Vingt jours en Tunisie
EN MER
Le cadran des Accoules marquait six heures du soir. Quelques minutes après, non sans un certain chatouillement intérieur d’orgueil, tempéré, à vrai dire, par de vagues appréhensions de mal de mer, je m’accoudais, dominant les quais et la fourmilière des nouveaux ports, à l’arrière de la Ville de Naples, qui soufflait la vapeur par toutes les bouches de sa machine et carillonnait le départ.
Adieu Marius, adieu Marseille !
Marius n’est déjà plus qu’un point noir. Marseille, au contraire, à mesure que le navire s’éloigne et prend du champ, Marseille avec sa forêt de mâts, ses clochers, ses tours, semble grandir et se hausser sur l’eau. Des collines, invisibles jusque-là, apparaissent derrière les maisons ; et, comme le soleil va plongeant, les longues jetées régulières barrent la mer bleue de lignes rouges. Puis, plus vite qu’elle n’avait grandi, la ville se fit petite ; lointaine déjà, je ne la distinguais plus qu’avec peine, quand, subitement, comme derrière un rideau qu’on tire, elle disparut au tournant d’un cap.
Premier repas à bord, charmant et tout parfumé de sensations nouvelles, dans une de ces magnifiques salles à manger de la Compagnie générale transatlantique, dressées au-dessus du pont comme un château d’arrière, et dont le toit, qui forme terrasse, sert de promenoir aux passagers. Des lustres, un piano, des tapis, des lambris de marbre, avec — ce qui vaut mieux pour l’appétit — l’air de la mer et de la lumière circulant partout librement. Le commandant Baudin, qui préside, prodigue à sa voisine, novice comme moi en fait de navigation et tout enthousiasmée, une foule de renseignements dont je fais sournoisement mon profit. Peu à peu les langues se délient. Tandis qu’à droite un jeune Tunisien me parle de Paris où il vient de passer trois semaines ; tandis qu’à gauche un brave Marseillais, ancien capitaine caboteur, maintenant « retiré dans le commerce », me donne son adresse et me charge de le renseigner à mon retour, puisque je compte aller jusque-là, sur le prix que valent les cornes et onglons à Kairouan ; en face de moi, dans l’encadrement, pas plus grand que la portière des wagons, d’une fenêtre ouverte, le roulis me montre alternativement un pan de ciel bleu, une lieue de mer et les rocs blancs et nus qui sont la côte de Provence. Ce jeu de cache-cache entre l’azur uni du ciel et l’azur pailleté de la mer, ces crêtes dentelées qui, de trois secondes en trois secondes, ont l’air de venir regarder dans votre assiette, produisent d’abord un effet quelque peu troublant ; mais à la fin l’estomac s’y habitue.
Quand on remonte sur le promenoir, les côtes ont disparu et la nuit tombe. La nuit, voilà qui m’inquiète ! Aussi est-ce avec un peu de vague à l’âme qu’après une heure ou deux passées à contempler les flots et les étoiles, après un thé somnolent où la plupart des convives manquent, je regagne ma cabine et mon lit.
Elle est confortable, la cabine, on n’est pas trop mal dans ce lit. Sur la lampe, qui m’éclaire de l’extérieur et que défend un grillage, j’ai rabattu les deux petits battants en cuivre pareils aux volets d’un triptyque ; mais un rayon de lune arrive par la lentille du hublot. La mer, avec son large bercement, amène vite un sommeil léger, transparent, au travers duquel, entendant l’hélice ronfler, je rêve confusément de rouets monstrueux et de gigantesques nourrices.
Des bruits me réveillent, il est onze heures.
— Bien le bonjour ! me crie le négociant en cornes et onglons, qui sort de la cabine d’à côté ; tout de même sans nous en apercevoir, nous avons déjà fait la moitié du voyage.
L’après-midi est longue, et le spectacle, au milieu de cet immuable rond bleu, finirait par devenir monotone, bien que les flots varient d’aspect suivant que le soleil monte ou que le vent change, tantôt immobiles et lourds, tantôt s’éclaboussant de bulles d’or, puis agités, frisés, neigeux, rebroussés en claires poussières où jouent des reflets d’arc-en-ciel. Mais il y a les surprises du voyage : un mât à l’extrême horizon, une fumée entrevue, un verdier émigrant, sorti on ne sait d’où, qui vient se reposer sur les vergues, un goëland qui plane rasant l’eau et, retourné d’un subit coup d’aile, montre son ventre blanc, s’argente et se fait invisible au milieu des blancheurs d’écume. Et les marsouins ! Oh les marsouins ! Ils ont d’abord cabriolé au large, et, navigateur sans expérience, je les prenais pour de gros thons. Ensuite ils se sont rapprochés, faisant mine de vouloir défier en vitesse la Ville de Naples.
Tout le monde, afin de mieux voir, était passé sur le gaillard d’avant. Vous vous figurez peut-être le marsouin comme un poisson ondoyant et souple, pareil à ces dauphins classiques qu’on sculpte aux bas-reliefs des fontaines ? Pas du tout : rigides et taillés droit comme un cuirassé, la queue en V, le nez en groin, ils sont trois qui courent sous la proue sans qu’on voie frémir leurs nageoires. De temps en temps ils sautent hors de l’eau, d’un saut balourd, tout d’une pièce. A la fin pourtant ils se fatiguent à filer ainsi tant de nœuds. Un d’eux lâche pied, si j’ose m’exprimer ainsi, aussitôt un autre l’imite. Le troisième, par pur amour-propre, persiste quelques instants encore ; mais à son tour il plonge et disparaît, au moment précis où la cloche du bord sonnant pour le dîner semble annoncer la fin de la lutte et la victoire du paquebot.
Le soleil tombait, et ses rayons horizontaux éclairaient au loin, sur notre gauche, les côtes sauvages de Sardaigne.
— Demain matin, me dit le commandant, si vous êtes sur le pont de bonne heure, vous pourrez voir l’Afrique se lever.
Le lendemain, un matelot pieds nus est en train d’éponger le pont. Je lui demande :
— Qu’aperçoit-on là-bas dans la brume ?
Il me répond :
— C’est la terre en grand.
Des hauteurs arrondies, boisées de myrtes bas qui prolongent jusque dans la mer leur tapis de verdure sombre ; çà et là, des traces de culture, un carré rougeâtre… Voilà donc l’Afrique ! J’avais rêvé d’un abord plus farouche cette vieille terre, mère des monstres. Il fait d’ailleurs très frais, et je cherche le soleil. Maintenant la Ville de Naples suit les côtes, sa proue tournée vers l’Orient. Quelques points blancs qui sont des marabouts, des lignes blanches qui sont des villes. On nomme Bizerte, Porto-Farina. Puis nous doublons une pointe, et un village m’apparaît en l’air, au milieu d’oliviers, avec des toits plats, des coupoles, le tout d’un éclat vif et doux, dans la gaie lumière du matin, comme de la neige teintée d’un peu de rose.
Ce village est Sidi-bou-Saïd, et ce cap est le cap Carthage. Plus loin et plus bas, au ras de l’eau bleue, des bastions, un minaret, un clocher : la Goulette ; et derrière, Tunis, qu’il faut deviner au fond de son lac.