Les colombes poignardées: roman
LES PALL MALL
— Je vous assure, Jacqueline, que ces cigarettes sont excellentes.
Mais non, Jacqueline ne les goûtera pas. Elle dit qu’elle n’aime pas ce tabac et qu’elle ne peut fumer qu’une seule catégorie de cigarettes qu’il faut se hâter d’envoyer chercher.
Ces cigarettes sont les Pall Mall. Et quand la petite boîte est enfin rapportée par la grosse cuisinière de Jean Noël, Jacqueline, avec un sourire de satisfaction, défait le paquet de ses doigts légers, s’enfonce dans le divan au milieu des coussins et jette vers le plafond des spirales de fumée.
Sur le plafond il y a une étoffe persane, un rayon de soleil traverse la fumée qui monte, et le visage de Jacqueline est entièrement renversé.
— Vous rappelez-vous, dit-elle, le déjeuner que nous fîmes ici, il y a deux ans, avec Marco ? Il avait ce complet vert que j’aimais tant, et il me regardait de ses yeux plus ingénus qu’à l’ordinaire dans son visage volontairement rosse. A cette même place il m’embrassait devant vous, et je ne sais plus qui a dit : Ils ressemblent à Paul et Virginie. C’était stupide, mais je me souviens que sur le moment, cela me fit un plaisir très doux.
Jacqueline posa sur un cendrier l’extrémité de sa cigarette dont il ne restait que le petit bout de liège, et il semblait qu’elle suivait dans l’air la vision de Marco en complet vert qui se dissipait avec la fumée.
— Encore une Pall Mall, Jacqueline ?
Il y eut de nouvelles volutes bleues et de nouvelles images dans la chambre.
— Vous rappelez-vous, dit-elle encore, le bal masqué des Mortigny ? Marco avait un costume d’incroyable et il était furieux après moi parce que je l’avais fait attendre au moins une heure, en voiture devant ma porte. C’était encore le temps béni où je le faisais attendre.
Nous répétions tout le temps du bal :
Comme c’est ennuyeux ici. Ce n’est que bien après que nous devions apprendre que nous avions passé là une des plus heureuses soirées de notre vie, Car c’est ainsi pour tous les bonheurs. On les regrette quand ils sont à jamais perdus. Mais quand on les vivait, on disait :
— Il fait froid… J’ai mal à la tête… Partons… J’étais en danseuse de papier, multicolore et bariolée, et Marco plaisantait :
— J’ai envie de te faire flamber comme une allumette, pour égayer cette morne soirée.
La soirée était follement gaie et j’avais forcé Marco à danser. Puis nous fûmes un peu gris. Puis, nous rentrâmes. Il pleuvait. Il n’y avait pas de voiture. Le papier de mon tutu était dans un état lamentable. Nous étions mouillés jusqu’aux os. Un petit jour triste se levait quand nous arrivâmes à ma porte. Je grelottais. Marco me dit :
— Je te réchaufferai en te prenant dans mes bras.
Et aussitôt la pluie, les becs de gaz clignotants, la lumière désolée du jour, le décor de cinq heures du matin, où traînent les laitiers, tout devint pour moi une splendide aurore.
Et Jacqueline regarda cette aurore où passaient des masques de toutes couleurs, dans le plafond, parmi la fumée lumineuse.
— Encore une Pall Mall, Jacqueline ?
— Vous rappelez-vous la fête de Neuilly, et les chevaux de bois, et la discussion qui s’éleva entre Marco et moi parce qu’il ne voulait plus que j’y monte ? Il prétendait qu’il y avait un monsieur qui restait là, à cause de moi, pour voir ma jambe au passage, et que je faisais exprès de relever un peu ma robe. C’était le temps béni où il était jaloux. Et je montai sur les chevaux de bois tout de même, et le monsieur resta là, et Marco, à cause de vous, n’osa pas laisser éclater toute sa jalousie. Et il répétait après :
— Ce que je m’en moque, en somme, moi, qu’un monsieur regarde ta jambe !
Mais ensuite en rentrant il me serrait le bras si tendrement ! Et le soir, il m’avoua qu’il avait souffert à cause du monsieur inconnu que je n’avais même pas regardé.
Que de souvenirs il y a dans la fumée des Pall Mall !
— Vous rappelez-vous la scène à propos de la lettre de son ancienne maîtresse ? Et le restaurant de la rue des Martyrs ? Et le soir, où, au cirque Médrano Gugusse me jeta du sable ? Et Lily’s bar ? Et l’ingénieur qui me fit cadeau d’une lampe électrique de poche ?
Sans doute les volutes bleues des Pall Mall précisent davantage cette image dernière, où bien la lampe électrique de poche rappelle-t-elle des souvenirs plus intimes et plus doux, car il y à une légère buée dans les yeux de Jacqueline.
— Marco ne fume que des Pall Mall, reprend-elle, aussi je n’aime que ces cigarettes. Croyez-vous qu’il puisse en trouver à Albi ?
— Cette marque est très répandue et assurément…
— Si à cette minute même il fume aussi des Pall Mall et s’il regarde comme moi la fumée qui monte, n’est-ce pas qu’il doit être forcé de penser aux mêmes choses ?
— Jacqueline, sur quoi basez-vous cette espérance ?
— Sur rien. Mais je crois fermement que nos esprits communiquent à travers l’espace par la fumée des Pall Mall. Aussi je fume malgré que le tabac m’enroue et que je n’en aime guère le goût.
Et Jean Noël s’émerveilla et il dit :
— Il est vain de plaindre les femmes quand elles souffrent d’être séparées de ceux qu’elles aiment, parce qu’elles ont des consolations inattendues et secrètes qui ne sont accessibles qu’à leurs cœurs légers.