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Les colombes poignardées: roman

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PAROLES DANS LA FUMERIE

Des larmes ont coulé en grand nombre, des rires se sont tus, d’autres ont recommencé à résonner, des amis sont partis, d’autres sont morts, d’autres sont revenus.

Penché sur la petite lampe, Miely, l’ancien magistrat colonial, tisse une pipe avec un soin méticuleux, et son visage exprime un calme bonheur.

Il a été amputé d’une jambe.

Lui qui avait passé plusieurs années de sa vie sans voir le soleil et qui ne connaissait plus du monde que le silence de son appartement clos et le grésillement de l’opium, il fut jeté dans la fournaise de la guerre, et il se battit avec héroïsme pendant des mois. Il raconte comment, au cours d’une charge à la baïonnette, blessé à la jambe par un obus, il resta deux jours dans une tranchée, et il ne dut qu’aux boulettes qu’il avait emportées, la force morale pour attendre d’être secouru.

Maintenant il est tranquille et joyeux.

— A quel malheur ai-je échappé ! dit-il, et que serait-il advenu, si au lieu d’une jambe, c’eût été un bras qu’on m’eût enlevé ? Je n’aurais pu faire moi-même mes pipes. J’aurais été comme un musicien sourd ou un peintre devenu aveugle. Avant la guerre, je passais toute mon existence à fumer, couché sur mes matelas cambodgiens. J’étais obligé d’écouter mille sermons de mes amis qui m’exhortaient à aller au restaurant, au théâtre, et j’avais parfois certains remords. A présent je suis délivré des discours amicaux et des remords. Grâce à la suppression heureuse de cette jambe, ma vie devient pour la première fois juste et normale.

Et il aspira une grande bouffée et fit tourner dans la chambre des volutes sombres qui montèrent vers je plafond, comme un signe de reconnaissance.

Polly et Dolly soulevèrent leurs visages enfantins, et, s’adressant à Jean Noël comme s’il était particulièrement qualifié pour répondre, Polly demanda :

— Quand supprimera-t-on les guerres ?

— Puisque l’humanité est revenue à sa barbarie première, dit celui-ci, le meilleur moyen de supprimer les guerres, le seul moyen même, est de ne plus donner de guerriers au monde, de n’avoir plus d’enfants. Ainsi l’amour serait purifié, délivré de son rôle de fonction. Les êtres pourraient s’adonner, en toute liberté, au plus haut des arts, à celui qui les résume tous, la volupté.

— Nous sommes absolument de cet avis, dirent presque en même temps Polly et Dolly.

— Nous toucherions alors à la fin de l’humanité, mais ce serait une fin splendide. La race s’épurerait et diminuerait.

Le travail ne serait presque plus nécessaire, car les hommes seraient très peu nombreux et les réserves suffiraient à les nourrir. Parfois un enfant naîtrait encore. Sa rareté le rendrait plus précieux et plus affiné. Il serait accueilli comme le témoin attardé des choses finissantes. L’humanité s’éteindrait dans une apothéose d’intelligence et pourrait peut-être atteindre en mourant, ce pourquoi elle est née, son maximum d’amour et de supériorité.

La petite Marcelle se souleva et dit :

— C’est absurde. C’est parce qu’il y a une très grande quantité d’hommes que l’on a des chances d’en trouver de temps en temps un d’une intelligence agréable et d’un physique à peu près possible.

— Je fais partie de cette humanité grossière qui pense qu’il faut avoir beaucoup d’enfants, dit la grande Lucienne.

Alors, malgré que ses paroles n’avaient aucun rapport avec ce que l’on disait, Jacqueline, sous un kimono qu’elle avait à dessein choisi de couleur sombre, pour être en deuil, même dans l’intimité de la fumerie, prononça :

— En somme, pendant la guerre, ce sont les hommes qui sont favorisés et les femmes qui sont à plaindre. Les hommes ont la chance d’avoir une vie variée, de partir, de voir la nouveauté des combats, même de mourir. Ils passent dans des costumes bleu de ciel, enveloppés d’une auréole héroïque, ils sont admirés et choyés. Mais nous, soit que nous soyons livrées à nous-mêmes loin de celui que nous aimons, soit que la mort nous en ait privées à jamais, nous ne jouons aucun rôle, nous sommes condamnées à une attente insupportable et nous nous trouverons un peu plus tard infiniment trop nombreuses devant des hommes dont la guerre aura fauché le meilleur par le nombre et par le choix.

