Vingt jours en Tunisie
MONASTIR
LES RUINES DE LEPTIS
Agréable surprise : l’agent de la Compagnie transatlantique, — c’est là décidément une fort aimable compagnie, — a mis pour toute la journée de demain sa chaloupe à notre service. On s’en ira par le chemin bleu, un peu plus au sud, jusqu’à Monastir. Ce départ improvisé, à la barbe d’un soleil de feu, prend le charme d’une évasion.
Rendez-vous avec mon frère, le consul et l’aumônier militaire, sur l’appontement, dès la première heure. Mais l’abbé n’est pas là, l’abbé retarde, et nous avons tout loisir en l’attendant de boire plusieurs tasses de café maure, tandis qu’une escouade de pêcheurs tirent un filet immense, barrant la baie, aux mailles duquel des poissons reluisent accrochés. Enfin, un grand rond blanc apparaît dans l’ombre de la porte de mer, et nous reconnaissons le couvre-chef de l’abbé, hygiénique compromis entre le casque en sureau et la coiffure à larges bords qui sied aux ecclésiastiques.
Le ciel est gris clair, ce qui nous change un peu de l’éternel azur. Invisible et présent comme Agrippine aux conseils de Néron, le soleil, sans réussir à nous incommoder, avive de reflets la transparence des nuages.
La traversée ne dure guère que deux heures. A peine le temps de perdre de vue le sablonneux rivage de Sousse, et tout de suite un autre rivage apparaît, solide, relevé en falaise, avec des anfractuosités fraîches où chante la vague.
Trois îles, un cap ; sur le cap, un marabout. Monastir est derrière. Mais on ne trouverait pas assez de fond dans la passe étroite qui sépare le cap d’avec les îles, et force nous est de les doubler. Cette circumnavigation est d’ailleurs pittoresque. L’île la plus avancée en mer nous apparaît déchiquetée, rongée, corrodée, comme si les flots, depuis mille ans, avaient éclaboussé ses rocs de gouttes d’eau-forte. Celle du milieu, large et plate, porte une habitation. La troisième, l’île Tonnara, où fut jadis une madrague, se dresse comme un bloc de grès rouge troué d’autant de grottes qu’une ruche aurait d’alvéoles. Une de ces grottes, — probablement creusées, de main d’homme au beau temps de la piraterie, — a sa légende : on l’appelle « le Bain de la Princesse ». Notre chaloupe la rase de si près que nous voyons à son plafond frissonner les reflets ensoleillés de l’eau.
Ici, comme partout le long de cette côte, depuis les Romains veuve de ses ports, il faut jeter l’ancre à quelques encablures au large. La mer, pénétrée de lumière et transparente sur un fond d’algues et d’éponges, est, autour de la barquette qui vient nous prendre, d’un vert clair et fin à s’y tailler des émeraudes ; un peu plus loin, par nuances insensibles, elle devient d’un bleu intense à faire croire que des contrebandiers ont noyé là une cargaison d’indigo.
Au bord de la mer, des femmes lavent. Monastir est sur la hauteur. Nous y grimpons par quelque chose qui rappelle un sentier, à travers les tombes ruinées de l’éternel cimetière arabe. Les remparts barbouillés de chaux, avec le cou noir des canons qui passe, ont l’air suffisamment rébarbatif ; mais, autour, il y a des maisonnettes à terrasse et de petites bastides musulmanes dans des clos de figuiers d’Europe et de dattiers.
La rue principale est propre et large. On y remarque un certain nombre de belles maisons qui laissent voir par les fenêtres de leur rez-de-chaussée de grands magasins frais et voûtés que portent de forts piliers. Le premier aspect est celui d’une ville commerçante et riche. C’est sans doute à cause de cela et de leur aptitude à gagner l’argent que les gens de Monastir passent pour avares. Il y a des histoires sur eux. Ainsi on raconte que, chez le barbier, les gamins qui se font raser la tête payent en nature avec un œuf. Un marchand ambulant venu de Sousse, ayant voulu introduire la mode de gâteaux nouveaux, se vit chasser, comme corrupteur des mœurs, par la population irritée. Ce sont là, d’ailleurs, méchancetés assez ordinaires entre petites villes rivales.
