← Retour

Les colombes poignardées: roman

16px
100%

TROU LA LA…

Je m’élançai à travers Montmartre, dans l’espérance d’un visage connu, d’un être avec lequel j’aurais pu échanger des paroles quelconques.

La nuit tombait sur les terrasses des cafés ou les hommes lisaient avec fébrilité les journaux. On causait aussi par groupe avec animation et je remarquai que les hommes barbus ou qui portaient de longs cheveux avaient conquis soudain une plus grande importance, étaient entourés d’une sorte d’auréole. Les faces rasées au contraire glissaient dans la foule avec insignifiance, essayaient de se dérober à un vague mépris des passants.

Je me précipitai sur la place Clichy et cherchai sur le trottoir qui fait l’angle de cette place et de la rue de Douai.

Là, depuis des années très nombreuses, à quelque heure du jour ou de la nuit que je sois passé, à midi, allant déjeuner dans un restaurant de l’avenue de Clichy, à quatre heures du matin, sortant, l’esprit trouble, de chez le peintre Dante, l’hiver, dans la neige, l’été dans la solitude morne des vacances, j’avais toujours vu, immuable, bravant le fracas des automobiles et le regard des agents, une femme très âgée, presque sans forme, avec des yeux atones, n’ayant pour lumière que l’éclair d’une clef qu’elle tenait à la main, j’avais toujours entendu sa voie indifférente et éraillée murmurer à mon passage :

— Viens-tu, mon chéri ?

Je m’étais irrité souvent qu’elle osât supposer que je puisse la suivre. J’aurais voulus dans ma vanité, qu’elle me reconnût et qu’elle me notât sur ses mystérieuses tablettes comme quelqu’un de trop distingué pour rentrer dans sa clientèle et qu’il était inutile d’appeler. Elle m’avait importuné souvent parce que j’aimais regarder la devanture du libraire qui se trouve là, et que dans ce cas elle s’arrêtait auprès de moi, simulant un intérêt littéraire pour les livres alignés et qu’elle répétait inlassablement, d’une voix sans accent : Viens-tu, mon chéri ? jusqu’à ce que je sois obligé de quitter la place.

Je l’avais plaint quelquefois. Elle avait résisté à tous les changements des lieux où elle vivait. D’une maison ancienne et entourée de vieux arbres, on avait fait un lycée en face le libraire. Elle qui était contemporaine des antiques omnibus à chevaux dont on atteignait l’impériale par un marchepied, avait vu les modernes autobus et les trams électriques qui viennent de Levallois. Je m’étais accoutumé à considérer cette créature comme d’essence éternelle.

Le trottoir de la rue de Douai était vide. Nul pas ne résonnait. Nulle clef n’étincelait.

J’attendis ; je crus à un simple changement d’habitudes. Je descendis jusqu’à la place Vintimille. Il n’y avait personne. Je revins. Pour la première fois je pouvais regarder les livres tout à mon aise. La librairie n’était pas encore fermée mais je ne fus pas tenté de le faire. Il me manquait l’appel auquel j’étais accoutumé. La créature avait disparu. Toute la puissance de la littérature avec la fantaisie des poètes, l’invention des romanciers, que recélait la boutique du libraire me sembla éteinte. Cette absence de la femme porteuse de clef avait une profonde signification. Je me mis à marcher fiévreusement.

Mais en passant devant un bar dont la porte était fermée, je vis avec surprise à travers les carreaux qu’il était plein de monde et j’entendis un bruit incompréhensible s’en échapper.

J’y entrai et un singulier spectacle frappa ma vue. Autour des tables étaient rassemblées de grosses matrones de Montmartre, marchandes à la toilette, entremetteuses des petits hôtels, ouvreuses de music-hall endimanchées, tireuses de cartes. Il y avait aussi quelques petites femmes, habituées du Moulin rouge, quelques comédiens déchus devenus souffleurs ou copistes, et aussi de jeunes hommes professionnels de l’amour, la tête appuyée sur des mains chargées de bagues à bon marché.

Mais les femmes étaient peu ou mal maquillées, les gestes maniérés des jeunes gens avaient quelque chose de faux et de manqué. Soit par pénitence, soir par économie, soit par mépris de la boisson, personne ne buvait. Les tables étaient vides.

Et dans une épaisse fumée, avec une dérisoire gravité, comme s’ils accomplissaient un rite bouffon et solennel, tous ces êtres hybrides, toutes ces épaves, chantaient d’une voix d’une tristesse infinie coupée par instant d’un hoquet :

Trou la la… Trou la la.

Quel rite accomplissaient-ils ? Quelle prière faisaient-ils ?

La douleur de ce chant me pénétra et je me hâtai de ressortir. Je m’éloignai. Mais après avoir marché quelque temps, la curiosité me tenailla et je revins sur mes pas. Sans doute, ce que j’avais entendu n’était qu’un refrain familier de ce bar hanté par un monde spécial, que l’on avait dû entonner au moment même où j’étais entré.

Je franchis à nouveau la porte, O stupeur ! dans l’opaque fumée, les mêmes personnages immobiles, chantaient avec mélancolie.

Trou la la… Trou la la.

Était-ce la forme inattendue par laquelle participaient à la douleur générale tous ces êtres ratés, ce rebut du théâtre et de la galanterie ?… Je ne sais. Mais la fumée du tabac, l’odeur, la gravité horrible, l’immobilité de tous les assistants, ce chant incompréhensible, donnaient à ce lieu l’aspect d’un cauchemar.

Je m’assis et je vis à côté de moi un homme âgé qui avait une barbe de plusieurs jours, une redingote noire élimée et un chapeau haut dont la soie était soulevée par endroits et qu’il portait sur le derrière de la tête. Je reconnus à n’en pas douter, quelque ancien grand premier rôle d’une troupe de province.

Je le regardai avec plus d’attention, je vis que de grosses larmes coulaient sur son visage ridé et sur son col usé et trop large.

Mais huit heures sonnaient. La rue retentissait d’un bruit de volets et de devantures qui se fermaient, une patronne blafarde claquait des mains.

La plainte s’interrompit, il y eut des adieux et des mains serrées et tout le monde sortit.

Je suivis au milieu d’un groupe l’homme qui avait pleuré. Il parlait en marchant, raide, un peu voûté, et il faisait de temps en temps un geste trop grand, comme s’il déployait un manteau.

Sa voix était profonde, émouvante et très jeune. Je ne distinguais qu’incomplètement ses paroles, mais je compris cependant qu’il parlait d’un fils unique qui était parti à la guerre et dont il n’avait pas de nouvelles.

Le groupe s’arrêta à l’angle de la rue Lepic. Je vis qu’on lui disait au revoir avec un respect affectueux et l’homme monta seul et à grands pas, la rue.

Je ressentais pour lui une si grande pitié que je marchais encore derrière lui. Dans la tristesse de ce temps, des inconnus s’abordaient pour se parler avec amitié. Je résolus de lui dire quelques paroles consolatrices. Je me mis à courir un peu, car il faisait de longues enjambées et allait très vite.

La rue Lepic était déjà absolument déserte. J’arrivai presque à côté de lui. Je le regardai et je perçus que gravement, à demi-voix, ayant sur son visage une grande douleur, il chantait :

Trou la la… Trou la la…

Alors, je redescendis en courant la rue Lepic, songeant combien sont divers les moyens d’expression de notre cœur.

Chargement de la publicité...