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Vingt jours en Tunisie

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L’HEURE DES TERRASSES
SOIRÉE A LA MARINE

Cinq heures ! Quelques Européens, quelques officiers, commencent à se répandre dans les rues. Ces derniers descendent du camp où la sieste a dû être tiède sous la tente ; mais le bain de mer accoutumé en paraîtra d’autant plus délicieux, là-bas, derrière le vieux môle. A côté des bains, il y a un café dressé sur pilotis. Si le bateau de Malte est arrivé avec sa provision de neige, ou si la machine à glace établie par un israélite industrieux ne s’est pas une fois de plus détraquée, on pourra boire frais en regardant les flots qu’un dernier rayon éclabousse d’or et que fouette une brise légère.

C’est le plaisir de tous les soirs, lorsqu’on attend l’heure d’avant-dîner, l’heure charmante des terrasses.

Ce matin, — car les jours ressemblent aux jours, et bien qu’ayant l’air de continuer uniment le récit de mon arrivée, je suis ici depuis quarante-huit heures, — ce matin, vue des toits, Sousse était comme un champ de neige. Des dômes ronds, deux minarets, et dans les cours quelques dattiers dont on n’aperçoit que la cime. Puis, le soleil s’étant levé, tout soudain s’est teinté en rose, et des colombes qui paraissaient roses voletaient autour des petits poteaux portant le fil télégraphique qui court vers Kairouan, par-dessus la ville.

Maintenant, Sousse est redevenue blanche ; seulement, derrière ses créneaux en dentelle, le fond d’or uni des couchants d’Afrique a remplacé le vibrant azur matinal. Un vague crépuscule descend. Dans les rues étroites, passent et repassent avec mille cris des bandes pressées d’hirondelles.

Cependant, peu à peu, les terrasses se sont peuplées. Sur leurs parapets bas que des tapis recouvrent, à leurs angles où parfois un maigre figuier pousse, couchées, accoudées, assises les jambes pendantes, se tiennent des groupes de femmes qui causent, respirant la mer. D’aucunes voisinent, font des visites, passent d’une terrasse à l’autre. Le commandant, qui a apporté sa lorgnette, détaille leurs yeux noirs, leur teint brun et pâle, la forme originale de leurs bijoux d’argent et l’amusant bariolage de leurs costumes. « Voulez-vous les voir ? — Non, merci ! je préfère les rêver un peu. » Mon sacrifice n’est pas grand : depuis l’arrivée des Français, depuis que nous avons transformé le haut de l’hôtel en galant observatoire, les femmes arabes se méfient et ne se montrent guère. On en est généralement réduit à lorgner des juives, belles sans doute, mais visibles le jour à l’œil nu.

Cet hôtel est tenu par deux sœurs, deux énigmatiques Bas-Alpins qu’il me semble avoir déjà rencontrés quelque part, au pays peut-être, du côté de Manosque, ou plutôt en 1870 dans une buvette autour d’un camp.

On dîne à sept heures, habitude apportée de France par nos officiers. Je préférerais, si je m’installais ici pour longtemps, adopter l’usage local du souper fait très tard en rentrant, vers dix ou onze heures du soir, de façon à ne pas perdre sottement entre quatre murs l’agréable fraîcheur des premières heures de nuit.

Le dessert dépêché, le moka aspiré brûlant, on allume un cigare, — très sec et très fort comme tous ceux de la régie tunisienne, — et nous voilà recommençant notre éternelle promenade, nous voilà revenant à l’éternelle Marine par l’éternelle porte Bab-el-Bahr éternellement encombrée. Plusieurs fois la journée, le matin et le soir, avec une régularité de marée, Sousse passe et repasse par cette porte. Sans places ni jardins, Sousse étouffe, et sort de ses remparts quand elle veut respirer.


Il y a musique militaire au Bordj, décidément devenu depuis l’occupation française le centre de tous les plaisirs. L’endroit n’est pas trop mal choisi, et je ne sais rien de charmant comme cette placette ronde qui fut un fort, tout au bout de la jetée, en pleine eau bleue, avec sa petite tourelle d’angle, guérite où un fusil ne tiendrait pas debout, mais assez haute, paraît-il, pour une sentinelle accroupie à l’orientale. Tout autour, un rempart bas, coupé de larges créneaux, où sont assis des Arabes, des femmes juives ; de sorte que, entre un turban et une chechia, entre deux casques d’or voilés légèrement de mousseline blanche, on voit les flots luisants et le ciel profond criblé d’étoiles. Quatre ou cinq canons de fer, aussi innocents que rébarbatifs, s’allongent sans ordre, leurs vieux affûts chargés d’une grappe de gamins et le dos tourné à l’embrasure. Tout cela dans l’ombre, l’ombre claire des nuits d’Afrique, mais que fait par comparaison paraître noire la lampe d’un café d’officiers et le petit cercle éblouissant projeté sur les pupitres des musiciens. Un programme illustré, signé A. de Neuville, m’apprend que la musique est celle du 27e bataillon de chasseurs à pied.