N’allez pas croire, cependant, que tout pittoresque ait disparu. A peine arrivé, je m’arrête devant un coquet minaret sculpté, ciselé, avec des entrelacs et des quadrillages, et je remarque plusieurs portes arabes, très vieilles, encadrées de fines colonnettes, dont le fer à cheval s’agrémente d’ornements en dents de scie. Le tout taillé librement, à plein ciseau, dans un grès jaunâtre particulier au pays, qui doit être le même que celui où se creusent les grottes de l’île Tonnara. Nous faisons avec mon frère le rêve d’emporter la moins effritée de ces portes et de l’incruster, fantaisie maugrabine, à Sisteron, dans notre cabanon des Oulettes, cubique et blanc comme les maisonnettes d’ici. Cela ne coûterait pas cher, le transport par mer de quelques pierres !
Déjà l’invasion européenne se fait sentir, mais la couleur locale tient bon encore. Dans un café tout neuf, qui n’a de maure que le nom et dont les murs, dans l’attente de nos soldats et de nos colons, se décorent de criardes chromolithographies, nous découvrons derrière un banc un scorpion noir d’assez belle taille. On veut l’écraser ; un paysan s’approche, le réclame en riant, souffle dans le creux de sa main, pose dessus le hideux insecte et l’emporte. Cet agriculteur basané fait partie, paraît-il, d’une confrérie d’Aïssouas. On trouve ici des Aïssouas dans tous les bourgs et villages ; c’est un peu comme les Pénitents en Provence.
Déjeuner chez M. Hirisson, directeur du télégraphe et notre agent consulaire. Après déjeuner, en manière de promenade digestive, nous allons visiter la forteresse sous la direction du fidèle Sala, un Tunisien turco, qui a rapporté de Crimée d’inguérissables rhumatismes, et qui nous précède en boitant, le turban abrité d’un parasol.
Sous la porte, les soldats du Bey, le jasmin à l’oreille, tricotent. Dans la cour carrée, éblouissante de soleil, nous voyons aux grilles d’une fenêtre des têtes tristes de prisonniers. Autour, — car toutes les kasbahs de Tunisie se ressemblent, — règne une terrasse fortifiée où l’on accède, non par des escaliers, mais par une large rampe à pente douce. Des figuiers d’Europe, des grenadiers et des rosiers y poussent, Allah sait comment ! en pleine chaux, s’alignant entre les canons sur l’esplanade maçonnée. Sala exige encore que nous montions à la tour. Sala n’a pas tort : la vue qu’on a du haut de la tour est merveilleuse. A nos pieds, Monastir, blanche et muette, coupée de jardins. D’un côté, la Méditerranée et les îles ; de l’autre, et plus loin que l’horizon, une mer de verdure sombre : l’interminable forêt des oliviers du Sahel.
M. Hirisson est un enragé d’archéologie. Il a chez lui un vrai musée : des dalles tombales romano-chrétiennes du IIIe ou IVe siècle, avec dessins et inscriptions en mosaïque ; puis, toutes sortes de menus objets : des urnes, des coupes en argile, des fioles lacrymales dont le verre s’est admirablement irisé dans le sec terrain de la Byzacène ; que sais-je encore ? des anneaux, des colliers, des aiguilles d’ivoire, et tout un assortiment de ces figurines naïvement impudiques que les dames romaines portaient au cou.
— Prenez, mais, prenez donc ! tout près d’ici, à Lempta, on en découvre tant qu’on veut.
A Lempta, sur l’emplacement de l’ancienne Leptis Minor, M. Hirisson a entrepris des fouilles pour son compte et les conduit avec une ardeur et une intelligence que n’ont pas toujours les savants en mission. Nous pourrions aller jusqu’à Lempta ; la chaleur est presque supportable ; l’ex-turco sait conduire, et le khalifa se fera un plaisir de nous prêter sa carrossa.
Nous voilà chez le khalifa, beau vieillard, souriant et fort, portant le turban vert, une robe de soie rouge, et que nous trouvons dans son salon, en train de rendre la justice. Étrange, ce salon, mi-parti de greffe et d’alhambra, d’où s’exhale une double odeur d’Orient et de patrocine. Des plafonds sculptés, des tapis, des coussins aux vives couleurs ; et, à côté, l’odieuse table en bois noir, un encrier, des registres, et des papiers froissés dans un coin. Ici, les huissiers écrivent leur grimoire de droite à gauche, avec un roseau taillé au lieu de plume, mais ce sont tout de même des huissiers.
