariette, ma sœur de lait. Elles seules m’aiment assez pour me donner cette preuve de dévoûment. Pauvres chères adorées, ajouta-t-il les yeux pleins de larmes, qu’elles soient bénies pour cette amitié qu’elles me conservent !… Mais où suis-je donc ici ? A quel endroit débouche cette grotte, pour que mes amis aient eu la pensée de l’explorer ? Je veux le savoir. Allons, courage, et en avant !

Et il se remit en marche avec une nouvelle ardeur.

Il n’était plus seul. La pensée de ses amis lui tenait compagnie ; leurs traces semblaient lui dire :

— Courage, Marcel. Nous ne t’avons pas oublié ; nous t’aimons toujours.

Il riait et pleurait à la fois sans se rendre compte du sentiment de bonheur qui faisait tressaillir tout son être.

Sa fatigue était oubliée. Les yeux fixés sur les empreintes qui apparaissaient de temps en temps dans les parties sablonneuses qui séparaient les entassements de quartiers de roches, il allongeait le pas sans regarder ni à droite ni à gauche ; il voyait et vivait, pour ainsi dire, en ce moment, avec les yeux du cœur. Toute sa vie passée se retraçait en caractères de feu dans sa pensée. Parfois, il avait envie de crier, d’appeler ses amis, se figurant qu’ils étaient là, invisibles, et répondraient à son appel.

Il traversa ainsi plusieurs salles, sans presque s’en apercevoir, et tout à coup il vit le jour devant lui, assez près, et dans plusieurs directions à la fois.

Il s’arrêta ; la sueur coulait sur son visage ; son cœur battait à rompre sa poitrine ; la respiration lui manquait.

Il se laissa tomber sur un des quartiers de roches qui encombraient la galerie et retardaient sa marche, et il attendit que l’émotion qui le maîtrisait se fût un peu calmée.

Au bout de dix minutes, il se leva et se remit en route.

Un quart d’heure plus tard, il traversait une vaste salle soutenue par un colossal pilier naturel et s’ouvrant sur le ciel tout ensoleillé ; puis il parvint sur une plate-forme, au-dessus d’une magnifique cascade qui bondissait de roc en roc et descendait dans une admirable vallée cerclée de hautes montagnes.

Surpris, enivré par le magnifique paysage qui se déroulait sous ses yeux, il aspirait par tous les pores l’air frais et embaumé du matin.

Tout à coup, il poussa un cri de joie et de surprise.

Ce panorama splendide lui était depuis longtemps familier. Il venait enfin de le reconnaître.

— La vallée d’Entremont ! s’écria-t-il, la montagne du Haut-du-Seuil, les sources du Guiers-Vif !

« Ces sources dont personne ne connaît le point d’origine, je les ai vues, je les ai côtoyées pendant plusieurs heures, dans les entrailles de la terre. C’est dans la grotte même où elles prennent naissance que j’habite ! Quelle singulière destinée que la mienne ! J’avais là, près de moi, à ma disposition, le moyen de sortir de ma captivité, et jamais la pensée ne m’est venue d’explorer ce mystérieux souterrain, à l’entrée duquel la Providence m’avait, pour ainsi dire, conduit par la main ! Mais, puisque Dieu en avait décidé autrement, que sa volonté soit faite !

Il s’assit sur la plate-forme et regarda sa montre.

— Neuf heures ! fit-il. Il m’a fallu huit heures d’une marche ininterrompue pour atteindre l’issue du souterrain. Maintenant, je puis me reposer à mon aise.

Il ouvrit sa gibecière et étala ses provisions devant lui.

— J’ai faim, dit-il en riant ; j’ai bien gagné mon déjeûner.

Il mangea, entouré de ses chiens ; mais il était distrait, s’arrêtait à chaque instant pour admirer le paysage et nommer, les uns après les autres, les endroits qu’il connaissait. Puis il devenait pensif et se laissait aller à de longues rêveries.

Il demeura ainsi longtemps, car il ne se lassait pas d’admirer ce splendide spectacle.

Enfin, un peu avant midi, il referma sa gibecière et se leva.

Au même instant il vit quelque chose briller dans l’herbe ; il se baissa vivement et ramassa une petite croix d’or bien simple. Il la reconnut aussitôt. Lui-même l’avait donnée à sa sœur de lait, lorsqu’elle avait fait sa première communion.

