← Retour

Vingt jours en Tunisie

16px
100%

LE LYS DES SABLES

Eh bien, non, j’avais tort : cette sèche et blanche Tunisie, après m’avoir empli le cœur de la nostalgie de ses ruines, se fait coquette le dernier jour pour me laisser l’ivresse du regret, comme ces galantes filles d’auberge qui, au cavalier arrivé du soir et repartant pour l’aventure ou la bataille, versent le dernier coup de l’étrier accompagné du dernier regard, qui est inoubliable et qui grise.

Dans ce voyage autour d’une petite ville barbaresque dont, — assiégé que j’étais par l’infernal soleil, et sauf mes pointes hardies à Monastir, à Lempta, à Saalin, à Kairouan, — je n’avais jamais perdu de vue les remparts blancs ou roses, une exploration manquait : celle d’être allé en voyage d’au moins quinze minutes, jusqu’à la kouba de Sidi Giafr et jusqu’aux jardinets verdoyant sous les dunes.


Ayant quelques heures devant moi, j’ai voulu les employer à ce pèlerinage suprême. Tandis que Mahmoud et Younès se chargeaient de faire emporter à bord mon léger bagage, je me suis amusé à suivre les bourriquots qui trottaient vers le marabout et les sources avec leurs amphores vides.

Avant d’arriver au marabout, il y a bien quelques citernes, celles par exemple où lavaient les négresses dont le pittoresque africain m’avait si agréablement surpris le jour de mon débarquement, et d’autres encore réparties entre les indigènes et la troupe. Mais les indigènes ne s’y arrêtent guère ; ils préfèrent faire quelques pas de plus et se fournir à un puits monumental, orné d’une inscription arabe, situé en contre-bas du marabout, non loin de la porte rouge et verte laissant voir une cour où circulent des femmes, et du bloc de maçonnerie barbouillé d’une chaux épaisse figée en stalactites qui est le tombeau du saint homme vénéré là.

Auprès du puits, dont l’eau est douce si près de la mer, un petit café était installé. De bons Tunisiens, prolongeant les fêtes du Ramadan, fumaient, buvaient de l’eau fraîche et du café noir, mangeaient des melons blancs et des pastèques.

J’ai fait le tour du marabout et suis allé voir les jardins, improvisés au pied des grandes dunes, à l’abri d’une digue naturelle constituée par l’amas des sables plus récents. La fertilité y est grande ; quelques gouttes d’eau suffisent pour que, de ce sable aride, salin, brillant comme du verre broyé, sortent les plus magnifiques herbages. Un Arabe se promenait autour des jardins, entre-choquant deux fragments de brique et poussant de temps à autre un cri rauque pour éloigner des vols de moineaux qui venaient piller le millet et le maïs.

Il n’était pas six heures et le soleil oblique déjà jetait sur les dunes, hautes à l’endroit où je me trouvais et se donnant des airs de montagnes, l’ombre géométrique du marabout et de son dôme. Je m’étais étendu, contemplant la mer, sur le sable où verdissent, ensevelis jusqu’à mi-tronc, des mûriers d’Espagne, quelques figuiers sentant le bouc, et une solanée chargée de baies rouges que les Arabes respectent, croyant sa présence favorable à la fécondation du figuier.

Tout à coup un papillon bleu me frôla, le premier et le seul que j’aie vu dans ces climats brûlés, flocon d’azur, morceau de turquoise, pareil à ceux qui voltigent par bandes, dans nos villages, autour des fontaines.

En même temps, je sentis une odeur de fleur ! Et tout de suite j’aperçus la fleur, sorte de lis à double corolle, sans feuillage, dont la neige se confondait avec la blancheur éblouissante du sol. En même temps aussi, dans le mur de la kouba haut et carré comme la tour des chansons de chevalerie, derrière une fenêtre mystérieuse si petite qu’on ne l’avait pas grillée, j’aperçus, brune et pâle sous son bonnet d’or, une jeune femme, le visage nu, qui regardait l’infidèle. Elle se retira précipitamment, se voyant vue ; mais sa curiosité avait duré deux secondes de plus que sa crainte. Je feignis de m’éloigner, elle revint ; et, — ce fut sans doute une illusion, — je crus deviner un geste léger de sa main, un sourire, puis une moue enfantine à l’arrivée de la duègne irritée et ridée qui, elle aussi, me regarda.

Je compris que c’était fini et qu’elle ne se montrerait plus.

Alors, rêvant de croisades et de filles de khalife prisonnières, enviant presque, le dirai-je ? le sort du mitron de Sardaigne, j’allai cueillir le lis des dunes, et ce fut une sensation triste délicieusement quand, de mes doigts plongés dans le sable brûlant, je cassai sa tige glacée…


Nous sommes au large, la nuit tombe. Les terrasses de Sousse paraissent déjà noires, tandis que son enceinte s’avive de reflets ; et Sousse a l’air ainsi, diminuée par la distance, d’un collier d’argent oublié au bord de la mer. Une lumière, une flamme de bougie rose, allumée peut-être par la main d’ambre naguère entrevue, brille dans le marabout de Sidi-Giafr.

La petite flamme s’éteint : plus rien maintenant que le croissant de la lune et une étoile. Elles descendent rapidement. Bientôt l’étoile tremble et s’éclipse ; et la lune, trempant dans la mer sa fine pointe, semble un instant, à fleur d’horizon, une voile latine s’éclairant de quelque illumination féerique.

Puis, c’est l’infini de la nuit, le bruit de l’hélice et des flots roulant sur les flancs du navire, comme si nous remontions dans l’ombre un grand fleuve monstrueusement remué.

Cette nuit passée, puis encore un jour, une nuit encore, et, au second lever de soleil, je me réveillerai en vue de Marseille !

FIN

Chargement de la publicité...