Vingt jours en Tunisie
CHOSES TRISTES
J’éprouve de l’ennui à l’idée que dans trois jours il me faudra quitter Sousse ; pourtant, je voudrais déjà être parti : cette impression, amère et douce comme certains adieux, jette sur le paysage éclatant un voile de mélancolie. Le hasard lui-même, les rencontres semblent vouloir se mettre au diapason de mon âme ; décidément elle s’attriste en prévision de mon départ la chère cité barbaresque au ciel rose traversé d’oiseaux, où, dans l’enthousiasme de l’arrivée, pour ne pas troubler un ensemble harmonieux et joyeux, je rêvais, adoptant turban et djebba, de m’habiller de couleur tendre…
Hier soir, j’étais monté sur le plateau, derrière les dunes, par la large route sablonneuse et jaune qui s’en va du côté d’Hammamet. Les cigales chantaient, le soleil se coucha, et, dans ce moment d’infinie splendeur qui précède l’arrivée rapide du crépuscule, le Zaghouan, devenu d’une éblouissante transparence, parut se volatiliser et disparaître dans un poudroiement de soleil rouge. J’étais au milieu des ruines d’Hadrumète, sol antique, bouleversé, tombeau d’une ville ensevelie, dont l’écroulement silencieux se continue après des siècles, avec des effondrements ronds où la terre descend d’un bloc entraînant les oliviers centenaires qui continuent à verdoyer au fond de ces fosses. Soudain, je m’arrêtai : un puits énorme, sans margelle, s’ouvrait devant moi. Et, dans le mystère de la nuit tombante, ce puits au fond duquel — reflet du ciel sur l’eau invisible — flottait une lueur, m’effraya. Je n’osai pas aller plus loin, et ne me sentis rassuré qu’en retrouvant la route jaune et en répondant au rauque salut d’un bon Arabe qui rentrait des champs derrière son bourriquot.
A gauche, un enclos blanc en maçonnerie ; tout autour, sous les oliviers, des masses sans forme, un ruisseau de pourpre coagulée, une odeur âcre, et, quand je m’approche, un grand oiseau noir qui s’envole. L’abattoir, à cette heure funèbre, avec ses débris, ses paquets d’entrailles, avait un aspect de champ de massacre. Je m’éloignai vite et pressai le pas, désireux de rentrer à la ville avant la nuit.
Ce matin, nous sommes sortis à sept heures. Un semblant de pluie a réjoui l’air, laissant derrière soi un semblant de brume, de sorte qu’on n’a pas trop chaud à suivre la plage dans la direction de Monastir.
Sous les remparts, autour des jardins semés d’habitations blanches, un Européen, Marseillais sans doute, s’amuse à tirer les petits oiseaux. D’une tente d’Arabes cultivateurs, basse et cachée derrière un talus, un grand chien maigre sort et aboie après nous. Tout en haut, vers le camp, sous la kasbah, passe une musique militaire.
Asseyons-nous dans l’angle d’ombre que projette la chapelle du cimetière chrétien. Devant la porte, en dehors de l’enceinte close de murs, s’alignent des tertres de sable surmontés de petites croix noires, neuves, et fraîchement vernies. Je lis des noms français, des noms paysans, avec cette indication monotone : âgé de vingt ans, de vingt-deux ans, de vingt-trois ans. Ce sont des sépultures de soldats. Devant, une avenue triste, abandonnée, semée de soudes à noire verdure, s’allonge entre les cactus jusqu’à la mer, jusqu’au chemin bleu de la patrie.
Presque tous les jours, rentrant chez moi après déjeuner par les rues de traverse étroites et fraîches, je rencontrais, trottant, avec sa petite ombre qui avait peine à la suivre, une maigre et proprette petite vieille, souriante, l’œil fin et doux, dont la robe noire à pèlerine, usée, rapiécée, et je ne sais quoi dans les tuyaux de tulle du bonnet, avaient quelque chose de lointainement, de très lointainement ecclésiastique.
