← Retour

Les colombes poignardées: roman

16px
100%

LA DANSEUSE

Nous avions besoin d’essence. L’automobile s’arrêta à l’extrémité d’un petit village. Pendant que le chauffeur s’élançait vers une boutique avec ses bidons, nous fîmes quelques pas en avant.

Il faisait très chaud et l’ombre des platanes ne nous protégeait qu’à demi. Derrière une barrière, il y avait un potager, puis un terrain lépreux et une sorte de ferme.

Un chien aboya. Nous nous avançâmes dans l’intention de demander du lait.

Sur le seuil de la maison parut une paysanne grande et svelte. Elle nous fixait avec des yeux stupéfaits, puis elle poussa un cri et agita les bras en courant vers nous.

La paysanne était Pomone, la danseuse du Moulin-Rouge, une amie de Jacqueline.

— Vous le voyez, dit-elle, je suis retournée à la terre. La guerre m’a rendue aux occupations de mon enfance. Je fais du jardinage, je bêche, j’arrose.

— Qu’est devenu le petit Luco, demandai-je ?

C’était son amant, un jeune danseur, qui jouait avec elle de petits ballets à deux personnages.

— Je ne sais pas. Il n’avait aucun talent. La seule chose bien que je lui ai vu faire a été de mimer la peur quand la guerre a été déclarée. Je ne danserai jamais plus avec lui.

Pomone nous fit entrer. Sa grand’mère, une très vieille paysanne, était assise dans une rustique salle de ferme devant une grande table en bois.

— Il y a à peine un mois que j’ai quitté Paris, et la vie de théâtre me paraît déjà si lointaine. J’ai voulu me rendre utile. Que pouvait faire une danseuse du Moulin-Rouge ? Je pensais que ce qu’il y avait de mieux, puisque je n’avais aucune capacité pour être infirmière, était de faire sortir de la terre quelques rangs de légumes, de collaborer, pour une parcelle infime, au grand effort général.

Nous nous étions attablés devant des verres de vin rouge que nous avait servis Pomone.

A ce moment nous vîmes plusieurs soldats âgés, des territoriaux gardiens de voie ferrée qui étaient à la porte et se demandaient en nous voyant s’ils devaient entrer.

Pomone rit.

— Ils viennent pour la représentation. Que peut faire aussi une danseuse quand elle a arrosé des choux ou arraché des pommes de terre ? Elle peut danser. C’est ce que je fais pour ces soldats. Je leur donne le soir une représentation. Ils s’ennuient tellement ! Et puis, il y en a qui n’avaient jamais vu de danseuse de leur vie !

Une quinzaine de soldats étaient entrés. Ils étaient timides et parlaient à voix basse. La grand’mère avait ôté les verres et poussé la table.

Pomone nous avait quittés, et nous l’avions entendue monter l’escalier.

Elle redescendit au bout de quelques minutes. Mais ce n’était plus la paysanne de tout à l’heure. Elle s’était maquillée rapidement et elle était en maillot et en tutu.

— Voilà l’orchestre, nous dit-elle en nous montrant un jeune homme un peu bossu. C’est le fils du pharmacien : il a un violon et il joue n’importe quoi pour m’accompagner. Du reste, vous allez voir.

Pomone dansa comme il me sembla qu’elle n’avait jamais dansé de sa vie. Elle dansa l’héroïsme, l’amour, l’espérance, le goût de la beauté, le désir de la victoire, les sentiments qui s’agitaient au fond de ces cœurs simples. Et jamais assurément elle n’eut un public aussi recueilli, aussi religieusement admiratif.

Le chauffeur vint nous dire qu’il était prêt à repartir. Les soldats s’étaient retirés avec des bravos et des effusions d’admiration.

— Vous allez rester ici ce soir. Vous mangerez ma soupe rustique, et j’ai une chambre pour vous. Le lit est étroit, mais, puisque vous êtes ensemble depuis peu de temps, vous ne vous en plaindrez pas.

Nous refusâmes et nous eûmes beaucoup de peine à persuader à Pomone, en lui disant adieu, que Jacqueline et moi n’étions pas ensemble.

— Eh bien ! vous êtes stupides, nous dit-elle, comme nous partions.

Jacqueline gênée, se mit à rire, et moi je ne pus m’empêcher de songer que peut-être, en effet, nous étions stupides.

Chargement de la publicité...