← Retour

Les colombes poignardées: roman

16px
100%

CHEZ LA VOYANTE

C’est une chose très connue, me dit Jacqueline. Toute la guerre à été annoncée par un moine du moyen âge. Mon ancienne femme de chambre, qui est maintenant manucure, est venue me voir hier et m’a parlé d’une jeune fille extraordinaire qui fait des prédictions et lit dans les cartes. Il n’est pas douteux que certaines personnes aient le don de voir dans l’avenir. C’est prouvé et même scientifique. Je voudrais savoir si je vais recevoir bientôt une lettre de Marco. Voilà l’adresse que m’a donnée mon ancienne femme de chambre. Allons-y.

Je sais que d’une façon générale, les voyantes, désireuses de contenter et d’augmenter leur clientèle n’annoncent que des choses heureuses. Je consens donc à satisfaire le désir de Jacqueline, et nous partons.

L’extraordinaire jeune fille habite, dans un quartier très éloigné, une maison très pauvre. L’escalier est minable, une odeur de bois pourri et de cuisine s’en dégage et je m’étonne en le gravissant que des gens qui ont le pouvoir de connaître les choses futures, l’emplacement des trésors cachés, les pensées secrètes des hommes, ne se servent pas de ces vertus pour améliorer un peu leur sort matériel et obtenir au moins de mener leur vice prophétique dans des lieux moins nauséabonds.

Sur une porte à droite du cinquième étage est collée une étoile de papier doré. Cette étoile, et après que la porte se soit ouverte, l’andrinople rouge qui tapisse les murs de l’antichambre, nous indique que nous venons de pénétrer dans un domaine magique.

— Quelques instants seulement, dit un gros homme d’aspect joyeux, qui ressemble à l’idée qu’on se fait de Tartarin. Ma fille est occupée avec des personnes, des personnes considérables, qui sont venues la consulter. Elle va être à vous.

Il nous fait asseoir dans une salle à manger modeste et il nous entretient de ses vues personnelles sur la guerre. Je détourne la conversation et je lui demande comment il s’est aperçu du don de double vue de sa fille.

« Ce n’est pas à proprement parler de la double vue, c’est de la voyance, la connaissance merveilleuse des faits passés et futurs que possède cette âme élue, déclare-t-il avec orgueil. J’ai tout ignoré jusqu’à ce qu’elle eut quinze ans. Un de mes amis qui est placier en vins déjeune un jour avec nous. Il regarde ma fille et dit : Je n’ai jamais vu d’yeux pareils. Je me suis occupé de magnétisme et je suis sûr qu’on pourrait l’endormir. Je réponds : A quoi bon ? Il reprend : Faisons une expérience. Ma femme a égaré ma montre et ne peut la retrouver. Je vais endormir la fille et le lui demander.

Il fait des passes et lui ordonne de dormir.

— Où est ma montre, demande-t-il ?

— Elle est au Mont-de-Piété, dit ma fille.

— C’est impossible, s’écrie mon ami.

— Le reçu est dans le porte-monnaie de votre femme.

Il rit et la réveille.

— Ta fille n’a pas le don de double vue, dit-il.

Mais le soir même il revenait. Il avait trouvé le reçu dans le porte-monnaie, et sa femme avait avoué avoir porté secrètement la montre au Mont-de-Piété.

— Depuis ce temps j’endors moi-même ma fille. Vous ne pouvez pas vous douter de la quantité de choses qu’elle a pu prédire et qui sont arrivées. Aussi beaucoup de personnages très importants viennent la consulter. Sa renommée s’est accrue, on a parlé d’elle, et l’on accourt maintenant ici de tous les points du monde. Un des plus grands banquiers de Paris ne fait pas une seule affaire sans demander à ma fille une ligne de conduite. Il m’est absolument interdit de révéler certaines visites que j’ai en ce moment. Cependant je peux vous le confier parce que vous avez l’air de personnes très sérieuses. Un officier d’état-major était à cette même place ce matin. Il y a certaines opérations militaires qu’on hésite à faire en ce moment et dont dépend l’issue de la guerre. Faut-il engager ces opérations ? C’est ce que les chefs se demandent. Mais je ne peux, sous aucun prétexte, vous en dire davantage.

La porte s’ouvrit et nous fûmes en présence d’une jeune fille un peu forte, aux yeux humides, avec des bandeaux noirs.

Elle sourit en nous voyant et nous fit passer dans une petite pièce, tendue aussi de rouge.

Son père fit vaguement quelques passes magnétiques de son côté et dit à voix basse :

— Elle est endormie, je vous laisse.

La jeune fille avait pris La main de Jacqueline.

— Vous avez un ami qui vous aime beaucoup. Oui, vous êtes entourée de beaucoup d’amour.

Ici, elle interrompit une seconde l’extase qui commençait pour me jeter un long regard.

— Il faut aimer cet ami. Vous recevrez des lettres d’affaires et vous serez entravée dans vos projets. Il y a un voyage en perspective et des ennuis. Mais l’amour de votre ami vous assure le triomphe.

Elle me jeta un nouveau regard, comme la palme qui devait assurer ce triomphe.

Elle dépeignit ensuite longuement et sous des couleurs agréables le caractère de Jacqueline, puis le caractère de son ami, un homme d’affaires très intelligent qui devait la conduire par la main à un bonheur éternel.

Elle ponctuait chaque parole d’un regard ou d’un sourire vers moi pour qu’il n’y ait aucun doute sur l’ami auquel ces éloges étaient adressés.

— Mais enfin, dit Jacqueline, la personne à laquelle je pense, m’aime-t-elle.

— Je vois l’amour, la réussite et le bonheur pour vous deux, dit-elle : et je crus que, dans sa certitude de notre union, elle allait mettre la main de Jacqueline dans la mienne et nous donner une bénédiction supra-terrestre.

Nous nous levâmes.

Le pouvoir du merveilleux est si grand sur les femmes que Jacqueline eut encore la naïveté de me murmurer à voix basse :

— Demandez-lui quand la guerre finira.

Je posai la question.

— Je vois de grands mouvements d’hommes, beaucoup de feu et beaucoup de sang. Je vois l’empereur d’Allemagne couché au bord d’un petit bois, dans un champ de trèfle. La guerre finira entre le 25 et le 30 septembre 1915.

Tout cela, avec les salutations et les amitiés du père, ne coûtait, comme prix de guerre, que cinq francs.

Dans l’escalier noir, Jacqueline dit :

— Ainsi la guerre va durer encore deux mois.

Et, sur le seuil, elle s’appuya sur mon bras et elle dit encore :

— Est-ce drôle, elle a cru que vous étiez mon amant.

Et elle rit en pressant son épaule contre la mienne.

Je ne trouvai pas que c’était drôle, mais je goûtai la sympathie qui était venue d’elle à moi par la porte entr’ouverte du merveilleux.

Chargement de la publicité...