— Les femmes sont restées au foyer. Elles font des vœux pour que les hommes vivent, dit Dante. Mais au loin les hommes meurent. Le sage pensera que les femmes ont la meilleure part.

— Nous mourons un peu chaque jour, reprit Jacqueline, de la mort lente de l’énervement et de l’espoir inutile, et nous mourrons davantage après la guerre de la joie déçue, du temps perdu et de la vieillesse qui viendra plus vite à cause du mal que nous aurons à aimer.

— Pour moi, ce qui m’a le plus rempli d’étonnement durant la guerre, dit Jean Noël, c’est la prodigieuse facilité que les femmes ont, sinon à oublier, du moins à jouir de la vie comme si elles avaient oublié. La puissance merveilleuse du plaisir est invincible en nous. A peine sommes-nous abattus par une grande douleur, qu’un désir de joie physique, de joie grossière se lève dans notre âme, et ce désir est d’autant plus grand et d’espèce plus commune que l’ordre de la douleur est plus élevé. Cela s’applique davantage encore aux femmes qu’aux hommes.

« Tenez, allez donc au Bois un matin et montez l’allée des Acacias. Vous y verrez passer comme jadis de délicieuses silhouettes de Parisiennes. Suivez-les quelques instants, vous verrez qu’elles marchent avec la même légèreté, que leur petite toque s’enfonce aussi élégamment dans leurs cheveux, que leur maquillage est parfait, que leurs bas sont de soie, que leurs jupes sont courtes à souhait, selon la mode nouvelle, et laissent voir leur cheville. Parlez-leur. Interrogez-les. Elles ont toutes une grande blessure au cœur, un grand chagrin qu’elles racontent longuement, mais vous pouvez les inviter pour le thé, pour le dîner, pour le théâtre. Une immense avidité de plaisir les possède. Elles ont besoin de courses en auto, de papotages dans des réunions d’amies, de frémissements de robes dans des restaurants à la mode. Demandez-leur ce qu’elles ont pensé et ce qu’elles ont fait depuis la guerre. L’évolution a été la même pour toutes et vous voyez que leur pensée a changé en quelques mois à peu près comme ont changé autrefois leurs rêves de jeune fille. Elles ont commencé par des projets d’économie, de robes montantes, de vie austère. Ainsi dans les pensionnats, jadis, elles décidaient d’entrer au couvent, de vouer leur vie à la religion. Elles ont voulu vouer le temps de la guerre à une chaste et religieuse attente. Mais, de même qu’aux jours de l’adolescence, il a suffi d’un visage rencontré, d’une musique entendue, pour que les résolutions s’évanouissent.

Je me souviens qu’allant voir un de mes amis, dans sa propriété, aux environs de Paris, je vis s’envoler à mon arrivée, sur le seuil de la maison, de merveilleux oiseaux. Ils étaient d’une blancheur immaculée et tous avaient, sur leur gorge frémissante, à la place du cœur, une large tache couleur de sang. Je pensai un instant que, blessés à mort, leurs plumes vibrantes et leur petit corps traversés par quelque arme invisible, ils allaient expirer sous mes yeux. Mais non, ils volaient de ci de là, et ils revinrent bientôt picorer paisiblement, malgré leur splendide blessure, les mies de pain que leur jetait mon ami.

« C’est une espèce, me dit-il, que l’on appelle les colombes poignardées. On dirait que ces colombes perdent sans cesse leur sang, mais elles vivent davantage en général que les autres oiseaux de la famille des pigeons. Les colombes poignardées ! Voyez la beauté de leurs ailes, la légèreté de leur vol, et comme le ciel est embelli quand elles le traversent. »

Il me semble que beaucoup de femmes sont pareilles aux colombes poignardées. Elles picorent de ci de là, elles ont une grande blessure qui saigne, mais elles sont très blanches et très belles et peuvent voler très haut.

FIN

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