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Les colombes poignardées: roman

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INFLUENCE DU DÉPOT SUR L’AMOUR

— Je ne vous ai jamais demandé aucun service, dit Jacqueline, Rendez-moi celui-là. Partez tout de suite.

Il s’agissait d’aller trouver Marco dans son dépôt à Albi, de savoir pour quelle raison il n’écrivait plus à Jacqueline, de savoir s’il ne l’aimait plus, si tout était fini.

Albi est une ville lointaine, et ma conscience vis-à-vis de Marco n’était pas entièrement pure, car je me reprochais malgré tout mes mauvaises intentions. Je trouvai que cette démarche était ridicule pour quelqu’un qui était épris de Jacqueline.

Je partis pourtant.

J’étais animé de l’illusion joyeuse que l’ennui de ce voyage serait compensé par la joie que je causerais à Marco. Un homme qui vit loin de Paris depuis plusieurs mois, pensai-je, loin de sa maîtresse et de ses amis, doit se faire une fête de voir un représentant de sa vie passée. Que de questions Marco allait me poser ! Quels ennuis il allait me dépeindre ! Comme il allait insister pour que je demeure quelques jours à Albi !

Et déjà j’avais imaginé plusieurs prétextes pour pouvoir, sans faillir à l’amitié, repartir le lendemain.

Comme toute petite ville de province, Albi est une merveille de silence, d’ombre et de lassitude, et l’expérience des jours actuels nous montre que même une guerre mondiale ne peut arriver à la troubler. Cette force faite de vieux hôtels, de vénérables arbres bordant des avenues, de pavés entre lesquels croissent de paisibles herbes, est immuable, et il n’est pas de mouvement humain qui puisse altérer son calme. Les êtres participent à cette paix qui chez eux se transforme en lenteur et en indifférence. Entre les pavés de leur âme poussent aussi des mousses épaisses, et les avenues de leurs pensées deviennent longues et froides avec un ombrage bas qui les obscurcit.

De l’hôtellerie du Grand Saint-Antoine où j’étais descendu j’avais fait parvenir un mot à Marco, et deux lignes laconiques de lui m’avaient informé que je devais être, pour le voir, à cinq heures au café Glacier.

A six heures j’attendais encore mélancoliquement sa venue, et je pensais que quelque punition devait le retenir quand il parut devant moi.

— Excuse-moi, me dit-il. Voilà une heure que je te regarde t’ennuyer. J’étais au café qui est en face, là-bas. Seulement, tu comprends, je prenais l’apéritif avec Barbas, mon adjudant…

— Barbas ?

— Oui, Barbas, dont je t’ai souvent parlé dans mes lettres. Nous sommes intimes maintenant. C’est mon adjudant et mon ami. Alors je ne pouvais pas le quitter.

Et sans me poser la moindre question sur Jacqueline, sur moi, sur nos amis, sans même parler de la guerre et de ses probabilités, il se livra à de longues considérations sur l’importance de l’amitié de Barbas, sur Barbas lui-même, sur son intelligence, sur le rôle qu’il jouait à la caserne, sur ce qu’il avait fait avant d’être au régiment, sur ses projets et sur ses maîtresses.

Le capitaine était un brave homme, d’un caractère taciturne, qui se moquait de tout. Barbas le définissait très bien en disant : C’est un timide, au fond. Mais il y avait une chose très grave. Le lieutenant ne l’aimait pas, lui Marco. Il s’était longtemps demandé pourquoi, Barbas avait tout expliqué d’une façon confidentielle :

— Le lieutenant n’aime pas les fils de famille, parce qu’il les jalouse.

Marco était jalousé par le lieutenant, cela ne faisait aucun doute. Mais enfin l’essentiel était d’être l’ami de Barbas.

Je m’efforçai de détourner son esprit vers d’autres images. Mais il entama un sujet d’une importance capitale. C’était l’historique de ses relations avec le major et l’état actuel de ses relations, ainsi que la psychologie du major.

