Les colombes poignardées: roman
CE QU’A DIT LE BOUDDHA AUX YEUX D’OR
Et ce soir-là, le Bouddha aux yeux d’or qui était sur la cheminée de la petite fumerie de la rue Caulaincourt, parla à l’homme couché sur les nattes en face de lui, et voici les paroles mémorables qui furent dites :
« Ancien magistrat colonial, lève-toi. Les jours sont venus où les mandarins doivent devenir des guerriers et revêtir le costume des samouraïs. O vivant endormi, après des années d’une vie immobile, tout moite d’opium et de songe, tu vas être traversé par le soleil, tu vas porter des armes, tu vas t’efforcer de tuer.
« Tu m’as rapporté, jadis, roulé dans une couverture, de Cao-Bang, petite ville lointaine de la frontière d’Indo-Chine, où tu m’avais acheté pour quelques pièces d’argent à un vieux bonze. Ce vieux bonze avait sculpté mon image grossière dans le bois d’un palétuvier frappé par la foudre et par conséquent désigné par les puissances. C’est pourquoi je suis un dieu favorable. Depuis tu t’es plu à dire à tes amis que tu m’avais ravi nuitamment dans une pagode, où j’étais l’objet d’un culte ancien, et cela au prix de mille dangers. Mais je t’ai pardonné ce mensonge, car tu ne peux connaître combien la vérité de mon origine est plus belle que ton invention, étant de la race des Occidentaux.
« Tu m’as traité avec honneur, tu m’as donné la meilleure place dans ta maison, tu as suspendu sur mon front une petite lanterne de bronze, achetée, il est vrai, dans un bazar de Paris, mais qui est un signe de vénération. Aussi je te protège et je conduirai ton visage jauni et ton ombre falote dans les rues des villes, sur les routes des champs, parmi les épreuves redoutables qui t’attendent.
« Voilà des années que tu n’es sorti de ton appartement que pour te rendre dans la fumerie d’un ami. Depuis trois heures de l’après-midi, heure de ton réveil, jusqu’à six heures du matin, moment où tu tombes dans un vague demi-sommeil, tu fumes sans cesse, le front appuyé à un dur coussin de cuir, parmi les armes, les soies bariolées, les brûle-parfums, les boîtes laquées, rapportés comme moi de là-bas. Hors la qualité de la drogue noire que tu absorbes et la conversation d’un tout petit nombre d’amis, fumeurs comme toi, toutes choses te sont indifférentes. Tu ne lis jamais les journaux où sont écrites les choses qui arrivent dans l’Occident, tu ignores et tu redoutes la lumière du jour, tu as borné ta vie à la distance où monte en tournoyant la fumée de ta pipe, et il semble que cette grande chimère qui est brodée sur ta porte te défende, en écartant ses ailes rouges, contre les atteintes du monde.
« Tu as eu assez de force d’âme pour résister aux conseils de ta concierge, dont l’esprit est peu enclin au rêve et qui s’apitoie sur la forme de ta vie. Tu as pu braver les conseils d’un ami, colonial comme toi, dont la santé est délicate et qui, chaque fois qu’il vient te voir, découvre sur ton visage les stigmates d’une maladie de foie. Tu as su te rire d’un autre ami craintif qui, plusieurs fois, t’exhorta à détruire sur le champ tout ce qui te servait à fumer, y compris cet admirable opium de Bénarès qui se fabrique si coûteusement à Londres, car il prétendait savoir d’une source mystérieuse et certaine que la police allait perquisitionner chez tous les fumeurs de Paris.
« Tu pensais pouvoir conduire ton existence jusqu’à la mort, dans la sagesse d’une rêverie perpétuelle, au milieu des visages des amis, parmi les volutes de la fumée brune. Tu t’es trompé. Les Puissances inconnues en ont décidé autrement, et des millions de destinées humaines vont être lancées hors de leur voie.
Ancien magistrat colonial, comment feras-tu ? Il te faudra marcher durant les journées avec un sac sur le dos, il te faudra, le soir, t’étendre sur la terre nue, sans grésillement familier, sans clarté rougeâtre, sans fumée noire.
« Alors, voici ce que je te prescris de faire :
« Les hommes s’accordent volontiers à fixer le terme de la guerre à quatre mois environ. Les prévisions des dieux doivent être conformes à celles des hommes. Tu peux compter sur quatre mois de guerre, quatre mois durant lesquels il te faudra soutenir à tout instant contre toi-même une lutte bien plus terrible qu’avec l’ennemi. Une aspiration immense de fumer tes trente pipes quotidiennes absorbera tes facultés. Tu ne peux emporter avec toi ni le plateau ni la lampe. Alors tu remplaceras ces pipes par des boulettes que tu absorberas. Cinq suffiront pour chaque journée. Dans trois jours quand tu partiras, tu dois avoir six cents boulettes dans ton sac. Ainsi tu tiendras ta place d’homme parmi les hommes ; et, si elle se présente à tes yeux, tu pourras regarder la mort sans faiblesse. »
Ainsi parla le Bouddha aux yeux d’or dans la fumerie de la rue Caulaincourt.
Dans le même temps le peintre Dante et quelques amis de l’ancien magistrat colonial se demandaient avec inquiétude comment un homme qui vivait couché, qui n’avait pas vu depuis si longtemps la lumière du jour, et auquel l’opium était aussi nécessaire pour vivre que le pain pour les autres, allait pouvoir, sans transition, faire un soldat.
Ils vinrent chez lui pour lui annoncer la nouvelle de la guerre. Ils le trouvèrent debout, calme et résolu.
« J’en suis à ma trois cent quatre-vingt-cinquième boulette, leur dit-il en souriant. J’aurai tout à l’heure fini de fabriquer ma provision de courage. »
Pour la première fois, il avait tiré ses rideaux, ouvert sa fenêtre et, de ses yeux sans éclat, il s’exerçait à contempler cet ami qu’il n’avait pas revu depuis si longtemps, le soleil.