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Vingt jours en Tunisie

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LES SOUKS

Le souk, ou marché couvert, ne rappelle en rien la magnificence tant vantée des bazars d’Orient. C’est un souk modeste, le souk d’une petite ville à demi paysanne. Un ami, que je rencontre vers les trois heures de l’après-midi, ce qui est pour les gens du pays le moment des affaires, me dissuade de diriger là ma promenade. « Que diantre espérez-vous trouver ? Quelque ruelle en ogive, très sombre, où, par les mille trous de la voûte, quand les toiles d’araignées ne les obstruent point, tombent des barres de soleil. A droite et à gauche, un double rang de logettes d’un mètre carré pratiquées dans l’épaisseur du mur. En arrière un banc de pierre à hauteur d’appui qui court tout le long de la galerie et sert à la fois de comptoir pour les marchandises et de siége pour l’acheteur. Dans ces logettes, des marchands se tiennent, les jambes croisées. Voilà le souk, tous les souks se ressemblent ; seulement, vous avez dû voir beaucoup mieux en ce genre à Tunis. » J’ai envie de répondre que c’est précisément cette simplicité qui me charme. Un Orient éblouissant, brodé, l’Orient des peintres orientalistes et des costumiers d’opéra, me donnerait trop l’impression d’une chose connue d’avance. Ici je me sens vivre en pleine ingénuité musulmane ; je fais partie de la foule : marchands d’herbes ou marchands d’huile, pareils à ceux qui grouillent à l’arrière-plan des Mille et une Nuits, ne voyant passer que de très loin et au-dessus d’eux, aujourd’hui comme il y a douze cents ans, le train chamarré des kalifes.

Les Arabes de la ville haute et des villages, nos Arabes de ce matin, je les retrouve ici reconnaissables à leur air paysan, l’œil triste et doux, la peau tannée. Ils sont couchés, méditent ou dorment, heureux, avant de retourner à la petite maison blanche et basse où les attend une invincible pauvreté, heureux de s’offrir ainsi un avant-goût des joies par Mahomet promises, dans cet endroit frais, plein de bonnes odeurs, de couleurs voyantes, où circulent des femmes voilées.

Les bourgeois de Sousse, les Maures, comme les appelle une ethnographie fantaisiste, viennent au souk également et y passent de longues heures en causeries avec les marchands. Ils ont de belles djebbas brodées qui ressemblent à des dalmatiques, un double gilet aux tons vifs, une chechia toujours neuve, un turban fait de belle étoffe et des babouches en cuir verni qui, lorsqu’on les quitte, et on les quitte pour un rien, laissent voir des bas fins d’une blancheur immaculée. Plus encore que le costume, un teint mat et reposé, une certaine tendance à l’embonpoint indiquent chez eux l’aisance héréditaire et des habitudes de bien vivre.


D’un bout à l’autre du marché, sur le pavé inégal, bossu, creusé à son milieu d’un profond caniveau qui coule plein dans la saison des pluies, circule une foule compacte mêlée d’Arabes et de Juifs. Beaucoup d’aveugles qui vont droit et vite, agitant leur bâton et murmurant je ne sais quoi ; devant eux, respectueusement, les burnous et les djebbas s’écartent. Un beau vieillard à turban rouge me salue : c’est le crieur-public, homme considéré, qui est allé trois fois à la Mecque ; il préside aux encans et proclame dans les carrefours les objets perdus et les bêtes volées. Je reconnais aussi un vieux fou juif pour l’avoir trouvé l’autre soir à minuit tranquillement endormi sur les marches de mon escalier ; on le laisse vaguer librement et s’introduire dans les maisons sans que personne l’inquiète ; mais les gamins lui font des niches, une de ses oreilles est même beaucoup plus longue que l’autre à force d’avoir été tirée. Plus loin, le chapelet aux doigts et familièrement adossé à l’angle d’une boutique, le khalifa, — c’est-à-dire la première autorité beylicale de la ville en l’absence du caïd gouverneur qui ne réside guère, — s’entretient avec un colonel tunisien dont le pantalon de calicot, la tunique de drap à jupon plissé sont les seuls objets qui fassent tache sur ce fond noblement oriental.

Le souk ou les souks, car il y a plusieurs de ces ruelles voûtées s’enchevêtrant l’une dans l’autre et se coupant sans préoccupation de l’angle droit, ne sont pas longs à visiter.

Voici le souk aux « herbages » où les ménagères soussaines s’approvisionnent également de poivre rouge, de henné, de garance, de cassonade et d’un mélange de pois grillés et de raisins secs, régal favori des gamins arabes. Il exhale une bonne odeur de légumes, de fruits mûrs et d’épiceries.

