Les colombes poignardées: roman
LES MARTINI COCKTAIL
Jacqueline a demandé un martini cocktail, elle a pris une paille, elle fixe le verre de ses yeux bleus et elle boit avec lenteur, gravement comme on accomplit un rite.
Il y a de belles choses dans la couleur jaune du cocktail. Il y a la transformation du lieu où l’on se trouve, l’amitié de Mme Germaine, la patronne du petit bar où est servi le cocktail, la satisfaction du chapeau et de la robe que l’on porte, la douceur crépusculaire.
Mais quand il n’y a plus dans le verre étroit qu’un petit rond d’écorce amère et les morceaux de la paille que l’on a cassée dans ses doigts nerveux, on regrette ces belles choses et l’on demande un deuxième martini cocktail.
La couleur du deuxième martini cocktail est plus nuancée que celle du premier, son or est plus ensoleillé, sa saveur est meilleure, le morceau d’écorce amère y est moins amer.
Et il y a des choses bien plus belles que dans le premier.
Il y a la brièveté du temps, le sentiment que la guerre est peu durable et passagère, que le peuple français est invincible, que tous les hommes qui sont partis pour se battre reviendront vivants et sans blessure, tous les hommes, surtout celui auquel pense Jacqueline.
Ce deuxième martini cocktail produit un effet si agréable que, pour que cet effet ne s’atténue pas, il faut se hâter d’en demander un troisième.
Splendide est le troisième martini cocktail. Il rayonne et il fait rayonner toutes choses autour de lui. La figure de Mme Germaine est illuminée d’une glorieuse auréole. Le petit chasseur dans son uniforme bleu est pareil à un officier de marine qui va pénétrer dans un sous-marin. Des Marseillaises bourdonnent au loin, des drapeaux claquent. Il se trouve que, par le miracle de la boisson d’or et de la paille, quelques jours ont suffi pour que la guerre soit terminée et qu’un jeune soldat nommé Marco rentre à Paris, couvert de galons et de décorations, à cause des exploits qu’il a accomplis. Il n’a qu’une pensée au milieu de ses actions d’éclat, celle de Jacqueline… Et maintenant il s’avance vers elle, appuyé sur une épée et elle va l’embrasser. En face de nous, deux femmes et un artilleur plaisantent et rient car il n’y a que des événements heureux causés par la guerre et un bonheur immense pénètre le monde.
— Vous pleurez, Jacqueline. Je viens de voir une larme tomber dans votre verre vide. Une autre est au bord de vos paupières. Voilà votre petit mouchoir brodé. Essuyez-la vite.
« Je sais que parmi les belles pensées et les belles images que vous avez vues dans l’or magique des martini cocktail il n’y avait aucune représentation de mon amitié. Cela ne fait rien. Je vous défendrai contre le quatrième martini cocktail et je vous ramènerai chez vous. C’est un effet bien connu de ce breuvage merveilleux. Il fait venir la tristesse après la beauté. Du reste, l’une n’accompagne-t-elle pas l’autre dans toutes les choses de la vie ?
« Vous me répondez que vous avez horreur des martini cocktail mais que vous en buvez seulement à cause du souvenir, parce que Marco les aimait.
« Venez, laissons là le verre où il n’y a plus que la larme et l’écorce amère. »