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Les colombes poignardées: roman

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EN ÉCOUTANT DES MULES QUI TOMBENT

On ne sait pas à quoi l’on s’engage quand, allant au cinquième étage d’une maison, on s’arrête au quatrième pour y prendre le thé avec une ancienne camarade.

La guerre a créé un état nouveau de la sympathie. Les anciennes camarades ne sont plus ce qu’elles étaient jadis. Elles sont bien moins occupées. La solitude et l’oisiveté les ont transformées et leur camaraderie prend volontiers une forme sensuelle.

J’étais entré pour quelques minutes et je demeurai toute une semaine. Les pas de Jacqueline sur ma tête rythmaient matin et soir le remords que j’avais de la laisser sans nouvelles. Je me disais : Ce sera pour demain. Et le lendemain le charme des heures me retenait encore.

On ne peut s’imaginer combien il est difficile de demeurer avec un cœur tranquille quand on veut interpréter par les bruits la vie qui se déroule au-dessus de votre tête. Les appartements des maisons modernes se reproduisent de façon symétrique les uns au-dessus des autres ; l’on sait que ses voisins prennent leur repas à huit heures le soir, et l’on ne peut douter, les chambres à coucher étant inexorablement superposées, qu’ils ne se couchent à dix heures.

Or, chaque soir, dans la chambre de Chinette où je me trouvais, je sentais s’aggraver mon remords en entendant le bruit assourdi des mules de Jacqueline qu’elle jetait avant de rentrer dans son lit. Cela faisait comme deux soupirs de tristesse. Ces soupirs s’affligeaient sur l’incertitude où elle se trouvait sur la trahison de mon amitié. Ils étaient comme de petits regrets des choses qui n’ont pas été, qu’elle laissait tomber de ses pieds menus dans le passé.

J’aurais bien voulu ne pas les entendre. Je faisais mon possible pour les oublier. Je marchais, je remuais des objets, je causais avec animation. Que peut-on faire encore dans une chambre à coucher avec une aimable camarade ? Mais toujours il y avait quelques secondes de silence pendant lesquelles justement soupiraient les mules de Jacqueline.

Et un soir, il était tard, j’étais las, j’avais peut-être déjà sommeillé, il me sembla bien, sans que je puisse affirmer que ce ne fût pas une illusion, il me sembla bien que les deux soupirs des mules étaient suivis de deux autres soupirs plus bruyants, de deux bruits semblables à ceux qu’auraient fait en tombant sur le tapis deux lourdes bottines d’homme.

J’écoutai, dressé sur mon séant, avec une attention passionnée. Mais je n’entendis plus rien, ni dans la nuit, ni le matin. Je me dis que si quelqu’un avait été avec Jacqueline, fatalement un éclat de conversation serait venu jusqu’à moi, et je m’accusai de ma mauvaise pensée. Mais je me dis aussi que Jacqueline avait pu employer mille précautions de silence pour ne pas mettre au courant d’une présence d’homme, soit sa femme de chambre, soit des voisins dont elle aurait craint les bavardages.

Je fus pris de jalousie, puis je souffris de mon injustice. Et le soir suivant, insoucieux de la tendre camaraderie de Chinette, je pris un livre, je fis semblant de lire et j’écoutai. Mais assurément Jacqueline n’était pas chez elle, car je n’entendis ni claquement de porte, ni petit pas léger sur ma tête.

Chinette s’endormit, le temps passa. Où pouvait être Jacqueline à cette heure de la nuit ? Avec qui ?

Et très tard, presque au matin, il y eut un bruit d’auto dans la rue, la rumeur de l’ascenseur et ensuite, mélancoliques, j’entendis les mules de Jacqueline qui disaient tout bas la grande tristesse de se coucher seul, après avoir essayé de s’amuser, quand le jour va paraître…

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