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Vingt jours en Tunisie

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AU HASARD DES RUES

J’essaye un peu chaque jour de prendre l’hygiénique habitude de la sieste.

Mais toute cette après-midi, sous mes fenêtres, des camionneurs indigènes ont chargé de barils d’huile leurs charrettes courtes qu’ils appellent des arabas.

Sans compter l’odeur âcre et rance s’infiltrant à travers les lames des jalousies, c’est un vacarme à rendre fou. Qui donc inventa l’Orient silencieux ? Pour un rien, cheval qui s’ébroue, barrique mal équilibrée qui roule, les gens d’ici ont la rage de brailler ; le tout d’un accent étrange, guttural et dur comme si un peu de carthaginois leur était resté dans la gorge. A la saison de l’huile, c’est pire encore : Sousse ruisselante, assourdie de cris, encombrée de chameaux, d’ânes et de véhicules chargés d’outres, devient pour deux mois inhabitable.

Avec un pareil voisinage, travailler serait aussi difficile que dormir !

Je descends, j’entre chez le voisin, un riche Juif propriétaire d’oliviers et cause de tout ce beau tapage. Grands magasins voûtés recouvrant les citernes à huile, qui sont d’immenses réservoirs en maçonnerie. Sous l’œil du maître, deux vieillards à turban manœuvrent la pompe, doucement, comme s’il s’agissait de tirer l’eau d’un puits. A chaque coup, par une moitié d’outre dont le col sert de robinet, un épais flot d’or se dégorge et tombe avec un bruit amolli dans des mesures en brillant métal. Deux autres vieillards, à tour de rôle, comptent ces mesures en chantant sur un rythme traînant et plaintif une chanson interminable, et puis les versent dans les tonneaux qu’on va mener au quai et qui demain partiront pour Marseille.

La rue éblouit, toute blanche ! Le soleil perpendiculaire laisse le long des maisons, d’un seul côté, à peine un mince trottoir d’ombre. Personne ! Un grand silence à l’heure où nos villes européennes ont coutume de voir ruisseler la vie. Pompéï au clair de lune, avec ses rues étroites, ses maisons basses, sans fenêtres comme celles-ci, ne me parut pas, quand je la visitai, plus profondément endormie.

Sauf deux voies assez larges et relativement modernes, allant l’une de la porte Marine à la porte Neuve, et l’autre, qui lui est perpendiculaire, coupant par le milieu la haute ville dans la direction de la kasbah, Sousse, comme toutes les bourgades barbaresques, n’est qu’un enchevêtrement confus de ruelles et d’impasses en zigzag, compliquées d’arcades et de voûtes. Après huit jours, je ne m’y reconnais pas encore et m’y égare régulièrement.

Peu de rencontres, et toujours les mêmes !

Toujours, devant la maison qu’on bâtit, le même nègre gâcheur de mortier, en train de patauger dans la chaux vive, les pieds entortillés de chiffons, ce qui lui donne l’apparence monstrueuse d’un homme atteint d’éléphantiasis. Toujours, pour me barrer le passage près du même tas d’écorces de pastèques, à l’endroit où des Maltais habitent, le même porc noir, maigre et haut sur pattes. Comme il ne se dérange pas, je le frappe, il grogne, son maître arrive, et, tout en jurant, le réintègre au domicile déserté.

Les portes des maisons arabes restent closes, et le regard n’y pénètre guère ; celles des maisons juives, grandes ouvertes ou entre-bâillées, laissent voir un corridor aux murs reluisants d’émail, et par terre, des femmes, des filles couchées, paquets de chiffons colorés, avec une main ambrée et brune, un pied orné d’un bracelet d’argent qui dépassent.

Les rues sont propres relativement, grâce à la pression énergique exercée sur l’administration beylicale par le consulat français et l’autorité militaire. Le fumier a disparu, sinon la poussière. Çà et là, cependant, une outre vide, souillée de sable et imprégnée d’huile chaude et malodorante, une peau de mouton, de chevreau récemment écorché, recouverte de gros sel et en train de se tanner sous un vol bourdonnant de grosses mouches, rappellent qu’on est en pays musulman.

La promenade ainsi comprise me paraît charmante. C’est la solitude d’une course de nuit avec les agréments du plein jour. On flâne sans être dérangé, et l’on recueille comme en se jouant toutes sortes d’observations délicieusement inutiles.

Voici un moulin d’huile en réparation. Il est construit d’après le même système que dans nos villages provençaux : une meule que fait rouler, dans un bassin où s’écrasent les olives, le chameau ou l’âne attelé ; un pressoir à vis de forme primitive sous lequel, tandis qu’en geignant les hommes poussent à la barre, la pulpe broyée rend son huile à travers le treillis des « escourtins » en sparterie.

Voici un four, pareil lui aussi au four banal de quelque village du Var ou des Alpes. L’Arabe, gravement, y apporte sur une planche, pour les cuire, trois ou quatre pains de froment et d’orge que les femmes ont pétris à la maison ; il y apporte aussi son grain, car ici le moulin et le four fonctionnent sous la même voûte sombre et noire.

Le hasard des ruelles me conduit jusqu’à « la Sofra », une des curiosités de Sousse. C’est au milieu d’une placette, une citerne antique recouverte d’un massif en maçonnerie rond et surélevé, dont le tour se creuse en abreuvoir. Par l’orifice, fait d’un chapiteau corinthien évidé que les cordes ont marqué de profondes stries, un homme tire de l’eau, et le seau qui s’égoutte en remontant éveille sous terre comme un bruit de voix lointaines et mystérieuses. La Sofra inspire un grand respect aux habitants de Sousse, et aussi un peu de terreur. Il court sur elle des légendes où le souvenir des Romains se mêle à des histoires de génies.