Cependant, le khalifa radieux, car il est grand ami de la France, nous offre, — non sans s’excuser, à cause du Ramadan de n’en point boire, — un verre d’orgeat à la mode arabe, très blanc, très frais, très sucré, très parfumé de fleur d’oranger. Je me rappelle avoir bu, dans son atelier de la rue Lepic, une mixture analogue que Ziem, en gourmet orientaliste, fabriquait avec des graines de melon pilées.
La carrossa est prête ; nous y montons avec l’abbé. Un négociant français du pays, qui veut être de la partie, amène un char à bancs où M. Hirisson prend place. Le consul s’est procuré un cheval et fera la fantasia aux portières.
On s’en va trottant par une grève stérile, reluisante de cristaux et bordée d’une écume lourde et saline, le long de chotts ou étangs en chapelets que sépare de la vraie mer un ruban de sable où poussent des palmiers.
Puis, nous tournons à droite pour nous enfoncer dans les cultures. La route se dessine et se rétrécit. Elle court maintenant entre les deux classiques levées de terre rouge que surmonte une haie. Les aloès en fleur dressent dans le ciel d’un bleu éblouissant leurs hampes rigides, pareilles à des candélabres de métal, et les figuiers de Barbarie leurs raquettes couleur de cendre sur la tranche desquelles les nouvelles pousses sont posées comme des papillons d’or.
Près d’une colonne couchée, deux chapiteaux corinthiens, énormes et d’un travail admirable, indiquent qu’il faut s’arrêter. Plus bas, à côté d’un déblai pétri de verre et de poterie, sont des tombes en mosaïque extraites de la veille, dont, au grand désespoir de M. Hirisson, la main sacrilége d’un gamin arabe a, pendant la nuit, avec un caillou pour outil, déchaussé déjà quelques cubes bleus. Dans la tranchée de la fouille, qui a un demi-mètre de profondeur, d’autres tombes, des sols stuqués apparaissent, mêlés à des fragments d’urnes, à des débris de lampes.
En plein dans les champs, émergent des pans de murs, des ruines d’aqueducs et de maisons. Un guerrier en marbre blanc, gigantesque et décapité, reste debout, solitaire, au milieu d’un chaume.
Chacun va à sa fantaisie, improvisant des découvertes. Pour ma part, je gravis un petit monticule conique et tronqué comme un cratère de volcan, qui se trouve être l’amphithéâtre. Le cratère s’évase en coupe. Entre les buissons et les herbes, on reconnaît des restes de couloir, les loges, les gradins. Un groupe de vieux oliviers occupe le rond de l’arène.
Près d’un puits maçonné de pierres antiques, le consul a ramassé un angle de corniche portant en creux profond des lettres latines. L’abbé me montre des lames de verre fondu, un petit lingot de cuivre ou d’or qui fut sans doute une médaille. Tout cela prouve abondamment que Leptis a dû périr dans un incendie.
Nos joies archéologiques épuisées, nous regagnons les voitures en suivant à travers de maigres roseaux le lit, pour le quart d’heure desséché, de l’Oued el-Souk. La ville autrefois bordait ces deux rives jusqu’à la mer. Aujourd’hui encore, comme le nom d’Oued el-Souk l’indique, la tradition y perpétue un marché.
Des Arabes à bonne figure de paysan, des polissons gardeurs de chèvres, tête nue, les cheveux roussis, nous accompagnent, sympathiques et visiblement heureux du plaisir que nous manifestons. Ils cueillent des figues et nous les offrent. Je veux leur donner quelque monnaie, ils la refusent. Mais ils acceptent des cigarettes, qu’ils fumeront ce soir quand le canon du Ramadan aura tonné.