Au souk des Arabes, on vend les babouches jaunes et les tapis de Kairouan, des couvertures de Gafsa, des tromblons damasquinés, des miroirs à dos incrustés de nacre, et aussi pas mal de ces menus objets à paillettes qui viennent de Constantinople et de Paris. Des tailleurs sont en train de tailler, de coudre des costumes, ou bien dévident un écheveau de soie qu’ils retiennent avec l’orteil de leur pied droit.

Le souk des Juifs, noir et tout petit, est habité par deux ou trois brodeurs de ceintures d’or et quatre ou cinq orfèvres à figure d’alchimiste qui, presque sans outils, avec un simple fourneau de terre glaise qu’active une outre servant de soufflet, fabriquent en argent très allié les bouclés d’oreilles, les colliers, les bracelets et les anneaux de pied des élégantes du pays. Ils font aussi commerce de curiosités ; un d’eux me tire précieusement de son coffre-fort, de provenance européenne et décoré d’amours en fonte dorée, tout un rare et précieux bric-à-brac d’un art bizarrement mélangé de raffinement et de barbarie : babouches d’argent relevées en pointe, colliers féminins très anciens, paraît-il, et composés d’un assemblage joyeux à l’œil de perles multicolores, de fragments de verre enfilés, de pièces de monnaie, de coquillages percés d’un trou, de losanges, d’ornements en filigrane où s’incrustent des cabochons rouges, le tout se terminant par une énorme plaque ronde et lourde qui doit pendre entre les seins nus. Ces parures authentiques et longtemps portées conservent une odeur de musc.

Il y a encore, mais à ciel ouvert, dans des ruelles, le marché des vanniers, encombré de tamis, de cages à perdreaux, de corbeilles, et celui des revendeurs : poteries ébréchées, outils hors d’usage, haillons pendants, étoffes déteintes, tout un Orient lamentable dont nos chiffonniers ne voudraient pas.


Autour des souks se concentrent quelques petites industries. Sur un métier primitif, d’habiles ouvriers composent le dessin d’un tapis aux riches nuances et fabriquent ces tissus légers, transparents, en coton ou en soie lamée, dont s’enveloppent les beautés soussaines. Le dernier représentant d’une industrie qui s’en va découpe et colorie les étagères à jours ornées d’arabesques et de fleurs qui, dans les intérieurs devenus peu à peu européens, restent encore comme un souvenir de l’ancienne fantaisie orientale. A côté, la boutique d’un médecin : ici, le médecin ne fait qu’un avec le pharmacien et se tient en boutique ; cette boutique a pour unique ornement une carte de géographie arabe. Celle du barbier, plus luxueuse, est fermée d’un rideau en filet qui laisse voir l’intérieur. Au fond, une glace à cadre sculpté, du plus pur style Louis XV et que je marchanderai un de ces jours. Le long des murs, des rasoirs en panoplie, des miroirs nacrés, des plats à barbe en cuivre, et, — détail qui renverse mes idées à l’endroit de l’horreur que tout bon musulman est censé avoir pour l’imitation de la figure humaine, — quelques gravures d’un Épinal évidemment asiatique ou africain, représentant des soldats turcs et des sultanes à cheval. Tout autour, des bancs où les clients attendent, tandis que dans le grand fauteuil du milieu un gamin de huit ans est en train de se faire raser la tête.

Un café ! mais nous n’y boirons point ; il faut respecter le Ramadan.


J’aurais plutôt envie d’entrer, tant l’aspect est engageant, dans cette mosquée minuscule qui se compose d’un dôme blanc posé sur un cube comme la moitié d’une orange sur un pavé. Une terrasse triangulaire s’en détache et porte à sa pointe un minaret léger en forme de campanile. Ce doit être un tableau bien oriental à la tombée du jour, quand le muezzin apparaît entre ces huit colonnettes blanches.

Pas bien loin de là, car autour des souks les endroits consacrés abondent, une porte s’ouvre dans une haute muraille bleu de ciel, ornée, en violente et barbare peinture, de fleurs fantasques au milieu desquelles on voit un lion rouge portant le drapeau rouge et vert entre ses pattes. C’est la chapelle du protecteur de l’endroit, un « sidi » quelconque qui fait des miracles. Sur le seuil que le soleil brûle, un grand jeune homme en pagne brun, pieds et jambes nus, avec un restant de calotte usée pour seule coiffure, se tient immobile, regardant devant lui d’un regard vague qui ne daigne même pas s’arrêter sur nous. Il aura, me dit-on, fait un mauvais coup, tué ou volé ; mais la porte du marabout est lieu de refuge, et les soldats du bey ne se hasarderaient pas à l’arrêter là.

Est-ce vrai ? Dans le gâchis de juridictions qui caractérise la Tunisie, le fait n’aurait rien d’étonnant. J’ai bien vu hier un autre Arabe, ancien assassin et pour le quart d’heure accusé de vol, dormir, dans l’attente de temps meilleurs, roulé dans son manteau, sur le paillasson d’un consul européen qui le « protége ».

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