Les colombes poignardées: roman
LE BALAI
Je sonnai à la porte du petit hôtel de Chinette et j’attendis. J’attendis longtemps. Quoi ! Plus un domestique ! la maison était déserte, la maison joyeuse des soupers nocturnes, des bals masqués et des tangos de cinq heures du matin.
Enfin un petit pas retentit au loin, se rapprocha et la porte s’entrouvrit. J’aperçus par la fente de la porte le visage de quelqu’un d’inhospitalier qui n’était venu qu’à cause de la possibilité d’une lettre et d’un télégramme et qui avait bien envie de renvoyer le visiteur importun.
Ce visage était celui de Chinette, mais un visage changé, plus grave, sans rouge et sans mouche.
Je la regardai avec surprise. Dans la maison où elle régnait naguère, n’était-elle plus maintenant qu’une servante ? Elle portait en effet un tablier blanc, elle avait un corsage très simple, ses cheveux étaient tirés, et elle me sembla, avec son délicieux visage, ses pieds infimes qui émergeaient sous sa jupe, quelque moderne Cendrillon qui allait faire le ménage, sur le seuil d’un palais endormi.
Elle me reconnut et j’entrai.
Elle n’avait aucune fausse honte.
— Oui, me dit-elle, c’est ainsi. Plus de maître d’hôtel, plus de femme de chambre, pas même une femme de ménage. Ce n’est pas que j’aie peur de me trouver tout à fait sans argent. Mais comment supporter la pensée de vivre comme par le passé, d’être servie, d’avoir toutes mes aises, quand là-bas il y a tant de gens qui souffrent et qui meurent. Et puis n’est-ce pas affreux, lui qui avait si peu de santé malgré son embonpoint, qui n’allait jamais qu’en automobile, il est obligé de marcher tout le jour, de porter un sac, de préparer sa soupe. Comment doit-il s’en tirer ? Comme il doit être malheureux !
Je savais que Chinette n’aimait pas le banquier avec lequel elle vivait. J’avais été son confident. Elle ne l’aimait pas, disait-elle, parce qu’il était trop blond et trop gros et qu’elle n’avait de goût que pour les hommes bruns et maigres. Elle le trompait avec toute la faculté de tromper qu’elle avait en elle et qui était très grande.
Sans doute mon étonnement se dégagea de mon silence, perça dans la fixité de mon regard.
— Quand je vivais avec lui il m’ennuyait, je ne pouvais le supporter. Son physique m’était odieux. Puis sa richesse excessive mettait une barrière entre lui et moi. Il était comme un témoignage perpétuel de la grande injustice qui fait que les uns sont riches et que les autres sont obligés de peiner durement pour gagner leur vie. Maintenant depuis qu’il est soldat, depuis qu’il risque son existence comme tous les autres, je l’aime. C’est bien de l’amour. Je pense à lui, je lui écris, j’attends ses lettres. Il y avait autrefois entre lui et moi une gêne obscure. Il avait cette sorte de timidité, ce manque d’expansion des gens trop riches. Moi, je gardais auprès de lui toute ma fierté, j’étais sans cesse sur la défensive. Cela a disparu à présent. Je le sens tout près de moi. Nous sommes des égaux, des amants qui sont séparés et qui vivent dans l’espoir de se revoir. De lui, tout m’est cher, et son embonpoint même m’attendrit. N’est-ce pas curieux ?
Je répondis que c’était curieux et pour tout connaître de l’âme de Chinette, je demandai :
— Et Paul ?
Paul était un jeune comédien que Chinette disait aimer avant la guerre.
Elle fit la moue.
— « Oh ! lui, je ne sais pas. Mais il est jeune : il se débrouillera. Je ne le plains pas. »
Elle se tut un instant pour permettre à l’image de Paul de s’écrouler à tout jamais dans l’abîme où vont les amants oubliés, et elle reprit :
— J’aurais voulu travailler, souffrir comme tout le monde. Mais que peut faire une femme ? J’ai bien essayé d’aller dans les hôpitaux, il fallait passer des examens, il y avait trop de bonnes volontés et on a refusé mon concours. Alors je suis rentrée chez moi et je me suis dit que je mènerais ici la vie exemplaire d’une pauvre femme. Je travaille depuis le matin. Dans une petite robe de rien du tout je vais au marché. Je prépare mes repas. Je fais ma chambre, je balaye ma maison et je lave le corridor. Le soir je dépose dans la rue les ordures. Et dans le grand lit où je me couche, très fatiguée, dès neuf heures, je savoure une solitude qui ne me pèse pas.
Je sentis que, parmi les meubles dont on voyait les pieds d’or passer sous les housses et qui étaient comme des seigneurs sous des robes de moine, je représentais un élément mondain un peu choquant. Le seul fait de connaître Paul et d’y penser rendait ma présence difficile à supporter longtemps.
Je me levai pour partir. Chinette m’accompagna dans l’escalier et machinalement elle prit au passage le balai qu’elle avait dû déposer au moment où j’avais sonné. Elle me tendit sa main gauche et, de la droite, elle le souleva avec une sorte de noblesse.
Ce balai, c’était pour elle l’arme qui allait la défendre, lui permettre de traverser, sans être humiliée par sa conscience, avec l’orgueil intime qui fait patienter cette période malheureuse de la vie. Je regardai sur le seuil le bel ovale de son visage un peu triste mais résolu, ses cheveux blonds tirés, son tablier de soubrette et je saluai cette héroïne ignorée qui combattait la destinée avec un balai.