Plus bas est une source jaillissante, venant de loin, du côté des Montagnes-Sœurs. Mais le Musulman, qui ne boit guère que de l’eau, en boit beaucoup, et la source ni la Sofra ne sauraient suffire à soulager l’inextinguible soif de la population soussaine. Aussi, longtemps avant que Richard Wallace eût doté Paris de ses fontaines, avait-on ici dans les souks et au coin des rues nombre de fontaines Wallace d’un caractère économique et original. Figurez-vous des réservoirs pratiqués dans l’épaisseur d’un mur et que, chaque matin, les âniers de Sidi-Giafr remplissent. Le canon de cuivre ne laisse point jaillir l’eau : par une combinaison hydrostatique que je laisserai expliquer à plus savant que moi, il faut téter pour qu’elle monte. Il paraît que c’est fort commode ; mais d’abord je ne pouvais comprendre ce que faisaient ces paysans courbés en deux, les mains et la figure collées au mur dans une attitude d’adoration.

Quelquefois ces fontaines ont des proportions monumentales. Près de la mosquée, j’en ai remarqué une assez belle, revêtue de faïences anciennes dans un encadrement de pierre ciselé à la mauresque et portant une inscription destinée sans doute à perpétuer le nom d’un généreux fondateur. Sous la voûte de la porte Bab-el-Garbi, qui s’ouvre du côté de Kairouan, on en rencontre une plus curieuse encore : c’est un sarcophage de marbre où quelques mots latins se déchiffrent. Quand je suis passé, un petit Arabe en manteau bleu, en chechia rouge, crispant ses orteils nus sur deux cailloux superposés, se haussait pour y boire. Le peu d’eau qui reste en ces pays est dû à des travaux d’origine romaine ; un poète verrait un symbole dans cet enfant qui se désaltère à un tombeau.


D’ailleurs, on trouve ici du romain partout ; et, si j’étais archéologue, je choisirais Sousse pour mon paradis. Aux angles des rues et des maisons, des colonnes antiques debout ! Au seuil des portes, des colonnes antiques couchées ! M’étant assis sur un banc de pierre, à un carrefour, un voisin s’est approché de moi et m’a parlé, par gestes, d’un homme très grand, très fort, qui avait des cornes. Je ne comprenais pas ; alors il m’a montré le banc, et je me suis aperçu que ce banc était tout simplement le torse en marbre, à cuirasse magnifiquement ouvragée, d’un guerrier. Au bas de l’escalier d’une école arabe, la dernière marche est formée d’un fragment de corniche du plus précieux travail ; les babouches et les pieds nus des petits épeleurs de Coran ont fini par en user les ornementations délicates.

Quelques résidents qui s’amusent à collectionner m’ont montré maints objets curieux : des pierres gravées, des intailles, une brique carthaginoise portant un rhinocéros en relief, des médailles frappées d’un seul côté représentant des groupes érotiques et satyriques, des monnaies romaines, grecques, du Bas-Empire, puniques, coufiques, marocaines, espagnoles, françaises, génoises, — bref, l’histoire monnayée et l’étonnante fricassée de guerres, d’invasions et de races de cet admirable pays. Le tout découvert autour de la ville ou dans la ville au hasard d’un canal creusé, des fondations d’une maison neuve : car, sauf un commencement de fouilles savantes exécutées, sous le patronage de Napoléon III, alors féru de sa vie de César, du côté de l’ancien port, une si riche mine est encore vierge.

Et moi-même, sans penser à mal, j’ai fait ma trouvaille. Oui ! derrière la kasbah, sous le rempart, à l’endroit où apparaissent quelques restes de constructions antiques, près d’un trou que des Arabes avaient creusé pour y prendre de la pierre à bâtir, j’ai ramassé, au milieu des cailloux et des débris de poterie, un petit cône à pointe arrondie portant encore des traces de peinture rouge. Est-ce un dieu carthaginois ou simplement un bouchon d’amphore ? Je penche pour le dieu et me rappelle cette phrase de Salammbô : « Il y avait à l’entrée, entre une stèle d’or et une stèle d’émeraude, un cône de pierre. Mâtho, en passant à côté, se baisa la main droite. » Dans la joie naïve de ma découverte, j’ai failli me baiser la main droite comme Mâtho.


Maintenant on me soupçonne de donner dans l’archéologie. Mon ami Marteroy, qui voyage dans le Sud, explorant les plateaux d’alfa, m’écrit qu’il m’attend à Maharès, où il y a une voie romaine, des citernes antiques peuplées d’hirondelles, une forteresse bâtie par les chevaliers de Malte, et une admirable porte de mosquée encadrée de carreaux émaillés, vrai chef-d’œuvre de céramique. Des officiers me signalent des aqueducs, des colonnades, des tombeaux et même des alignements de pierres druidiques. Il y a surtout l’amphithéâtre d’El-Djem, comparable, paraît-il, au Colisée, et que je ne saurais me dispenser de visiter. Je dis « oui ! » mais sans conviction. Voyager par ces chaleurs d’août ? Je franchirai peut-être un de ces matins la ceinture de remparts blancs où le Baal dévorateur m’assiége ; seulement ce sera, pèlerinage obligé, pour voir Kairouan la ville sainte, ou, plus près, la côte rocheuse de Monastir, riche en oursins et en clovisses roses, et, puisque Djerba et Gabès sont trop loin, la minuscule oasis d’El-Kantara, où mûrissent la figue et le raisin sous une forêt de dattiers frissonnant au vent de la mer.

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