Le Robinson des Alpes
CHAPITRE XIII
Dans lequel Marcel prépare tout pour l’exécution des plans
que depuis longtemps il avait conçus.
Le lendemain matin, ainsi qu’il se l’était promis, au point du jour, Marcel se leva, fit sa toilette habituelle, puis, après avoir mangé un morceau et bu un bol de lait chaud, il reprit le chemin de la hutte, suivi à distance par Petiote et ses deux petits. Quant aux ours, ils le suivirent d’un regard pétillant de malice, mais, comme il ne les avait pas appelés, ils n’abandonnèrent pas la litière sur laquelle ils étaient mollement étendus.
Le jeune solitaire avait hâte d’arriver ; il prévoyait que ses recherches seraient longues, car elles devaient être faites avec le plus grand soin ; et il serait peut-être obligé de bouleverser complètement le hangar de haut en bas. Quant à la hutte, il n’y avait pas à s’en préoccuper : un simple coup d’œil avait suffi la veille à Marcel pour s’assurer que les rouleaux ne s’y trouvaient pas.
A peine avait-il commencé ses investigations qu’il trouva deux bâts complets jetés dans un coin et recouverts d’une espèce de prélart en toile goudronnée imperméable ; tout auprès se trouvaient plusieurs cordes lovées en rond, qui n’étaient autres que des prolonges.
— Bien ! je comprends tout maintenant, dit-il. Ce brave pâtre avait deux ânes dont il s’est servi pour ses aménagements et en particulier pour le transport de la table de l’établi. Quand il n’a plus eu besoin d’eux et qu’ils ont été un peu refaits, il les aura reconduits dans la vallée ou il les aura vendus ou laissés dans une ferme. Ces bâts me sont inutiles ; le cuir seulement me servira ; je le découperai en lanières. Il se remit aussitôt à la recherche des rouleaux. Après quelques instants, quand il enleva les prolonges, il découvrit qu’elles étaient posées sur une roue ferrée qui, selon toute probabilité, avait dû servir à une brouette de grande dimension. Cette roue n’était pas neuve ; elle était même fort détériorée ; mais avec un peu de travail et d’habileté, il était facile de la réparer et de la mettre en état de servir : le cercle et les ferrements en étaient en excellent état.
Sa bonne étoile lui ayant fait trouver la roue désirée, le problème était résolu ; rien ne devenait plus simple que la fabrication d’une brouette.
Puis il mit la roue sur son épaule et, pliant le prélart, il abandonna provisoirement ses recherches afin de transporter à la grotte ces deux objets précieux. Poussé par nous ne savons quel pressentiment, dont lui-même ne se rendait pas compte, il voulait s’assurer sans retard la possession de ces choses. On eût dit qu’il craignait qu’un accident quelconque ne vînt les lui ravir et l’en priver.
Il prit les prolonges et les déroula ; elles avaient chacune trois mètres de long et toutes deux se composaient d’une double corde terminée par un crochet de fer. A l’autre bout elles étaient reliées entre elles par une double ceinture en cuir assez large, dont une partie était destinée à serrer la poitrine, et l’autre, située un peu plus loin, devait se placer sur le dos de l’animal et se rattacher sous le ventre.
Tel n’était plus le cas ; les ânes manquaient. Marcel enleva la seconde ceinture devenue inutile, et la rattacha à la première par son extrémité de manière à ce que, la plaçant sur son épaule, il pût tirer plus aisément.
Il prit alors des prolonges, et avec l’aide d’un marteau, il fixa solidement le crochet de fer dans la table, puis posant la prolonge sur son épaule droite, il tira vigoureusement. La table obéit à l’impulsion et avança assez facilement.
Marcel aurait pu, à la rigueur, sans grande fatigue, opérer lui-même ce transport ; mais cela lui aurait pris beaucoup de temps, car il eût été obligé de s’arrêter à chaque instant pour présenter un nouveau rouleau sous le plateau en remplacement de ceux qui s’échappaient par derrière, au fur et à mesure que le trajet s’effectuait. Les deux ours suivaient avec une grande curiosité l’opération exécutée par Marcel et semblaient y prendre un vif intérêt. Le jeune homme installa alors la seconde prolonge, et, se tournant vers ses ours :
— Venez m’aider, madame Gigogne, dit-il en riant, et vous aussi, mon ami Pierrot. Et il leur présenta à chacun une courroie. Les deux animaux obéirent aussitôt sans se faire prier. Leurs petits yeux pétillaient de joie et d’intelligence. Ils s’approchèrent, se dressèrent sur les pieds de derrière, prirent chacun la courroie que leur présentait leur maître, et la posant sur leur épaule, comme ils lui avaient vu faire, ils tournèrent la tête vers Marcel et le regardaient comme pour lui demander de nouveaux ordres.
