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Les colombes poignardées: roman

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SOUVENIRS

C’est dans ce restaurant où je dîne avec Jacqueline en parlant de Marco, que j’ai vu pour la première fois Jacqueline, il y a deux ans.

Elle était assise en face de moi, avec son amie Rirette, des Variétés ; elle avait un grand chapeau bleu, une toilette d’été qui laissait voir son cou, elle riait d’une façon un peu affectée en montrant ses dents, et elle mangeait sans honte avec un grand appétit.

Je demandai à Marco, qui était près de moi, s’il ne connaissait pas ces deux femmes, seules à une petite table, dont l’une emplissait le restaurant de sa gaieté.

Marco répondit que toutes les femmes étaient assommantes et que celles-là lui portaient particulièrement sur les nerfs à cause du bruit qu’elles faisaient.

Il ne les avait même pas regardées.

J’insistai pour qu’il tournât la tête de leur côté.

Il déclara qu’il connaissait un peu Rirette, qui était assez charmante, mais que son amie lui paraissait, entre tous les êtres qu’il lui avait été donné de voir, un des plus prétentieux et des plus insupportables.

Il avait, pour exprimer ce jugement, élevé un peu et sans raison le ton de la voix et, à l’éclair de stupeur qui passa dans les yeux de Jacqueline, je compris qu’elle avait entendu.

Une femme qui a vingt ans et qui a atteint un certain degré de beauté éclatante ne voit dans la critique de son physique qu’une invraisemblance d’un caractère comique. Elle regardait de notre côté, sans colère, avec curiosité.

J’étais distrait par son regard autant que par les notes de son rire qui résonnait à nouveau.

— Marco, dis-je, puisque tu connais un peu l’amie de cette délicieuse femme gaie, va lui parler quand elle se lèvera pour partir et fais en sorte que nous puissions les accompagner dans la nuit. C’est vrai, toutes les femmes sont assommantes, mais celles-là nous distrairont ce soir.

Un flot de sympathie me poussait vers Jacqueline, mais je parlai ainsi à cause d’un stupide amour-propre qui m’obligeait, quand j’étais avec Marco, à être de son avis sur le point que les femmes devaient être un simple passe-temps.

Marco commença par maudire le mauvais génie qui me poussait à rechercher la compagnie des femmes, source de tout ennui. Nous dînions, nous étions joyeux et amicaux, l’infini de la soirée, avec des flâneries, des cinématographes et des bars, était devant nous. Il insista pour que cette solitude entre camarades ne soit pas troublée.

J’insistai aussi et il se décida à aller dire bonjour à Rirette.

Quelques minutes après une auto nous emportait vers le Bois.

— Cette femme, me dit à voix basse Marco en désignant Jacqueline, est décidément insupportable.

Je répondis : Tu as peut-être raison. Et comme il écoutait d’interminables potins de théâtre racontés par Rirette, nous causâmes familièrement, Jacqueline et moi, nous eûmes cette conversation délicieusement banale où l’on se trouve des goûts et des habitudes semblables, des manies communes, l’amour des mêmes livres et des mêmes acteurs.

Et durant tout le soir, dans les allées du Bois où une odeur de terre mouillée venait jusqu’à nous, à Armenonville, devant les boissons glacées, dans le frémissement des robes, et jusque sur la porte de la maison où nous laissâmes Jacqueline en lui disant : à demain, inlassablement tinta son rire clair et frais comme les verres où nous avions bu les orangeades.

— Comment la trouves-tu ? dis-je à Marco.

— Mon opinion ne change pas. C’est vraiment une femme horriblement gaie.

Je répondis : elle est en effet beaucoup trop gaie.

Marco me quitta en me disant :

— Bonne chance pour demain !

Et je fis un geste vague comme pour indiquer que tout cela n’avait pas grande importance.

Je ne me rappelle pas au juste par quelle coïncidence il se fit que Marco le lendemain vint prendre le thé avec Jacqueline, et comment il put se condamner à cette gaieté qu’il trouvait insupportable et que j’aimais tant. Mais je me souviens que, les jours suivants, quand j’ai conduit Jacqueline au Bois ou au théâtre, quand je l’ai initiée à la fumerie du peintre Dante où elle désespéra tous les fumeurs par le bruit de son rire, soit par hasard, soit parce qu’il s’ennuyait trop ce soir-là, Marco était toujours avec nous.

