Les colombes poignardées: roman
LE PETIT CARNET
Vous l’aimiez et il est parti. Et pour la première fois de votre vie vous vous trouvez inoccupée. Vous étiez de ces femmes qui possèdent un petit carnet où sont inscrits les rendez-vous et qui ont toujours mille choses à faire. Ce petit carnet était adjoint à votre bourse par une chaînette d’or. A quoi va-t-il servir maintenant ?
A peine la lumière était entrée dans votre chambre, à peine aviez-vous émergé hors des draps, que vous plantiez une épingle d’écaille dans votre chevelure tordue hâtivement et que vous commenciez une grande lutte avec toutes vos occupations insignifiantes.
Dans cette lutte vous étiez toujours vaincue. Comment, dans la même journée, tenir tête au coiffeur, à la modiste, à la lingère, essayer chez la couturière, répéter au petit théâtre où vous deviez jouer prochainement, assister à un concert avec un ami qui vous initie à la grande musique, prendre le thé trois fois dans des endroits très éloignés, publics et privés, où vous appellent, avec une égale force, l’amitié et l’amour ?
Maintenant, il n’y a plus d’amis, les thés sont clos, le coiffeur lui-même, cet homme paisible et bavard, est parti pour la guerre et vous avez été obligée de chasser honteusement l’auvergnat barbare qui s’était présenté comme son remplaçant.
Je feuillète le petit carnet de rendez-vous et je regarde les dernières lignes écrites.
Les Luxeuil, six heures ; Bichara, six heures et demie. Puis il y a une page blanche et puis une adresse 50e régiment, 3e bataillon. Ensuite je vois une liste qui reprend. Mais non, ce n’est pas une liste. Lundi : Marco, Marco, Marco, Marco, etc. Et pour toute la semaine, à toutes les pages, il y a Marco. Marco, c’est le nom de celui que vous aimiez, car si occupée que vous soyez, vous aviez encore le temps d’aimer. Vous ne le voyez plus, mais il fallait des rendez-vous à votre inlassable activité, et vous avez pris date avec sa pensée, sur le précieux petit carnet, pour tous les jours et pour toutes les heures.