Ce fut très long. Je parvins enfin à parler du but de mon voyage et de Jacqueline. A ce moment le visage de Marco que je considérais changea complètement. Ses yeux s’agrandirent, sa bouche s’ouvrit, une expression de joie, et de joie un peu stupide, se peignit sur ses traits. Était-ce le nom de Jacqueline qui causait ce changement ?

Je le crus. Il n’en était rien.

Une ombre s’étendit sur les apéritifs qui étaient devant nous. Un militaire était debout à côté de notre table. Il n’était pas rasé, il avait de longues et épaisses moustaches tombantes, un aspect très vulgaire.

— C’est Barbas ! s’écria Marco. Et il me présenta à Barbas qui voulut bien me serrer la main et dire :

— Vous êtes de passage à Albi ?

Or, il se trouvait, d’après ce qu’il expliqua à Marco, qu’il dînait avec la grande Renée et qu’il venait chercher Marco pour dîner avec lui.

Sans doute ce désir équivalait à un ordre, ou bien s’agissait-il là d’un plaisir inestimable, d’une aubaine amicale, car Marco bondit, renonça sans hésitation au dîner que nous devions faire ensemble, et insoucieux du long voyage accompli pour le voir, des paroles que nous avions à échanger, du souvenir de Jacqueline, il me tendit la main.

J’insistai pour le voir le soir même, disant que je comptais repartir le lendemain.

Il ne trouva pas mon séjour trop court, il ne suggéra pas que je pourrais rester encore une journée pour le voir davantage, et il me dit qu’il disposerait d’une demi-heure à huit heures et demie avant de rentrer à la caserne.

— Je ne peux pas refuser de dîner avec Barbas, me dit-il en me quittant.

Mais je compris, en voyant sa hâte et l’aspect de son dos pendant qu’il s’éloignait avec Barbas, qu’il s’agissait là non d’un contretemps, mais d’un plaisir d’ordre supérieur.

— Mon vieux, me dit-il le soir, je suis, en somme, très content que tu sois venu. Tu vas tout arranger avec Jacqueline.

— Qu’y a-t-il à arranger ?

— C’était une femme trop gaie pour moi. Rappelle-toi, je te le disais dès le début. Jacqueline riait trop. Maintenant je suis loin et j’en profite pour rompre avec elle.

— Mais elle t’aime.

— Ceci n’a aucune importance. Ce qui est désirable et merveilleux dans l’amour c’est d’aimer soi-même. Etre aimé est une chose qu’il faut craindre. L’amour qu’on vous donne, il faut le garder comme un feu sacré, le transporter comme une charge lourde, le surveiller comme un lait qui va bouillir et qui pourrait déborder. Jacqueline m’aime. Voilà l’argument péremptoire qui me pousse à mettre un terme à cette liaison.

Nous avions quitté le café et je l’accompagnais à la caserne. Il parlait avec un cynisme confiant.

— Quand on veut quitter sa maîtresse, qu’est-ce qui vous en empêche d’ordinaire, reprit-il ? La vue de ses larmes, les scènes et aussi, à cause de l’habitude qu’on a d’elle, l’ennui de se retrouver tout seul le soir. Aucune de ces sanctions ne peut s’exercer contre moi. J’utilise une occasion unique.

Je lui représentai l’extrême égoïsme de cette théorie.

— L’égoïsme, dit-il, n’est que la forme ingrate et décriée de l’altruisme. Est-ce qu’en étant égoïste je ne délivre pas Jacqueline d’un amant qui lui était agréable hier, mais qui lui serait odieux demain, puisque je suis un homme différent, avec d’autres goûts, d’autres idées, et qui lui déplairait vraisemblablement ? Au prix d’une douleur passagère, je lui rends l’imprévu de la vie, la possibilité de bonheurs nouveaux et plus grands. La rupture est au fond ce qu’il y a de plus utile dans une liaison.

Nous étions arrivés à la porte de la caserne.

— Mais, pour le moment, que va devenir Jacqueline ?

Une réelle surprise se peignit sur le visage de Marco.

— Eh bien ? Mais n’es-tu pas là ? Prends-la. Je te la donne.

Et il me tendit la main.

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