Je me sentais devenir amoureux de Jacqueline chaque jour davantage, Une étrange paralysie morale m’empêchait de le lui dire. Je sentais confusément qu’elle était seule, qu’elle s’ennuyait, qu’elle était à ce tournant où la femme la plus orgueilleuse et la plus difficile à prendre appartient au plus audacieux.

Mais Marco était toujours là !

Un samedi soir, nous devions aller tous trois passer la soirée chez l’ancien magistrat colonial Miely. Je fus, au dernier moment, obligé d’aller retrouver mon frère aux environs de Paris et d’y rester jusqu’au lundi matin.

L’odeur de la campagne, la mélancolie d’une belle propriété aux allées très droites, la rivière où des gens en bras de chemise faisaient du canot, me donnèrent une grande et brusque envie d’amour. Je me représentai tout ce que je devais dire et faire pour conquérir Jacqueline. Ma mémoire dressa une liste des paroles favorables qu’elle avait dites, des attitudes consentantes qu’elle avait eues. Je rentrai à Paris plein de fièvre avec la hâte d’agir très vite.

Une fois chez moi j’écrivis une première lettre à Jacqueline lui donnant rendez-vous pour le soir et une deuxième lettre à Marco. J’expliquais à ce dernier que je tenais à Jacqueline plus qu’il pouvait le penser et plus que je le croyais moi-même. Je lui disais que je voulais la voir seule et que je le priais de simuler, pour les soirs qui allaient suivre, des occupations qui l’éloigneraient. Ainsi je pourrais espérer avoir avec Jacqueline, ce rapprochement que rend impossible la surveillance ironique d’un ami.

Je venais à peine de terminer ma lettre quand on sonna.

C’était Marco. Il était mal coiffé et rasé de la veille. Son regard était plein de cet égoïsme ingénu qui est souvent la cause que l’on s’attache à son ami par la puissance qu’il a de vous intéresser jusqu’au plus petit détail à ses affaires personnelles. Il était à peine entré qu’il avait empli ma chambre de l’importance des faits qui le concernaient. Un magnétisme singulier écartait, rejetait dans l’ombre toute autre préoccupation.

— Tiens, tu m’écrivais, dit-il, en apercevant sur ma table, la lettre qui lui était destinée.

Mais il ne me demanda pas ce que contenait cette lettre, car il était évident qu’elle ne pouvait parler que d’une chose qui m’intéressait, et sa propre préoccupation était pour le moment la seule chose qui comptât.

— Toutes les femmes sont assommantes, mais la vie est plus assommante encore, dit-il. Entre deux maux, il faut choisir le moindre.

Et il rit.

— Tu es parti en voyage… Il appuya sur ces derniers mots pour changer en une longue absence mon séjour d’une journée hors Paris.

— Alors, ce qui devait arriver est arrivé.

— Quoi ?

— Nous avons dîné ensemble. Nous avons fumé ensemble. C’était chez Dante. Il n’y avait que nous, et Dante avait un rendez-vous à minuit. Nous sommes restés seuls. Tu comprends.

Je ne comprenais pas et la surprise se lisait sur mes traits.

— On ne connaît les véritables sentiments que l’on a pour une femme que lorsqu’on est couché à côté d’elle. Merveilleuse expérience et combien instructive ! Samedi soir, j’ai ramené Jacqueline chez elle. Oh ! bien sagement… elle se sentait un peu souffrante. Alors hier.

— Hier…

— Hier, je suis allé prendre de ses nouvelles. Je te l’ai souvent dit, Jacqueline me paraissait trop gaie. Eh bien, hier soir, elle était devenue subitement triste. Elle avait dîné dans son lit. Nous avons parlé de toi. Et voilà comment tout est arrivé.

Je demeurai silencieux.

— Étant donné qu’il ne s’était rien passé entre elle et toi, qu’au fond, tu n’y tenais pas plus que ça, que tu étais comme moi, que tu la trouvais trop gaie, je n’ai aucune espèce de remords.

Le visage de Marco exprimait en effet une joie sans reproche.

Il était debout. Il me tapa sur l’épaule en disant :

— Je suis content. Je suis très content, Je sors de chez elle et tu ne peux pas t’imaginer ce qu’une femme comme Jacqueline peut devenir charmante quand elle cesse d’être gaie. Mon cher…

Mais je l’arrêtai.

Quand il fut parti, je fis des deux lettres une foule de morceaux, de tout petits morceaux, une poussière de papier que je froissai entre mes doigts et qui devint une pluie fine par la fenêtre ouverte, sur la rue ensoleillée, aussi légère que mon désir, une pluie fine de cendres d’amour.

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