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Les colombes poignardées: roman

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LE MYSTÈRE DE L’HÉSITATION

L’amour de Jacqueline pour Marco était devenu une rêverie maladive, une sorte de folie. Elle ne parlait que de lui et, en même temps qu’elle multipliait à son sujet les paroles tendres et les regrets, elle ne cessait de me prodiguer toutes les coquetteries qu’une femme peut prodiguer à un homme qu’elle veut tenter et dont elle veut se faire aimer.

Embrasser une femme sur les lèvres, même longuement, quand on est étendu côte à côte dans la fumerie du peintre Dante, vêtus de kimonos légers, au milieu d’êtres qui s’embrassent aussi sur les lèvres, est une chose qui n’a vraiment aucune importance et qu’il convient d’oublier le lendemain.

Mais embrasser une femme sur les lèvres quand on n’a pas séjourné dans une fumerie, qu’on n’a pas fumé, qu’on revient simplement du théâtre, qu’on est en voiture, est un geste qui a alors une tout autre signification.

Et si la femme a provoqué ce geste par une pression de main ou diverses nuances qui sont l’inclinaison de la tête ou le mouvement favorable d’une épaule, si elle a participé à ce baiser sur les lèvres autant qu’une femme peut y participer, on peut conclure qu’elle est animée pour vous d’une certaine bienveillance physique.

Or, ce furent de telles choses qui advinrent. Je me fis des reproches. Je fus animé par l’espérance. Je me blâmai de cette espérance. Je la jugeais ensuite stupide. Il était indiscutable que Jacqueline aimait Marco d’un amour exclusif. Et pourtant il y avait ce baiser.

Il y eut le lendemain une lettre.

Je n’avais pas vu Jacqueline de la journée et j’en souffrais. Je ne devais pas la voir le soir. Je rentrai chez moi vers huit heures. Elle me priait en des termes tendres inaccoutumés de venir la retrouver. Elle ne pouvait rester seule cette nuit, disait-elle. Elle avait besoin de quelqu’un qui lui parlât avec affection. J’étais la seule personne sur laquelle elle pouvait compter. Je devais venir, même si je rentrais tard chez moi, même si l’heure était indue. Je trouverais dans ce cas la clef sous le paillasson de sa porte. Je devais venir à tout prix.

Quand on reçoit une lettre aussi inattendue, d’un caractère aussi formel et qui ne laisse aucun doute sur les conséquences qu’elle comporte, la chose la meilleure que l’on puisse faire est de sortir précipitamment de chez soi et de se mettre à marcher dans la rue avec une grande rapidité.

Je fis ainsi, et quelques petites ouvrières qui rentraient chez elles éclatèrent de rire en m’apercevant.

L’allégresse, la surprise, l’orgueil et la crainte étaient étrangement mêlés en moi et me faisaient souffrir. J’allais au hasard, et mon premier élan me porta aux environs du parc Monceau, jusqu’au coin de la rue qu’habitait Jacqueline.

Je m’arrêtai. Accoudée à sa fenêtre, je l’aperçus de loin. Je distinguai qu’elle était en peignoir et qu’elle semblait attendre.

Je redescendis l’avenue de Villiers et je revins sur mes pas avec le sentiment exact de la situation.

Jacqueline aimait Marco. Elle ne recevait de celui-ci que des lettres rares, brèves et insuffisamment tendres. Soit par dépit, soit par ennui, soit par désir de profiter de la petite somme de joie que la vie nous offre, elle avait résolu de tromper Marco. Elle m’avait choisi parce que j’étais là, sous sa main, parce qu’elle me sentait épris d’elle. Elle me rejetterait ensuite avec horreur, et son amour pour Marco ne serait que plus ardent. Car tel est l’avantage et le défaut en même temps de la tromperie, elle fait mieux ressortir, elle agrandit les qualités de celui qu’on a trompé. Non, assurément, je ne devais pas tomber dans ce piège.

Je m’éloignai rapidement, bien résolu à regagner mon appartement. Je m’arrêtai une seconde pour allumer une cigarette, je considérai un mur plein d’affiches, et voilà qu’un splendide tableau frappa ma vue.