— A la bonne heure ! dit Marcel en riant et en les caressant, vous êtes de bonnes bêtes, bien obéissantes. Et étendant le bras :
— Allez, mes bellots ! ajouta-t-il. Les deux animaux, qui probablement n’attendaient que cet ordre, se mirent aussitôt en marche, d’un pas relevé, sans paraître le moins du monde embarrassés et comme s’ils n’avaient traîné qu’un brin de paille.
Le trajet dura une heure à peine ; et encore, Marcel, dans son intérêt propre et dans celui de ses animaux, modérait-il un peu leur ardeur et leur fit-il faire quelques haltes afin de leur donner des abricots et des cerises dont il avait fait provision.
Marcel fit arrêter ses bêtes près de la grotte, à une vingtaine de pas au moins de l’endroit où il se proposait d’élever sa bâtisse.
Cette nouvelle installation ne fut ni longue ni difficile ; en moins de deux heures il la mena à bien.
Le repas de Marcel se composa ce jour-là d’une soupe à l’oseille, d’un quartier de chevreau rôti, d’un morceau de jambon, d’un peu de fromage de sa fabrication et de crêpes ; les pommes de terre remplaçaient le pain ; les abricots et les cerises dont les arbres étaient couverts constituaient le dessert.
Rien de plus pittoresque d’ailleurs que l’aspect de l’intérieur de la grotte, pendant que Marcel y prenait son repas du soir à la lueur de sa lampe primitive. La lumière, reflétée par les stalactites pendues à la voûte, se multipliait à l’infini, et changeait ce maigre éclairage en une illumination féerique ; grâce à ces reflets multipliés on voyait danser sur les murailles calcaires les grandes ombres bizarrement reproduites de tous les hôtes de ce pandémonium étrange.
Lorsque le repas fut terminé, Marcel se hâta d’enlever le couvert ; la table complètement débarrassée, il disposa ses outils, alla prendre la roue et commença à la réparer. C’était un travail assez minutieux, et qui eût semblé fort difficile à tout autre qu’au jeune homme, qui, souvent, à la ferme des Alouettes, avait entrepris des travaux de charronnage bien autrement compliqués que celui auquel il se livrait en ce moment.
Quand il eut enfin terminé, vers onze heures du soir, la roue était presque neuve et d’une solidité à toute épreuve.
Il se coucha alors et ne fit qu’un somme jusqu’à l’heure de son lever. Il est vrai que les fatigues de la journée avaient été grandes.
Le lendemain, sa toilette faite, ses chèvres traites, il s’occupa, selon son habitude, de son jardin jusqu’à l’heure de son déjeûner.
Du reste, c’était cette régularité dans ses occupations qui lui permettait de faire tant de choses. Il déjeûna vivement, puis, sans songer à se reposer, comme il le faisait parfois vers midi, il entra sous sa tente et se remit au travail. Il s’agissait maintenant de fabriquer le corps de la brouette.
Ce travail lui prit toute la journée. Lorsque la nuit le surprit, il avait déjà assemblé les pièces, de telle sorte que son œuvre était très avancée et que deux heures tout au plus lui suffiraient le lendemain pour la terminer. La brouette était large, de grande dimension, à panneaux mobiles de façon à pouvoir les ôter ou les remettre suivant la nature des objets à transporter. Le soir, après son repas, Marcel devint vannier. Le moment de la récolte approchait ; non seulement le blé semé à l’automne dernier n’allait pas tarder à mûrir, mais il avait semé lui-même, dans le terrain derrière la hutte, du blé de printemps dont il avait trouvé la graine dans son sac ; le champ commençait déjà à jaunir. Le jeune homme avait résolu de fabriquer plusieurs grandes corbeilles en se servant pour cela de jeunes pousses de châtaigniers fendues dans leur longueur. Dans ces paniers tressés il renfermerait sa récolte : le blé, l’orge, le seigle, le sarrasin, les noix et les châtaignes. Il voulut d’abord faire un van, dont il aurait grand besoin après la moisson. Ce fut à confectionner cet instrument qu’il passa sa soirée ; mais malgré son ardeur au travail, il ne put terminer le même soir. Il était dix heures passées quand il éteignit la lampe. Le lendemain, la brouette fut terminée en deux heures. Il l’essaya aussitôt ; elle roulait bien, et malgré ses dimensions un peu grandes, elle était fort légère et était établie de façon à soutenir les plus lourds fardeaux.
