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Vingt jours en Tunisie

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LA PLAGE

La première semaine, je me levais trop tard, vers six heures. A six heures, le soleil est haut et les femmes reviennent déjà de la lessive et du bain.

Maintenant, voici comment s’arrangent mes journées.

A la première aube, des chants de coqs, un braiement d’âne, les grognements d’un porc maltais me réveillent ; poussant mes volets, j’aperçois en face de moi, si près que je pourrais y toucher de la main, le rempart, son chemin de ronde que soutiennent des arcades pleines, et ses créneaux blancs, dont un rayon colore soudain la tranche en rose.

Au bas, la rue solitaire et poudreuse entre le mur et la maison. C’est d’abord le charbonnier, sorte d’Auvergnat d’Afrique, encapuchonné d’un sac et s’annonçant avec un cri rauque. Puis le marchand de marée, qui promène trois petits poissons blancs au bout d’une ficelle. Puis une carrossa conduite par un cocher nègre, — la carrossa du « Cadi des Juifs », m’a dit Mahmoud, — roulant sans autre bruit que celui des grelots, doucement, dans la poussière molle. Puis trois Juives, les lèvres peintes, les sourcils rejoints d’un trait noir, le bout des doigts rougi jusqu’à la seconde phalange comme si elles avaient écossé des cerneaux. Lentes et grasses, à trois elles tiennent l’en-plein de ma rue.

D’autres suivent, nombreuses ; car cette petite voie étroite et pleine d’ombre est le chemin qu’elles préfèrent pour aller à la mer et en revenir. Les voilà toutes : Kahmouna, Mariem, Daya, Kémisa, Semah, Kaïl, Kouka, Luna, Ziza, Leïla, Messaouda, Marzouka, Sultana, Lala, Schelbia, revêtues de la chemise transparente, serrée ; par-dessus, une tunique en soie voyante qui, arrêtée à la hauteur du caleçon et des hanches, laisse l’œil jouir de tout leur épanouissement, et que retient une ceinture souple, rayée d’argent, avec deux glands, qui, légèrement, se brimbalent. Elles ont encore un bonnet phrygien tout doré d’où retombe un long voile, ce qui fait que, multicolores par devant, elles ressemblent par derrière à de gigantesques toupies blanches. C’est le costume des simples jours ; les jours de fêtes elles ajoutent : des jambières d’argent ou d’or, des babouches encroûtées d’or, et une cuirasse de brocart ornée de broderies en relief luisantes et griffantes comme un corselet d’insecte. Elles vont ainsi lentement, d’une démarche chinoise, traînant dans des sandales que surélèvent des patins de bois leurs pieds nus frottés de henné, et laissant sur leur passage, avec le bruit des éclats de rire et l’éblouissement des vives étoffes, une odeur de musc, de jasmin et de rose.

Oh ! sans penser à mal et sans intentions provocatrices, car ce sont les plus respectables dames de la bourgeoisie israélite. Mais, d’abord, l’Européen s’y trompe et a quelque peine à prendre son parti de leur costume d’une si troublante étrangeté, qui les fait ressembler tout à la fois à des sultanes et à des danseuses de corde.

D’ailleurs, rassurez-vous ; les maris suivent : Haïm, Aroun, Nessim et Brahm, très fiers de la permission nouvelle qu’ils ont de porter le turban ; et, avec les maris, les gamins et les gamines : Bichi, Moumon, Sisi, Kiki, Mardochi, Sloma, tous en costume national, et tous, malgré leurs noms d’oiseaux, graves comme de petits patriarches.

Cependant, les femmes arabes, hermétiquement voilées de leur m’laffah, grand linceul noir ou blanc dont elles s’enveloppent, et portant sur la tête un paquet de linge, glissent le long des murs, fantômes anonymes.

La plage est très animée ; déjà Israël s’y baigne en famille autour des cabines. Plus loin, les femmes arabes, tout à l’heure si bien voilées et maintenant en simple chemisette, procèdent, au bord de la mer, à leurs savonnages quotidiens. Les unes, accroupies, battent la laine dans le sable à l’aide de la raquette d’un cactus, battoir économique et primitif ; d’autres, troussées jusqu’au-dessus du genou, montrant sans vaine pudeur des cuisses dorées de statues, piétinent le linge en dansant et font jaillir l’eau sous leurs pieds nus.