« … Voyez-vous, disait M. Hirisson, rien n’est plus simple que de réussir des fouilles. Seulement, il faut tomber sur les ruines d’une ville qu’aucune autre ville n’ait remplacée ; sans quoi la ville nouvelle est construite avec la démolition de l’ancienne. C’est ainsi que Tunis a fait de Carthage sa carrière à moellons et à chaux, et que Kairouan pour ses mosquées n’a pas laissé pierre sur pierre des temples de Sabra. Les savants devraient tenir compte de ces choses. Leptis par bonheur n’a que Lempta pour proche voisin, et Lempta est un petit village qui n’a jamais trop abusé de la bâtisse… »
Nous arrivons à Lempta vers cinq heures. Les habitants, en paisibles villageois, causent de choses et d’autres à l’entrée du village, dans la fraîche brise de mer qui commence à souffler. Ils nous entourent, nous saluent. Le cheik, maire et riche homme du pays, prévenant, beau parleur, l’œil plein de finesse, manœuvre pour nous accaparer et nous faire seul les honneurs de la localité par lui administrée.
D’abord, il veut nous montrer la maison qu’il habite avec ses deux femmes. A vrai dire, depuis longtemps j’avais fort envie de pénétrer dans un de ces rustiques intérieurs.
Une porte charretière au fond d’une impasse, puis une grande cour commune entourée de petits logis en rez-de-chaussée qu’occupent différents ménages, avec un hangar, un puits dans l’angle, et trois dattiers entre les troncs desquels sont tendues des ficelles où pendent des poulpes en train de sécher. C’est là que le soir on enferme les bestiaux. Nous attendons la clef ; une des femmes, prévenue, l’apporte et nous introduit dans une chambre étroite et toute en longueur, sans fenêtres, mais blanche et reluisante de propreté. Le mur est tapissé de petites assiettes et soucoupes peintes, italiennes ou du pays, au milieu desquelles, à la belle place, brille un plat de Sarreguemines. A gauche, cachée d’un rideau, l’alcôve et son divan recouvert de nattes ; à droite s’alignent, dans un ordre parfait, de grands paquets de laine lavée, des jarres où sont le blé, l’orge et l’huile. Par terre : une quenouille toute garnie, tombée avec son fuseau à côté d’une de ces hautes lampes en poterie verte, ornement obligé des maisons arabes. La femme se tient debout derrière le battant de la porte, un peu dans l’ombre et non voilée. Elle est brune et maigre, vieillie avant l’âge ; elle nous regarde d’un air timide et curieux.
Nous sortons, nous suivons le sable de la plage semée d’éponges et d’os de seiche, ourlée du côté des champs par un tapis d’herbes rampantes, à feuillage gras et menu qu’étoilent de petites fleurs d’un violet bleu très tendre, pareilles aux myosotis et aux véroniques. Cette promenade a un but : notre nouvel ami ne nous tient pas quittes, et il s’agit de visiter son jardin. Des vignes en rangées, aux feuilles solides et drues quoique déjà rougies sur les bords par la sécheresse ; des grenadiers et des dattiers ; des tomates, des laitues, des jasmins, des roses ; un amusant fouillis de fruits, de légumes et de fleurs, au milieu duquel, avec des pierres blanches arrachées aux ruines, le propriétaire se fait bâtir une maison où il compte être heureux et dont il explique le plan, non sans orgueil.
Il serait temps de repartir. Mais nos deux cochers, qui ont sans doute flairé le couscouss des hôtes, déclarent qu’il serait déraisonnable de se mettre en route sans manger. D’un autre côté, bons musulmans, ils ne peuvent, à cause du Ramadan, manger avant sept heures. Ce serait peine perdue que d’essayer de les convaincre. D’ailleurs nos deux gaillards ont eu, au préalable, la précaution de dételer les chevaux.
Peu tentés par la cuisine indigène et comptant dîner à Monastir, nous ne voulons accepter qu’une tasse de moka et des raisins comme apéritifs. On nous conduit près d’une tente en poil de chameau, dressée sur le rivage à l’abri de l’ourlet bas des dunes et au fond de laquelle luit un petit feu. Des nattes ont été étendues sur le sable. Le cheik et quelques seigneurs d’importance s’y installent en notre compagnie. Le reste du village, hommes et enfants, reste à distance.
Raisins exquis, moka parfumé, eau très fraîche dans la gargoulette ; mais cela nous ennuie d’être ainsi seuls à festoyer.
