Les colombes poignardées: roman
EN CE TEMPS-LA
En ce temps-là, les robes décolletées furent suspendues dans les armoires, et le petit bruit de leurs paillettes s’éteignit dans les appartements. En ce temps-là, la partition des chansons nouvelles, les brochures où l’on apprenait des rôles furent jetées sur les pianos comme des choses, mortes désormais, dont les caractères n’avaient plus de signification. En ce temps-là, les bijoux furent enfermés dans leurs coffrets, les perles se ternirent soudain et le bâton de rouge du maquillage tomba de bien des mains délicates pour faire une petite goutte de sang symbolique sur le tapis. En ce temps-là, de beaux yeux qui savaient tout se mirent à regarder la vie avec une subite ingénuité, de beaux yeux profonds et sombres devinrent bleus comme le ciel du matin. En ce temps-là, les voluptueuses devinrent chastes et les lèvres éperdues de désir ne connurent plus que le baiser qui se pose sur le front. En ce temps-là, d’étranges et fraternels conciliabules eurent lieu entre les femmes de chambre du septième étage et les élégantes locataires du premier. En ce temps-là, le fils de la concierge et le petit jeune homme amant de la demi-mondaine devinrent, par une subite égalité, de sublimes compagnons d’aventure. En ce temps-là, les tziganes des orchestres quittèrent leur costume d’opérette pour le pantalon rouge et la veste bleue, et le dernier tango expira. En ce temps-là, beaucoup de femmes commencèrent une campagne de Paris où il y avait aussi des marches bien épuisantes, des retraites bien douloureuses, des contre-attaques mortelles. Il fallait s’emparer de cette colline, hérissée d’humiliations plus terribles que les shrapnells, qui s’appelle le Mont-de-Piété. Il fallait attendre longuement, pour surprendre l’ennemi bien abrité derrière un guichet de la mairie et qui jetait sur vous des regards de mépris, des paroles brèves et incompréhensibles qui vous traversaient mieux que les balles des mauser. Il fallait soutenir une lutte héroïque pour rapporter le butin modique d’un franc vingt-cinq. Il fallait affronter des pitiés insolentes, entendre tonner des réclamations de fournisseurs aussi assourdissantes que les canons, subir l’assaut de tous les créanciers de votre vie entière. Il fallait grelotter dans les tranchées faites de ses propres meubles, parmi le suintement de la solitude, auprès du calorifère que le propriétaire n’avait pas voulu rallumer.
En ce temps-là, il y eut de grands héroïsmes cachés. De petites mains dont étaient tombées toutes les bagues serrèrent le manche d’ivoire de leur ombrelle avec l’énergie que l’on met à serrer la poignée d’une épée. Des visages exquis qui n’avaient reflété que l’amour revêtirent le masque du courage. Des corps fins qui n’avaient connu que les combats passionnés de la volupté, les lits tièdes, les bains parfumés, se tordirent âprement pour lutter avec le malheur. Sous la cuirasse des robes, de petits cœurs d’oiseaux battirent d’une émotion plus forte que celle qu’avait jamais donnée le rendez-vous le plus désiré. Il fallut lutter avec sa patience, avec sa résignation autant qu’avec sa bravoure. Il n’y avait pas de soleil de victoire à espérer, nul drapeau ne flottait pour le rassemblement, et au lieu de musique militaire on n’entendait, dans une cour lointaine, que le chant d’un musicien perdu avec son accordéon qui vous déchirait le cœur. Il y eut des blessures inguérissables, il y eut d’admirables morts qu’on ne saura pas et, dans des chambres solitaires, les puissances qui veillent autour de nous ont dû déposer d’invisibles légion d’honneur, sur de menus seins à jamais glacés.