Vingt jours en Tunisie
ARRIVÉE A SOUSSE
On frappe : « Qui va là ? » La porte s’ouvre ; et, par l’entrebâillement, m’apparaît un Maure souriant, noblement enturbané, qui porte la main à son cœur, à sa bouche, et me fait signe qu’il est temps de me lever.
La porte se referme et je suis de nouveau dans l’ombre. Mais cette vision a suffi, et, subitement, me reviennent, — vagues dans leurs contours et colorés pourtant des plus vives couleurs comme certains souvenirs de rêve, — tous les détails de ces vingt dernières heures : notre départ de la Goulette à la nuit ; l’avant du paquebot se peuplant d’une pittoresque cohue d’Arabes étendus en travers du pont, la tête sous le burnous, les pieds nus tournés vers les étoiles, et de tribus juives installées par groupes, pour manger et dormir, sur des nattes et des tapis ; Sousse, vue du large au soleil levant, dans ses remparts carrés que dentellent de fins créneaux, élégante, farouche et blanche, d’aspect curieusement barbaresque, et se montrant tout à la fois, avec le dessin de son enceinte, de ses maisons et de ses murs, comme les Antioche et les Jérusalem d’une miniature moyen âge, ou comme une boîte à joujoux dont on aurait enlevé le couvercle ; mon débarquement sur l’estacade fourmillante de soldats français et d’indigènes, mais où personne ne m’attend ; ma flânerie le long du môle ; le marché en plein air où l’on vend des poissons blancs, des poissons aiguilles, des castagnores bariolées, des chiens de mer noirs et chagrinés, des thons qu’on débite au couteau par larges tranches rouges, et aussi d’énormes tortues à bec d’aigle pleurant le sang de leurs yeux crevés, sentant la mer qu’elles ne voient pas et ramant dans le sable désespérément avec des mouvements maladroits de phoque ; et ces hommes demi-nus dans l’eau qui taquinent le poulpe tapi entre les pierres, pêchent la crevette et récoltent, pour en amorcer leurs nasses, de fraîches algues transparentes, tandis que, près de là, quelques paysans en burnous, gros bonnets de la haute ville ou des villages, tâtent, retournent, grattent de l’ongle et font sonner, à l’aide d’un bâton promené sur la paroi intérieure, de grandes jarres à l’huile, de forme antique, provenant de l’île de Djerba. Puis l’entrée en ville par la porte Marine, dans une épaisse poussière qui sent le musc et parsemée de queues de poissons et d’arêtes ; mon arrivée au consulat, où les deux janissaires Mahmoud et Younès m’ont reconnu à l’air de famille et m’ont serré la main avec de graves saluts ; les embrassades fraternelles ; le déjeuner succinct et la sieste imposée, car, ici, paraît-il, le soleil, pire qu’à Tunis, n’admettrait guère qu’un nouveau débarqué se promenât par les rues entre dix et cinq heures.
— Sortons-nous ?
— Un peu de patience, nous avons le temps d’ici à ce soir.
D’ailleurs nos voisins, gens fort aimables qui ont bien voulu m’improviser une installation, viennent, pendant que je m’habillais, de m’envoyer une tasse d’exquis café maure ; je leur dois ma première visite.
Ce sont de vieux Français établis à Sousse depuis quatre générations. Me voilà tout de suite leur ami. En rien de temps, je connais l’histoire de la famille. Ils s’appellent d’un nom très provençal, étant venus de la Pène, petit village aux environs de Marseille, pour faire le commerce de l’huile. D’abord, on logeait au fondouk, sorte de caravansérail, de vaste auberge sans cuisine où les étrangers se cantonnaient, et c’est là que les enfants et les arrière-petits-enfants naquirent. Plus tard, on put bâtir une maison, s’acheter une campagne. La maison est belle, plutôt française que mauresque, un peu mauresque cependant, — il y a là une délicate nuance, — avec ses murs, blancs de chaux à l’extérieur, à l’intérieur revêtus de faïences, sa citerne au coin de la petite cour dallée, et les arceaux de sa galerie où se dessine un peu, mais si peu ! le caractéristique fer à cheval des architectures orientales. « Nous irons un matin jusqu’à notre campagne, du côté de l’oued Laya, sur la route de Kairouan. C’était charmant avant l’insurrection ; il y avait un moulin d’huile, des centaines de pieds d’oliviers, des champs qu’on faisait cultiver par les Arabes des villages qui venaient s’installer là, pour la durée du travail, avec leurs tentes. Et le verger ! Oh ! le verger ! des pêchers, des poiriers, du raisin, des grenadiers, des roses, — ici un verger ne va pas sans roses, — et puis des herbages (traduisez légumes), des herbages tant qu’on en voulait, grâce à un puits intarissable qu’une source souterraine alimente. Mais l’insurrection a brûlé, coupé, saccagé tout cela… » A travers les descriptions et les regrets, je devine un idéal de cabanon, un rêve marseillais réalisé en terre d’exil par l’aïeul.
Le fils de la maison, grand garçon souriant et doux, d’un flegme déjà levantin, me raconte à ce propos ses belles peurs d’il y a deux ans, quand les dissidents, par groupes de huit ou de dix, venaient galoper jusque sous les remparts où se promenaient pour toute défense une centaine de soldats tunisiens aussi peu belliqueux que des juifs. Un jour, dans la haute ville, un Marocain fanatique avait poignardé un Maltais en criant la guerre sainte. Ce jour-là on redouta un massacre, on poussa les grands verrous de la porte donnant sur la rue, et les enfants ne sortirent point.
C’est le grand souvenir !
A part cela, ils avaient toujours vécu d’une vie monotone comme celle des vieilles provinces, dans leur cercle de famille patriarcalement resserré.
Le père, qui a pour coiffure, lorsqu’il sort, la chechia rouge, et qui garde chez lui la petite calotte blanche tricotée à jour qu’on porte sous la chechia, me parle des choses antérieures à l’arrivée des Français comme d’un temps vague et lointain. Vous diriez des gens subitement réveillés et un peu endormis encore.
Je me laisserais aisément conquérir aux douceurs de la vie soussaine dans ce grand salon meublé d’un sopha et de fauteuils Empire, dont la majesté surannée contraste assez bizarrement avec les tapis aux vives couleurs, les encoignures en bois découpé et les briques bariolées des murs reluisant sous le demi-jour des étroites fenêtres grillées qui s’ouvrent là-haut près du plafond.
Il y a dans l’air un parfum qui m’est inconnu ; et ce parfum d’un pays nouveau me pénètre délicieusement, comme l’âme même des choses.
Quand j’ai fait mine de partir, la petite Hersilie, la Papouna, comme l’appelle sa vieille nourrice italienne et sourde, Hersilie qui, seule en un coin, sans rien dire, couvait l’étranger de ses grands yeux noirs, a voulu tout à coup, malgré sa mère, grimper sur mes genoux et mettre un brin de henné à ma boutonnière. Je vois une fleur frêle et grise et je reconnais l’odeur qui, depuis un instant, m’enivrait. C’est avec le henné que les femmes arabes et juives se rougissent les ongles ; l’eau, en effet, est toute rouge dans le verre où trempe la fleur.