— Chère petite croix ! dit-il avec émotion, en la baisant à pleine bouche ; oh ! je te conserverai sur mon cœur ! Mariette doit être bien triste de l’avoir perdue ! Si elle savait que c’est moi qui t’ai trouvée, elle serait heureuse, car elle m’aime bien, la chère et douce ! je te rendrai moi-même à ta propriétaire, jolie petite croix !

Il s’arrêta.

— Que dois-je faire ? murmura-t-il. Si je le veux, je puis être aux Alouettes dans quelques heures. Comme ils seraient heureux de me revoir !

Il fit un mouvement comme pour s’engager dans le sentier qui s’étendait en longs lacets perpendiculaires à la cascade et descendait dans la vallée ; mais il s’arrêta aussitôt.

— Non ! dit-il, je ne puis faire cela. Si je partais, qui sait quand je pourrais revenir ? Mes animaux mourraient de faim. Ce serait, de ma part, une mauvaise action, un crime. Je connais la route maintenant ; il me sera aisé de revenir ici quand je le voudrai ; mais je ne dois pas oublier ceux qui m’ont aidé à supporter la douleur et m’ont sauvé du désespoir. Peut-être trouverai-je le moyen de les emmener avec moi. Sinon, j’attendrai. Ce n’est pas pour rien d’ailleurs que l’homme au burnous est venu me trouver ; ce n’est pas en vain qu’au lieu de m’engager à le suivre, il m’a dit en me quittant : « Sois patient… » Je serai patient ; je ne veux pas me créer des remords pour l’avenir. Il ne s’agit que d’animaux, cela est vrai ; mais ceux-là se sont montrés pour moi des frères, des amis dévoués. Nous devons vivre ou périr ensemble.

« N’ai-je pas, pour me faire prendre patience, les paroles de mon vieil ami et surtout la petite croix d’or de ma chère Mariette ? Quand je serai triste, je n’aurai qu’à baiser ce bijou adoré, et mon courage renaîtra. Donc, pas de faiblesse ! Le devoir avant tout ! Je suis homme, j’agirai comme doit le faire un homme de cœur. »

Il ôta son bonnet, se tourna à demi du côté de l’horizon, où, derrière les hautes montagnes, se cachait la ferme des Alouettes, et cria à pleine voix :

— Vous tous que j’aime, à bientôt ! Au revoir !

Il siffla alors ses chiens et rentra résolûment dans la grotte.

Marcel avait remporté une grande victoire sur lui-même, et, comme il l’avait dit, il venait de prouver qu’il était bien véritablement un homme.

Il ne tâtonna pas, cette fois. Les points de repère étaient nombreux, et son chemin était tout tracé.

Au retour, le chemin lui parut plus court qu’à l’aller. Quand il fut au tiers du souterrain, il rencontra ses ours et ses loutres, qui, inquiets de sa longue absence, s’étaient mis à sa recherche. La vue de ces animaux si aimants, et dont la joie en le retrouvant fut si grande, lui causa une profonde émotion.

Il arriva à sa demeure vers huit heures du soir.

Il prépara son dîner, fit une tournée dans la basse-cour, l’écurie, la bergerie et les volières. Après s’être acquitté des devoirs pressants, s’être assuré que tout était en ordre et avoir renouvelé à chacun ses provisions de bouche, il se mit enfin à table.

Comme il avait grand appétit, il mangea bien, partageant son repas et causant, selon sa coutume, avec ses commensaux ordinaires ; puis, le dîner terminé, au lieu de prolonger sa veillée, ainsi qu’il le faisait chaque soir, il se mit aussitôt au lit et ne fit qu’un somme jusqu’au lendemain.

Jamais, depuis son arrivée sur la corniche, il n’avait si bien dormi.

Le lendemain, il se leva frais et dispos et reprit ses travaux ordinaires, comme si rien d’extraordinaire n’avait eu lieu.

Depuis qu’il avait trouvé une issue, sa captivité ne lui pesait plus, car il était maître de la faire cesser quand cela lui plairait.

Une prison n’existe qu’à la condition qu’on ne puisse pas en sortir, si grande qu’elle soit du reste. Un rocher d’une lieue carrée, au milieu de la mer, n’est pas une prison pour qui peut en sortir et y rentrer à sa guise. Parfois même, il semble trop grand.

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