Les colombes poignardées: roman
L’HÉROISME DE LA CHASTETÉ
La petite Mariette, au milieu des coussins, dans l’ombre de la fumerie, faisait, de ses babouches arabes à ses cheveux répandus, une ligne droite de chair tendue et frémissante. Parfois cette ligne devenait un arc voluptueux, et ses ongles crispés faisaient un petit bruit sur le satin qu’elle égratignait. Un léger soupir soulevait sa gorge dure de vingt ans, et entre ses cils demi-clos, ses prunelles étaient deux gouttes d’or voilées.
Mon ami Jean Noël venait de prendre, du bout de l’aiguille, une gouttelette sombre. Je lui fis un signe. Il posa la pipe et l’aiguille. Il se détourna légèrement et, avec le geste de quelqu’un qui cherche un objet qu’il vient de laisser tomber, il promena sa main sur la main et sur le poignet de Mariette.
Brusquement l’arc se détendit et lança sa flèche qui retomba en une gerbe de paroles.
« Non, mon petit, ce n’est pas la peine. Je n’ai jamais été fidèle, tu le sais bien. C’était même mon principe, ma ligne de conduite, de ne pas l’être. Je m’acquittais assez bien de mes devoirs de maîtresse infidèle vis-à-vis de Jacques, qui me connaissait et avait assez d’amour pour me pardonner ce que ma maladresse lui laissait quelquefois savoir. Mais tout cela c’était avant la guerre. Maintenant je suis une femme sage. C’est un état très nouveau pour moi, et je ne cache pas que je le trouve très pénible. Mais j’ai mis mon point d’honneur à porter jusqu’au bout le fusil et le sac de la chasteté. Je suis, moi aussi, en campagne. Je vaincrai. Certes, ce ne sera pas sans peine. Jamais les tentations ne furent aussi nombreuses. Jamais, semble-t-il, il n’y eut autant d’hommes à Paris. Puis l’absence d’occupations, l’oisiveté forcée inclinent davantage vers l’amour, Je ne parle pas de mes camarades aviateurs qui m’accablent de lettres et dont l’uniforme est si séduisant. Je ne parle pas des étrangers ; même appartenant à des pays neutres, leur qualité d’étrangers les rend un peu suspects. C’est surtout aux officiers blessés qu’il est difficile de résister. Je me dis en moi-même que je commets peut-être une faute en restant insensible aux œillades de ce jeune sous-lieutenant que je rencontre avenue du Bois et qui marche avec des béquilles. Ce serait peut-être une forme du devoir que de le consoler un peu. Qui sait ? Avant un mois, sa jambe sera guérie, il repartira et il emportera le souvenir de ma froideur. Il pensera là-bas : « Cette jeune femme qui m’était si sympathique s’est détournée de moi parce que j’étais blessé et que j’avais des béquilles. » Ainsi j’aurai, sans le vouloir, aggravé les maux de ce jeune homme qui a versé son sang pour nous défendre. N’ai-je pas eu tort ? Mais le devoir alors serait trop agréable. Il faut qu’il soit douloureux. Alors je suis sage. Et quand on est comme moi ce que, vous autres hommes, vous appelez communément une femme de tempérament, on souffre. Je suis contente de souffrir. Je lutte avec un instinct puissant qui est en moi. Je sens passer quelquefois autour de ma chair une flamme aussi chaude que celle des canons, qui m’enveloppe et qui m’embrase. Je résiste aux assauts de la volupté, je brave les explosions du désir, je reste debout sous l’éclair de l’amour. C’est ma manière de faire la guerre. Et quand celui que je n’ai pas assez aimé reviendra, je pourrai au moins lui offrir en échange de toutes les souffrances qu’il aura connues une toute petite goutte d’héroïsme dont il comprendra la beauté parce qu’il sait la faiblesse de ma chair. »
La grande Lucienne, qui n’avait rien dit jusque-là, mais qui écoutait, accoudée sur son bras brun, à l’attache un peu vulgaire, eut un mouvement d’indignation qui fit s’entrechoquer des colliers faux et s’écria :
« Cette manière de comprendre la vie pendant la guerre est stupide. Mariette se fait souffrir et elle ne donne aucune joie à personne. Tout le monde est bien assez malheureux pour ne pas augmenter encore la tristesse en se forgeant des idées qui ne servent à rien. Moi, je ne m’en cache pas, en un mois j’ai été la maîtresse de trois militaires que je ne connaissais pas, qui sont partis, et que je ne reverrai peut-être jamais plus. »
Dans l’ombre, sans les voir, je sentis des sourires sur les visages, exprimant que dans l’esprit de tous, ce nombre devait être très inférieur à la réalité.
La grande Lucienne entra dans une longue et minutieuse énumération de détails que je n’entendis pas. Il en résultait qu’elle avait inspiré trois passions également fortes et dont le témoignage lui parvenait chaque jour par une triple correspondance aux termes enflammés.
« Le devoir de chaque femme, reprit-elle, dans les circonstances actuelles est la générosité d’elle-même. Nous renfermons mille joies dans les lignes de notre beauté, nous ne devons pas en être avares pour ceux qui vont peut-être mourir demain. »
Un invisible sourire flotta encore dans l’atmosphère chargée de fumée, disant que les joies dont parlait la grande Lucienne n’étaient pas au nombre de mille et d’une qualité moins précieuse qu’elle semblait l’indiquer. »
« Il faut nous donner, insista-t-elle encore bien inutilement, c’est là notre vraie mission ».
Et elle s’allongea paresseusement comme si une pose d’abandon devait fortifier l’énergie indubitable de ses intentions.
Jean Noël fit un vague geste de son côté, et sa main effleura la chevelure brune qui tombait en boucles dures autour du front en arête de la grande Lucienne. Il prit quelques mèches qu’il froissa entre ses doigts. Mais il se détourna rapidement vers la lampe et vers la pipe et, comme s’il parlait à ces objets familiers et à moi-même en même temps, il dit :
« Quand on n’a pas ce qu’on désire, il est vain de désirer ce qu’on peut avoir. »