Je voyais, tracé par le pinceau de l’imagination, la chambre à coucher de Jacqueline avec son ordonnance délicate et son désordre intime. Je voyais l’édredon bleu rejeté et pendant au pied du lit et les oreillers creusés. Le visage de Jacqueline était rendu plus charmant par une cernure bleue des yeux, une grande lassitude, elle était étrangement décoiffée et elle reposait auprès de moi.

Je me sentis rougir dans la solitude de la rue. Je ne pensais plus qu’à cette belle image et à la possibilité de la réaliser. Je repris le chemin de la maison de Jacqueline.

Mais, comme je passais boulevard des Batignolles, je faillis buter dans l’obscurité contre des garçons de café qui sortaient à quatre pattes sous la devanture métallique d’un restaurant qu’on fermait. Et parmi eux, il y avait un souvenir. Et ce souvenir se tenait devant moi et m’empêchait de passer.

Jadis, ayant une maîtresse que j’aimais beaucoup, j’étais venu dans ce restaurant avec une autre femme. J’avais passé tout mon temps à énumérer en secret les qualités de ma maîtresse, à la comparer à l’autre femme, et la comparaison avait été tellement écrasante que j’avais été saisi de fureur contre cette infériorité.

Le souvenir d’une soirée odieuse se dressait à mes yeux, disant combien pitoyable avait été le rôle de ce compagnon d’un soir, rôle que j’allais peut-être jouer moi-même.

Je me remis à délibérer.

— Tout est bouleversé et l’univers est dépeuplé par une grande catastrophe. Qu’arrivera-t-il de nous dans quelque temps ? Les règles habituelles de la morale ne comptent plus. Les anciens raisonnements n’ont plus de valeur. Si un plaisir s’offre, il convient de le prendre puisque nous ne savons pas quelles douleurs demain nous réserve. Avec le vent léger de la nuit, il me souffla un goût immense de plaisir. Jacqueline apparut dans ma pensée. Il me sembla que ma bouche allait toucher son rire et ses dents, et je me résolus définitivement à courir chez elle.

Mais j’avais perdu beaucoup de temps.

J’arrivai ; la fenêtre était close et il n’y avait pas cette douce lumière tamisée par les rideaux qui est le signe de la présence.

Je maudis mille fois mes hésitations. Mais je songeai pourtant que l’heure n’était pas tardive et que Jacqueline m’avait dit de venir même très tard. Sa clef serait du reste sous le paillasson de sa porte.

Je montai son escalier. Je me précipitai sur le paillasson. La clef était bien là. J’entrai doucement.

Je dis :

Jacqueline ! à voix basse.

Personne ne me répondit. Je n’osai allumer l’électricité et, une allumette à la main, je tournai doucement le bouton de son petit salon. Je vis à la clarté de la flamme de cette allumette les portraits de Marco sur la cheminée, une petite table où il y avait une tasse de thé, un livre par terre et deux toutes petites mules près du divan. L’allumette palpita et s’éteignit au moment où mes yeux allaient regarder sur le divan.

J’en allumai une seconde.

Et la seconde allumette me montra Jacqueline qui dormait sur le divan. Elle dormait d’un sommeil délicieusement paisible et enfantin. Son visage ne reflétait ni trouble, ni désir, ni amour, mais une parfaite sérénité. On sentait le rire de ses dents admirables sous ses traits calmes et la grande paix de son cœur et de ses sens. J’eus le sentiment invincible que si je m’avançais, que si je prenais sa main, que si je m’asseyais à côté d’elle, elle pousserait un cri d’épouvante, ne se rappellerait pas sa lettre et me chasserait avec colère.

Hors du peignoir un bras nu émergeait, terminé par une main délicate. Mais je n’eus pas le loisir de le regarder, car la seconde allumette s’éteignit et me laissa dans l’obscurité.

Et je vis nettement dans cette ombre où venait jusqu’à moi le parfum d’ambre de Jacqueline, mêlé à celui de sa chair, ce qu’il convenait de faire.

Et la troisième allumette éclaira un personnage qui remettait avec soin une clef sous un paillasson et qui descendait précipitamment un escalier.

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