Les colombes poignardées: roman
DIFFÉRENTES MANIÈRES DE MOURIR
— Venez tout de suite, me dit la femme de chambre. Madame a une telle crise de désespoir qu’elle va se tuer. J’ai couru aussitôt vous prévenir.
J’interrogeai l’être simple qui était devant moi. Malgré sa simplicité éclatante et connue de sa maîtresse, cet être simple avait été, une heure auparavant, longuement questionné sur la valeur des poisons, leur puissance à détruire rapidement l’organisme, la difficulté de se les procurer.
Cet être simple me considérait du reste sans aucune sympathie. Il estimait que j’étais une des causes du malheur qui frappait sa maîtresse, s’appuyant sur une parole qu’il me rapporta.
— Elle a dit, en parlant de vous, qu’elle aurait été bien moins malheureuse, si vous n’aviez pas été un soir aussi stupide avec elle.
Il ajoutait qu’elle était en ce moment capable de tout, même de se jeter par la fenêtre.
Tout en courant chez Jacqueline, je me posais un problème. Aurait-elle mieux aimé que son amant soit vivant, ne l’aimant plus, ou mort en l’aimant toujours ? La solution ne me paraissait faire aucun doute, mais il y a des problèmes qu’il vaut mieux ne pas résoudre.
Jacqueline avait son chapeau sur la tête et elle allait sortir. La fenêtre était ouverte.
Elle me fit asseoir près d’elle sur un canapé, et elle me parla avec gravité.
— Il n’y a plus d’horizon devant moi, me dit-elle. Il me semble que je suis entourée par un grand mur triste et inexorable et que ma main rencontre une pierre froide toutes les fois que je veux faire un pas en avant. Les choses qui m’intéressaient autrefois me remplissent à présent de tristesse. Je ne peux pas lire des romans, tant leur trame est fade. J’ai essayé l’autre jour de jouer au bridge, et j’avais mal à la tête au bout d’une heure. Les conversations de mes amies sont insupportables. Le souvenir du bonheur que j’ai eu et qui est perdu est un supplice de tous les instants, Aussi j’ai décidé de mourir.
Comme pour planter cette décision dans son cerveau, Jacqueline traversa sa chevelure d’une longue épingle à tête de nacre dont elle assura son chapeau sur sa tête. Elle en regarda une seconde l’effet dans la glace et elle reprit :
— Tout est fini pour moi. Je ne pourrai plus jamais aimer. Vous le voyez, je suis très calme. J’envisage les choses froidement, telles qu’elles sont. Il vaut mieux mourir que de vivre sans amour. Je voulais m’empoisonner, mais il paraît que l’on souffre horriblement et j’estime que j’ai eu plus que ma part de souffrance. La fenêtre est ouverte parce que tout à l’heure je m’y suis penchée avec la pensée qu’un vertige me prendrait et que je me laisserais tomber. Quelques secondes de plus et c’était peut-être fini, A quoi tiennent les choses ? On a sonné. Je suis allée ouvrir. C’était un télégramme pour m’inviter à dîner. Cela a changé mes idées. Je me suis dit qu’une femme écrasée dans la rue, devait être un spectacle horrible. Alors j’ai trouvé un autre moyen. Je veux finir dans un étourdissement, dans une griserie. Je me tuerai en buvant rapidement, de toutes mes forces, le poison de ce que l’on appelle le plaisir. Tout ce que la vie peut offrir de sensations je vais le chercher et je m’en saturerai, jusqu’à ce que je sois consumée et que la mort vienne. N’est-ce pas la plus belle manière de mourir ?
Jacqueline se leva.
— Vous m’excusez, n’est-ce pas ? Je suis obligée de partir car nous dînons tôt pour aller au théâtre ensuite.
— En effet, Jacqueline, il y a différentes manières de mourir, et celle-là est encore la plus acceptable.