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Les colombes poignardées: roman

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LA PSYCHOLOGIE DES LETTRES

Jacqueline reçoit des lettres de Marco. Elle se plaint de n’en pas recevoir un assez grand nombre, mais enfin elle en reçoit. Elle me consulte sur la portée, le sens amoureux des phrases qu’elles contiennent. Je tiens à lui faire plaisir et je m’efforce d’être un commentateur favorable de textes souvent arides.

« Barbas, mon adjudant, est décidément un homme charmant. Nous avons pris l’apéritif, puis dîné ensemble hier… Barbas m’a assuré que nous quitterions le dépôt la semaine prochaine… Je suis très content d’être l’ami de Barbas… J’espère qu’après la guerre tu feras la connaissance de Barbas… »

Cette dernière phrase surtout me sert d’argument.

Une des caractéristiques de l’amour est de vouloir que tous les êtres qui vous sont chers soient réunis par une affection commune. Marco a une nouvelle et grande amitié, celle de l’adjudant Barbas. Puisqu’il voudrait que Jacqueline connaisse Barbas, c’est qu’il aime Jacqueline.

Oui, mais pourquoi les lettres de Marco ne sont-elles pas pleines des marques de tendresse qu’elles renfermaient autrefois ?

Je m’efforce de démontrer que l’âme de Marco suit une évolution à peu près générale chez les jeunes gens dont la guerre a changé brusquement le mode de vivre.

Ils sont soudain retournés en arrière de quelques années, ils sont redevenus des camarades, des êtres faits pour vivre entre hommes, avec des plaisirs d’exercice physique, de beuveries, de nourriture et de conversations grossières. Leurs maîtresses, la vie parisienne, le cadre ancien, sont des choses dont ils rougissent presque avec les hommes vulgaires qui, à présent, sont leurs chefs et dont ils recherchent l’amitié. Il ne faut pas s’alarmer de cela. L’amour reprendra ses droits un peu plus tard, c’est une sorte de trêve de l’amour qui va durer autant que la guerre.

— Mais enfin, dans ce dépôt d’Albi, il me trompe peut-être.

— Mais non, Jacqueline. C’est une chose bien connue qu’il n’y a pas de femmes en province, et surtout dans le Midi. Toutes les femmes sont à Paris. Ailleurs il y a des hommes et une vaste catégorie humaine où l’on peut trouver des mères, des sœurs, des tantes, avec des visages où sont des qualités de prévoyance, de sagesse, de bonté, mais il est impossible d’y découvrir l’ovale au teint clair que surmonte un petit chapeau de rien du tout très à la mode, qui peut faire le visage d’une maîtresse.

Que de fois, il y a quelques années, avec la naïve illusion de la jeunesse, j’ai débarqué dans des villes de province et je me suis élancé sur des esplanades désertiques et ensoleillées, faisant tourner ma canne et jetant de droite et de gauche des regards enflammés. Des familles mornes me croisaient. Il y avait des jeunes filles au visage trop bien portant, un peu rouge, et dont j’étais séparé, du reste, par l’abîme des préjugés sociaux.

On m’amenait voir la gérante du bureau de tabac. Certes, elle semblait favorable à une conquête assez rapide. Mais quand on avait fait une provision de cigarettes suffisante pour une consommation de plusieurs mois, quand on avait toutes ses poches bourrées de boîtes d’allumettes et assez de timbres pour un an de correspondances, on s’apercevait qu’on en était au même point et que son sourire engageant en vous offrant un paquet de Gianaclis était le même pour tous les jeunes gens de la ville, automatique et éternel.

On me montrait à la musique deux ou trois femmes qui avaient la réputation d’avoir beaucoup d’amants. Mais ces amants étaient le procureur, les professeurs du lycée, les conseillers de préfecture, des gens établis dans la ville qui avaient pu avancer, pour cette conquête, un capital énorme de parties de cartes avec le mari, de promenades avec la mère, de cadeaux et de temps perdu.

Le voyageur était irrévocablement voué à la solitude sentimentale. Cette solitude devait être aussi inexorable pour le simple soldat qui ne pouvait agir ni par le costume ni par le prestige de la situation.

Non, Jacqueline ne devait pas être trompée.

— Cependant, on m’a dit que dans chaque ville de province… pour les soldats… il y avait une maison…

Je me récrie que Marco est un être bien trop délicat. Je me rappelle une petite ruelle antique, des maisons de briques le long du Tarn sur lesquelles s’allonge l’ombre de la cathédrale, et les seuils où se tiennent deux ou trois femmes aux peignoirs bariolés, tandis que d’un corridor d’une extraordinaire saleté se dégage un souffle d’ail et de parfums à bon marché.

Un souvenir de collège me revient. Je crois entendre le piano faussé, je revois les glaces rayées, la clarté du gaz qui s’y reflète, les meubles aux velours usés. Je pense en moi-même que ces fêtes de la dix-huitième année ont parfois de singuliers retours dans le cœur des hommes.

Je sais combien la créature est faible. Je me représente la tristesse de Marco évoquant, auprès d’un corps mille fois flétri par toute une garnison de guerre, la forme longue et pure de Jacqueline, et j’ai pitié de lui pour ce dégoût, pour cette épreuve à laquelle on n’échappe pas, inexorable comme le conseil de révision, ou le voyage dans un train de troisième classe bondé et c’est avec une immense sincérité que je répète en songeant à sa trahison :

« Rassurez-vous, Marco vous aime. »

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