Les types sont très variés. Je voudrais, peintre, croquer en passant cette grande femme à profil de matrone et d’impératrice, avec des cheveux massés et drus, d’un blond brûlé, couleur d’or rouge ou d’épi trop mûr ; et, à côté, la pure Arabe, sans aucun mélange de romain, très ambrée, très fine, qui porte, deux à l’oreille droite, six à l’oreille gauche, comme pour narguer la symétrie, de lourds pendants d’argent pareils à des bracelets, et, au cou, un collier de vieilles monnaies et de coquillages.

Malgré mes airs discrets et distraits, à la fin pourtant ma présence finit par être remarquée. Comme j’approchais du marabout de Sidi-Giafr, qui dresse son dôme non loin de la mer au milieu des dunes, un vieil Arabe s’est mis à crier. Alors trois femmes qui se baignaient sont vivement sorties de l’eau et se sont accroupies sous un haïck, à l’abri des regards de l’Infidèle. Le haïck remuait, et, par-dessous, je les devinais s’habillant. Puis, ce petit tas de linge blanc s’est ouvert, et, comme d’un œuf cassé, j’en ai vu éclore, éclatantes dans leurs habits de soie, une femme bleue, une femme orange, une femme rouge, presque aussitôt entortillées, hélas ! de leur insupportable linceul. Au retour, seulement, lorsque je repassais devant elles, leur voile s’étant soulevé, — oh ! très peu, et sans doute par hasard, — j’aperçus six yeux noirs, trois fronts tatoués d’une fleur sous des boucles frisées, et trois bouches jeunes qui riaient.


En haut de la plage, à l’endroit où commencent les dunes et où des sources, restes probables d’une antique aiguade, viennent affleurer le sol, aussitôt recueillies, il y a un puits rond, un puits à margelles. Des négresses aux dents brillantes, simiesques de profil et d’allure, vaguent autour, sous le soleil. Pour toute coiffure, leurs cheveux crépus, nattés, luisants d’huile ; pour tout costume, une fouta rayée moulant des splendeurs hottentotes. Elles lavent et savonnent debout devant la margelle, ou bien filent assises dans le sable. Celles qui filent tiennent de la main gauche une courte quenouille chargée d’une boule de laine blanche, et, de la main droite, le fuseau. Au lieu du coup de pouce de nos filandières, elles font, avec la paume de la main droite, rouler rapidement le fuseau sur l’avant-bras gauche ; le fuseau s’échappe en tournant, la laine se tord, le fil s’allonge, et rien n’est gracieux comme cette antique façon de filer.

Ces négresses ne sont pas du pays. Esclaves évadées pour la plupart et venues du fin fond des Nigrities, elles exercent à Sousse l’état de blanchisseuses et filent de la laine quand le blanchissage ne donne point. Subissant eux aussi l’attraction de la blancheur, leurs frères et maris se font volontiers gâcheurs de plâtre. Toute l’heureuse et noire colonie habite en commun, dans la ville, une grande maison qui s’appelle Dar-Egmaa.

Mais le soleil pique un peu fort pour un simple voyageur qui n’a pas sur la face la patine de bronze éthiopienne. Je m’assieds un instant dans l’ombre étroite du môle romain. La plage peu à peu devient déserte. Là-bas, dans le ciel bleu, par-dessus les dunes, se dressent des montagnes sœurs, régulières, géométriques, pareilles à deux forts immenses ; derrière, violettes et se voilant de chaude brume, les cimes dentelées du Zaghouan. Dans le sable courent de grosses fourmis noires, hautes sur pattes et bossues. De petits échassiers gris, à collier blanc, voltigent le long de l’eau sur les plantes marines rejetées où le va-et-vient du flot creuse de minuscules falaises… Et ce serait charmant, sans l’insupportable odeur de barége que dégagent au soleil l’algue pourrissant, et ces balles d’alfa qu’on a mis rouir dans la mer.

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