La Marine est déjà tout en joie, bruyante et grouillante au bas des remparts qu’argente le reflet des lumières, et par-dessus lesquels palpite doucement, dans les étoiles, l’illumination des minarets. Chaque soir, vers sept heures un quart, au moment précis, disent les vieilles femmes, où il devient impossible de distinguer un fil blanc d’un fil noir, le canon du Ramadan, bourré à éclater, annonce aux croyants la fin du jeûne. Alors on boit, on mange, on fume, et c’est fête jusqu’à l’aurore.

Dans l’ombre, près du bastion, des Maugrabins de toutes couleurs entourent les fourneaux des débitants de viandes grillées. Un petit Maltais parcourt les groupes et vend des graines de melon et des pois chiches passés au four. Sous un toit carré que soutiennent quatre piliers, résonne un orchestre si discret que, même écouté de près, il ne couvre pas l’imperceptible soupir de la mer. Jasmin sur l’oreille, fumant la pipe ou la cigarette et savourant leur épais café, les bons Tunisiens se régalent de cette musique endormie, mais qui se réveille parfois, car voici un rythme rapide et vif, pareil à nos airs de bourrée.

Ici même, hélas ! dans ce coin tout oriental et musulman, on sent l’invasion européenne. Au café grec, généralement à ciel ouvert, mais caché sous une tente pour la circonstance, une chanteuse d’aventure, qu’un virtuose à longs cheveux accompagne sur le piano, détaille, avec des gestes d’Alcazar et d’Eldorado, la chanson nouvelle de l’an dernier. Du dehors, des enfants en burnous, des fillettes en casaquins roses, soulèvent la toile, essayant de voir. Plus loin, retentit le vacarme enragé d’un cirque. Un clown italien, funèbre avec son sarrau blanc constellé de rats en drap noir, un montreur de chiens dressés, une écuyère étique qui, entre chaque exercice de cheval, exécute comme supplément un pas de ballet dans le sable, s’y offrent pour quelques caroubes à l’admiration silencieuse des indigènes et à celle plus expansive de la colonie. Les Arabes sont en nombre, regardant de tous leurs yeux, pendant l’entr’acte, les premières où minaudent plusieurs dames et la loge du général toute reluisante d’officiers… Décidément, la couleur s’en va ! Ainsi, j’imagine, devaient dire les lettrés romains quand, pour récréer les soldats des légions, dans Sousse, — qui s’appelait alors Hadrumetum, — arrivèrent les premiers mimes.

A la sortie, je salue nos voisins qui rentrent un peu inquiets de s’être ainsi attardés. Quand je suis rentré à mon tour, après une assez longue flânerie, la maison ne dormait pas encore, et les fenêtres grandes ouvertes illuminaient la petite cour. Une lampe de cuivre à quatre becs éclairait les murs blancs, les marches émaillées, le plafond en rondins de l’escalier. Le domestique attendait, couché sur un tapis en travers de la porte.

Des amis sont venus, après la musique et le cirque. On a prolongé la soirée, causant, sujet intarissable, de tant de changement dans Sousse : les chercheurs de fortune débarquant par chaque paquebot ; les femmes légères qu’attire l’armée ; les cafés qui s’ouvrent à tous les carrefours, café Républicain, café Parisien, café de la Lune ; les magasins nouveaux ; une maison qui se bâtit ; une photographie qui s’installe.

On a rappelé aussi, avec une nuance de regrets, le temps si rapproché et si lointain où l’on sortait par les rues en robe de chambre et en pantoufles, où ces braves gens ne connaissaient de l’Europe que quelques boulets, souvenirs d’antiques bombardements, et, de temps en temps, un bateau marseillais s’arrêtant au large, vers lequel se dirigeait, semblable à un grand serpent noir, le long chapelet des barriques d’huile.

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