Les colombes poignardées: roman
INTERVENTION DE LA DESTINÉE
Il arrive toujours un moment où l’on rentre chez soi et où l’on se jure d’y mener désormais une vie régulière et laborieuse.
C’est ce que je fis, et quelques jours passèrent encore dans la plus grande incertitude sur la conduite que je devais avoir vis-à-vis de Jacqueline ; et ces jours furent troublés par le souvenir d’un bruit de lourdes bottines tombant à côté de petites mules, sans que je puisse démêler si ce bruit était le résultat d’un songe ou d’une réalité.
Et une après-midi que ce problème m’agitait encore, on sonna à ma porte et je vis entrer Jacqueline.
Tout de suite elle pleura et elle tomba dans mes bras.
Marco a dû écrire sans doute, pensai-je.
Et dans la douleur qu’elle avait, je distinguai un peu de solennité, un peu de convention voulue qui me fit tout de suite penser que cette douleur, bien que sincère et profonde, ne serait pas à jamais inguérissable.
— Marco est mort ! Marco est mort ! répéta-t-elle sur mon épaule, et je veux mourir aussi.
— Oui, le lendemain de votre visite, son régiment est parti pour le front. Et le premier jour, il est tombé d’une balle entre les deux yeux. Je ne l’ai appris qu’il y a quelques jours en allant demander des nouvelles à son beau-frère, Un certain Barbas avait écrit pour raconter comment cela était arrivé, et il a renvoyé tout ce que Marco avait sur lui. Il n’y avait rien pour moi, pas une lettre, pas un mot, rien.
Et Jacqueline pleurait à grands sanglots. Elle se désespérait avec toute sa sincérité de petite femme légère et amoureuse.
Alors, je compris combien le mensonge est grand et merveilleux, combien il est le réconfort de la vie, la couleur qui permet d’embellir et de transformer, le chemin de l’espérance.
Et je dis :
— Marco vous adorait, Jacqueline. Il ne vous écrivait pas ? Pourquoi ? parce que les correspondances militaires étaient surveillées et qu’il avait peur d’être mal noté à cause d’une liaison irrégulière.
Je parlai sans crainte de l’invraisemblance avec une immense autorité.
— Marco vous adorait. Il a passé une journée entière à me le répéter. Quand je l’ai vu, il savait qu’il partait pour le front le lendemain, et ses dernières paroles ont été : Je n’ai aimé que Jacqueline, et si par hasard je meurs à la guerre, toi, notre ami commun, dis-lui bien…