Tout à coup le bruit assourdi d’un coup de canon nous arrive. J’offre un cigare au cheik qui, sans refuser, le pose à côté de lui sur la natte : « C’est le canon de Sousse, en avance de cinq minutes ; il faut attendre le vrai canon, celui de Monastir. » Attendons cinq minutes ! Deuxième coup, plus rapproché, arrivant par-dessus le golfe. Aussitôt les cigares flambent, les petites pipes s’allument, on fait circuler les assiettes de raisins et les tasses. Deux enfants, deux frères, le plus grand s’appuyant sur l’épaule du plus petit, assurés et beaux comme deux jeunes Romains, l’un en toge blanche, l’autre tout de rouge habillé, s’approchent et regardent. Des cris aigus arrivent du côté des maisons ; nos hôtes sourient : « Ce n’est rien, une querelle de femmes !… »
Puis un grand silence à peine accentué d’un frisson de palmier, d’un soupir de vague, tandis que trois flamants roses passent sur le ciel, fuyant l’ombre et la nuit qui déjà enveloppent la mer, et volant éperdus, pattes en arrière, vers l’illumination pourpre du couchant.
Comme il fait tout à fait noir par les chemins, on est revenu en longeant la plage où flotte un reste de clarté. C’est un voyage plein d’imprévu. Les roues dans l’eau, toujours à la veille d’une culbute, et n’ayant pour nous guider que les genoux des chevaux ruisselants de phosphorescence, nous cheminons à l’aveuglette, moitié trottant, moitié nageant. Peu brave aussitôt qu’il fait nuit, de loin en loin le cocher du khalifa hèle Sala pour se donner du courage. Sala lui-même ne semble pas fort rassuré. A droite, par delà les chotts, comme en pleine mer, brille une lumière. C’est la maisonnette de Sala dans la langue de terre où sont les palmiers. Sala devait y rentrer ce soir, comme tous les soirs, à gué sur son âne ; la femme l’attend : mais il est trop tard, il fait trop noir, Sala couchera à Monastir.
Nous arrivons sous les remparts juste au moment de la fermeture des portes. Les habitants prennent le frais devant leurs maisons, pêle-mêle avec des chameaux couchés qui passent ainsi la nuit au grand air.
Cette fois encore, le hasard nous ménageait une surprise. Là-bas tout à coup, en face des souks, au bout de la ville, éclate un bruit d’instruments. Des torches apparaissent au tournant, et la rue subitement incendiée nous montre une foule qui se presse, les terrasses et les balcons chargés de costumes multicolores, tandis que là-haut, dans le ciel bleu pailleté, la couronne de lampions du minaret brille doucement. C’est un cortége, un mariage. Les pauvres gens d’ici attendent volontiers pour se marier que les figues des haies, ayant achevé de mûrir, fournissent le repas de noces. Au milieu d’un assourdissant vacarme de galoubets, de musettes, de taraboukas, que domine le ronflement continu d’un grand tambour plat, semblable à un van et dont trois cordes tendues augmentent la résonnance, le fiancé s’avance entouré de ses amis, de ses parents, entre deux lignes d’enfants qui, portant chacun une bougie, se tiennent tous ensemble par la main, ce qui fait une pittoresque guirlande de petits turbans et de flammes vacillantes. Le fiancé marche les yeux fermés et ne doit les ouvrir sous aucun prétexte ; la coutume exige qu’il aille ainsi jusqu’à la maison de sa fiancée. Des camarades, pour lui donner courage, brûlent des parfums sous son nez et répandent du café devant ses pas. On prend ici le mariage au sérieux ! Jamais je n’oublierai, dans le flamboiement des couleurs, parmi les cris, les musiques, ce grand jeune homme pâle, maigre, la figure comme morte d’émotion.
A minuit, paraît-il, les femmes accompagneront la fiancée avec des cérémonies analogues. Mais la chaloupe attend depuis six heures, il va bientôt en être dix ; il s’agit de manger un morceau sur le pouce et de sortir de Monastir, presque à quatre pattes, par une poterne basse, écroulée, que nous ouvre à grand renfort de verrous poussés et de chaînes un soldat tunisien endormi.
Au retour, la mer scintillante et blonde, toute en phosphore, brisée par la proue, fouettée par l’hélice, éclabousse de lueurs la chaloupe et nous donne l’illusion de naviguer sous les étoiles dans une tempête de rayons de lune. Nous nous taisons. En effet, à quoi bon parler ? Il me semble que je viens d’assister à une féerie, et qu’entre les enchantements d’aujourd’hui et les réalités de demain, la nuit retombe comme un grand rideau en claire étoffe orientale, lamée d’argent, semée de points d’or.