Je vous présente en sa personne la meilleure Française de Sousse : sœur Joséphine, la Mouniga, comme l’appellent, avec une affectueuse familiarité, les Maltais, les Arabes et les Juifs. Sœur Joséphine habite Sousse depuis plus de quarante ans sans avoir jamais revu la France. « Je suis née dans l’Ariége, me disait-elle l’autre jour, avec un soupir résigné et un fort accent du terroir, mais qu’est-ce que j’irais y faire maintenant, noire et sèche comme je suis ? personne ne me reconnaîtrait plus. » Puis, changeant de conversation et me montrant sur le plat de sa main un peu de viande dans un bout de journal : « Je cours lui porter ça, au pauvre !… il n’y a que moi pour le décider à manger… ici, personne ne sait rien faire… si je venais à lui manquer il serait tout de suite mort. » Le pauvre, c’était le R. Padre Agostino del Reggio di Emilia, franciscain, un homme fort distingué, paraît-il, ami de Cavour et de Cialdini, et qui, d’après la légende soussaine, se serait fait moine à la suite de chagrins d’amour.
Il habite Sousse depuis fort longtemps, lui aussi, disant la messe pour les Maltais catholiques et se bâtissant, à force de sacrifices et d’économies, une petite église dont la croix se dresse fièrement au milieu des croissants de minarets. Elle, la Mouniga, active comme une fourmi d’Europe, tient une espèce d’école où viennent les gamines maltaises et juives. Elle fait aussi un peu de médecine, un peu de pharmacie, et soigne les femmes des Arabes, qui la tiennent en grand respect et lui ouvrent leur maison. C’est elle qui ne s’effrayait pas au moment des troubles. « L’insurrection ? Qu’est-ce qu’ils nous chantent avec l’insurrection ? Qu’on me donne seulement un petit âne et je m’en irai toute seule jusqu’à Gabès. » Et elle y serait allée, sans rien craindre, sur son petit âne, la Mouniga !
Aujourd’hui, j’ai rencontré la Mouniga devant l’église. Elle me montre ses mains vides : « Plus besoin maintenant de lui porter des côtelettes, au pauvre ! » Ses petits yeux luisent, luisent comme si des larmes voulaient couler. « Il est mort ; vous pouvez aller le voir, là dedans, couché sur les dalles ! »
Je suis entré dans l’église, très claire, ayant pour tout décor un tableau, et, sous une cage de verre, un buste d’Ecce homo en robe écarlate. Au fond du chœur, derrière l’autel voilé de noir, quelques galopins de douze ans, distraits et déguenillés, psalmodient sous la direction d’un frate ventru. Au milieu de l’unique nef que le jour extérieur inonde, entre deux rangs de Maltaises agenouillées dont la cape en satin raide cache les visages, un linceul recouvre l’échiquier blanc et noir des dalles ; et, sur le linceul, les mains jointes et liées d’un mouchoir, les pieds nus, un christ de cuivre sur la poitrine, un grand missel ouvert sur le ventre, le R. Padre Agostino est étendu. Sa tête maigre, à barbe blanche, encadrée du capuchon de bure, et qu’aucun coussin ne supporte, laisse voir le noir des narines. Tout autour, des mouches volent dans la lumière joyeuse et se posent sur ses yeux ouverts.
Le Père a voulu être exposé ainsi, enterré sans bière dans son étole aux ors ternis, et la Mouniga, que cela désole, accomplira néanmoins jusqu’au bout les volontés du Père.
C’est sans doute un effet de l’air ambiant, et peut-être ai-je tort de me laisser aller ainsi à des idées de tolérance musulmane ; mais je confesse, — dût pour un tel méfait Voltaire me faire attendre à la porte du paradis des incrédules, — je confesse avoir trouvé quelque grandeur à cet humble roman de la vieille Mouniga et du vieux moine !