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Les colombes poignardées: roman

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PAROLES DANS LA FUMERIE

Le poète Jean Noël, sur la natte où il fumait, se souleva un peu ; il posa la pipe d’ivoire, incrustée d’argent, sur le plateau qui était devant lui et il dit :

— Que les peuples soient en guerre, ceci est encore le moindre des maux. D’aussi loin que nous pouvons remonter dans le cours des âges, nous voyons que les hommes sont naturellement des guerriers. De tout temps les nations se sont jetées les unes contre les autres, non pour de profonds intérêts de races, mais pour des fantaisies de souverains ou des spéculations de financiers, Des millions d’hommes se battent et meurent pour les intérêts d’une minorité et ne protestent pas. Même ils attribuent à cette duperie un sens glorieux. C’est que la guerre est un état naturel. Il ne faut ni s’étonner ni s’enrager à l’extrême des maux apparents que nous lui voyons causer. Il faut craindre seulement ses maux invisibles.

Le poète Jean Noël prit au bout d’une aiguille une gouttelette noire d’opium, il l’offrit à la flamme de la lampe rougeâtre, il la fit se gonfler et fumer, il la roula avec un soin amoureux et, quand elle adhéra à la pipe, il reprit :

— Si les hommes consentent à mourir en grand nombre, sans intérêt direct, sans espérance immédiate, c’est que leur instinct leur enseigne, à défaut de raison, que la vie est misérable, et que la mort est une intervention sans grande importance que l’on peut risquer sans but, parce que l’on court le risque tous ensemble et que les musiques militaires vous enivrent. La perte des vies n’est pas ce qu’il faut redouter dans la guerre. Bien plus que les mitrailleuses, les shrapnells d’obus, les bombes incendiaires, les torpilles et les mines flottantes, bien plus que les tétanos, les typhus, les choléras ou les pestes qu’engendrent les grandes agglomérations humaines sans hygiène, nous devons craindre l’épidémie du mal qui va se répandre dans nos âmes. La petite supériorité que nous avions eu tant de peine à acquérir est meurtrie et abîmée. Ce faisceau choisi de nos sensibilités, que nous avions cultivé en nous avec tant de soins, va se faner comme un bouquet dont on ne renouvelle pas l’eau. Ce qui nous faisait bons et artistes risque d’être détruit par le souffle de mal qui vient de la guerre.

Comme si, pour remédier à cette destruction morale, un cordial était nécessaire, le poète Jean Noël, ayant placé sa pipe sur la lampe, aspira longuement plusieurs bouffées, dont il rejeta avec lenteur la fumée.

— C’est à mon tour, dit une femme que personne ne connaissait et qui était déjà venue plusieurs fois. Elle n’avait jamais parlé, et fumait sans cesse.

— Il me semble que je l’ai connue autrefois au quartier latin, avait dit d’elle, en matière d’introduction, le peintre Dante qui l’avait amenée.

Il y avait aussi là, couchés sur les divans ou les tapis, Jacqueline qui espérait trouver l’oubli de son chagrin, deux êtres indistincts et sans forme, tout au fond de la pièce, et un homme d’aspect joyeux qui ne fumait jamais et ne venait que pour faire des études de mœurs, disait-il, en réalité dans l’espoir de bonnes fortunes faciles.

Polly et Dolly étaient immobiles, pelotonnées dans un coin, l’une contre l’autre. De temps en temps, un de leurs deux visages ingénus apparaissait hors de l’ombre, fixait sur tout le monde des yeux étonnés, puis disparaissait à nouveau, et l’on comprenait sans le voir qu’il retournait à la douceur du baiser. Le peintre Dante, dans un kimono trop long, servit le thé. Parfois il s’arrêtait et, désignant de sa main tendue, soit le reflet de la lanterne chinoise sur une étoffe ancienne, soit un pied nu qui émergeait d’un peignoir, soit l’ensemble des choses qui se présentaient à ses yeux, il disait :

— Hein ? Est-ce assez joli de couleur ?

Et son habitude d’admirer la couleur des choses dans ce lieu où régnait une ombre perpétuelle était si grande que parfois, couché sur le dos, venant d’aspirer une pipe et la savourant, il fermait les yeux et disait encore :

— Est-ce assez joli de couleur ?