Il s’agissait maintenant d’établir un chantier de construction à proximité de la sorte d’annexe qu’il voulait ajouter à la grotte, car il lui importait d’avoir sous la main les matériaux qu’il comptait employer. L’emplacement fut bientôt choisi ; les bois seraient empilés contre les rochers mêmes, à une vingtaine de pas au plus du point où s’élèverait la construction. Marcel n’aurait ainsi du côté du lac que quelques pas à faire pour s’approvisionner des pierres dont il aurait besoin. Le jeune architecte fit alors son devis.
L’annexe aurait une profondeur de dix mètres sur six de largeur en dedans des murailles. La façade aurait quatre fenêtres séparées par une porte très large et très haute. Sur le côté appuyé aux rochers, il n’y aurait pas d’ouvertures autres que l’entrée de la grotte, mais sur l’autre il y en aurait quatre avec une petite porte, donnant accès dans la basse-cour. Au-dessus de chaque porte il placerait un œil-de-bœuf en forme d’imposte.
La seule difficulté était de mettre le sol du bâtiment de niveau avec celui de la grotte. Il fallait avant tout remédier à ce grand inconvénient et établir un niveau égal dans les deux corps de logis.
Il aurait pu procéder immédiatement aux travaux préliminaires de l’aire sur laquelle il voulait établir sa construction ; il préféra aller d’abord à la recherche des arbres qui lui seraient nécessaires. Il s’agissait de les abattre, de les scier et de les transporter à son chantier. Il pourrait ensuite se mettre à l’œuvre, avec tous ses matériaux sous la main ; il ne serait pas obligé de s’interrompre et de perdre ainsi un temps précieux. Il lui importait en effet de mener rondement ses travaux s’il voulait que sa construction fût terminée avant la mauvaise saison.
Sa hache sur son épaule et suivi de ses animaux, chiens et ours, qui avaient pris l’habitude de l’accompagner dans toutes ses courses, il prit la direction du petit bois.
Ce bois de sapins était le second que le jeune homme avait traversé quand, le lendemain du jour où il avait accompli le périple de la corniche, il avait reconnu l’impossibilité d’en sortir et s’était mis en route pour visiter ce domaine dont il devenait bien malgré lui le seigneur et maître. C’était en sortant de ce bouquet d’arbres qu’il avait pour la première fois aperçu le magnifique et pittoresque paysage qui, tout à coup, s’était déroulé devant lui avec son lac, ses plaines et ses prairies verdoyantes.
Marcel conservait un bon souvenir de ce bois à l’orée duquel il avait cueilli ses premières fraises ; et il n’oubliait pas que c’était en en sortant qu’il avait senti l’espoir rentrer définitivement dans son cœur. Le trajet n’était pas long : quelques minutes suffirent pour arriver ; le jeune homme commença aussitôt l’inspection minutieuse des arbres, et marqua avec soin ceux qui lui convenaient en leur enlevant un morceau d’écorce.
Marcel commença l’abatage. Les pauvres arbres, coupés au ras du sol, ne tardèrent pas à tomber les uns sur les autres sous les coups répétés du jeune bûcheron.
Il lui fallut cinq jours entiers pour abattre et ébrancher cent cinquante arbres.
Il les scia ensuite sur place en les posant sur un chevalet qu’il s’était fait tout exprès. Ce nouveau travail exigea six jours : trois autres journées lui suffirent pour ramener les rondins et les empiler dans son chantier. Il avait achevé sa besogne en quatorze jours et demi, pendant lesquels il avait à peine pris quelques instants de repos.
Il était accablé de fatigue, mais son ardeur était telle qu’il ne le sentait pas. Il ne voulut pas se reposer ; pendant deux jours encore il roula dans sa brouette des pierres, qu’il choisissait avec soin dans la plaine et sur les bords du lac, pierres et fragments de roches, plats et autant que possible de même dimension. Il ne cessa que lorsqu’il eut complété un amas considérable de ces matériaux. Il était radieux et allait donc enfin pouvoir commencer la construction depuis si longtemps projetée !