Le bruit des tasses s’arrêta, un baiser de Polly à Dolly passa comme un petit souffle de tendresse, et le poète Jean Noël reprit encore :

— Nous assistons dès maintenant à la renaissance du mal. Si la guerre a suscité des héroïsmes assurément admirables, elle a développé dans l’âme humaine une puissance de mal bien plus grande. Nos beaux rêves d’autrefois sont remplacés par des imaginations meurtrières et sanglantes. Quand je me réveille la nuit, mes vœux deviennent des images, et je vois au loin des millions d’Allemands culbutés, des canons qui sèment la mort parmi eux, des flottes entières qui coulent avec leurs équipages. Ces rêves sont cruels et douloureux, ils sont le signe de la passion et non de la supériorité. N’avez-vous pas remarqué autour de vous, dans les petites actions de la vie, une activité inaccoutumée du mal. De toutes parts, les lettres anonymes, les dénonciations affluent. Beaucoup de gens, qui sont d’excellents patriotes, sont accusés, sans une ombre de prétexte, d’espionnage au profit de l’Allemagne, uniquement parce que leur visage déplaît au locataire qui habite en face leur appartement. D’autres sont obligés d’aller chez le commissaire de police, de montrer leurs papiers, d’établir que de père en fils ils sont de lignée française, parce que leur concierge n’a pas de sympathie pour eux. Des rancunes cachées éclatent, des haines qui couvaient se donnent libre cours. On calomnie avec plus de facilité, on accuse pour rien. On annonce volontiers que tel ami a une jambe coupée, que tel autre est mort, et une joie secrète perce sous une hypocrite affliction. La mort est devenue familière, la catastrophe est devenue l’élément quotidien, et au lieu de souffrir dans cet élément, l’humanité s’y meut avec une aisance inattendue, semble s’y complaire et s’y délecter. Toutes les espérances formées par les idéalistes humanitaires viennent de s’écrouler. Les hommes n’évoluent pas vers le bien. Ils sont mauvais. Ils ont pris pour s’en aller vers le progrès une voie qui est une erreur. Nous sommes sur un faux chemin. Nous faisons partie d’une humanité manquée puisque tout l’effort moral accompli aboutit à ce que nous voyons à présent.

Polly souleva sa tête ébouriffée comme pour témoigner par sa surprise que le mal avait des exceptions. Un des êtres obscurs qui étaient dans un coin et que l’on ne voyait pas, dit :

— Mais non, la guerre est une manifestation de l’amour.

Un silence s’établit. On attendait une explication. Elle ne se produisit pas.

Jean Noël parla à nouveau :

— Si nous voulons garder la petite somme de sensibilité que nous avons acquise, cette richesse précieuse qui nous fait goûter la qualité des émotions, la beauté des arts, il faut que notre esprit demeure inattentif aux choses horribles de la guerre. Je suis décidé à ne plus lire les journaux et à m’enfuir en courant lorsque je rencontrerai dans la rue quelqu’un qui voudra me faire un récit de bataille. Je veux que les échos des atrocités expirent à ma porte. Je sortirai de chez moi le moins possible pour ne pas connaître davantage que les hommes s’en reviennent vers la sauvagerie de leurs aïeux. Je protégerai mon rêve ancien, je vivrai avec lui seul, je le défendrai contre la tristesse de ce temps. Je suis résolu à ignorer la guerre.

Des paroles diverses et confuses furent échangées sur ce point de vue.

L’homme d’aspect joyeux qui ne fumait pas déclara qu’il avait fait sa demande d’engagement volontaire. Une voix qui sortait de l’ombre dit encore avec autorité :

— La guerre est une manifestation de l’amour.

— Mais pourquoi ? dit le peintre Dante.

Il n’y eut aucune réponse.

Dolly et Polly s’étaient roulées pour dormir dans le même peignoir. J’avais pris la main de Jacqueline, on n’entendait plus que le grésillement de l’opium manié par la femme qui fumait sans cesse.

Quelqu’un qui se leva heurta du pied une tasse de thé, et cela fit autant de fracas pour les oreilles sensibles des fumeurs que si un quartier de Paris avait sauté.

— Cette lumière me fait mal aux yeux, dit Jacqueline.

Le poète Jean Noël attira le plateau à lui, et il souffla sur la lampe comme on souffle sur son bonheur.

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