Vingt jours en Tunisie
KARAGOUZ
Que faire de notre soirée ? Le samedi est jour de repos : il n’y a pas de musique militaire au Bordj ; d’un autre côté, les belles Juives, ornement féminin des cafés en plein air de la Marine, ayant allumé leurs lampes dès ce matin, gardent la maison.
Mais les souks sont illuminés, et la ruelle qui y conduit nous attire par de vagues musiques, le bourdonnement doux d’un orchestre arabe. Trois instruments ; la clarinette, la tarabouka de poterie où court la caresse des doigts, et le tambourin nonchalamment secoué, dont les crotales frémissent à peine avec un bruit de feuilles mortes. Tout cela léger comme un souffle, énervant et délicieux comme un chœur lointain de cigales. Sur un air triste, rendu plus triste encore par l’étrangeté paysanne de sa voix de tête, un nègre détaille en strophes très courtes le blason des beautés de la femme ; puis il fait silence, et l’orchestre, qui s’était tu pour l’écouter, scande d’une brève ritournelle chaque repos de sa litanie amoureuse.
Si nous allions voir Karagouz ?
Une première fois, il y a deux jours, l’impresario qui dormait en travers de sa porte a refusé de se déranger pour moi. Mais ce soir, nous sommes avec un officier qui parle un peu d’arabe, de sorte qu’il devient facile de s’entendre.
La salle, noire et sans autre ornement que les toiles d’araignée tombant du plafond en draperies, est une simple boutique de tisserand dont on a appliqué le long des murs le métier démonté. La porte une fois refermée, il y règne une chaleur étouffante. Quelques indigènes ont suivi en se glissant sur nos talons. Du reste, pas de siéges ; nous devrons assister au spectacle debout.
Au fond, dans une cloison en planches, s’ouvre un cadre de mousseline derrière lequel on voit danser la flamme d’une lampe à huile. Par une porte pratiquée sur un des côtés de la cloison, l’homme de Karagouz, à la fois directeur et unique artiste, pénètre mystérieusement dans les coulisses. Il débute, invisible, par un long discours préliminaire, destiné sans doute à expliquer la pièce, et que pour mon malheur je ne comprends point.
Bientôt une silhouette apparaît, noire et se démenant des jambes et des bras sur le fond du cadre éclairé. Mais ce n’est pas encore Karagouz, c’est un habitant de la ville, bourgeois enturbané qui a envie d’un beau poisson et qui en fait la commande à un nègre. Sur ce, Karagouz entre, monstrueux, armé d’impudeur et tout de suite reconnaissable, tant il est pareil à ce Dieu rustique, taillé dans un tronc de figuier, dont les anciens voilaient de verdure aux endroits déserts de leur jardin l’image obscène et consacrée ! Karagouz a surpris la conversation du bourgeois et du nègre. Il déclare que c’est lui, Karagouz, qui mangera le poisson. Et voilà le premier acte.
Au deuxième, Karagouz ne paraît pas. Nous sommes sur mer dans une barque à plusieurs rameurs très ingénieusement ajustée. Le nègre tient la barre. A l’avant, le patron pêcheur jette sa ligne dans ce qui est censé les profondeurs salées. Un thon énorme, l’œil blanc et rond, la gueule ouverte, rôde sous l’eau et flaire l’hameçon. Mais le nègre parle toujours et empêche le poisson de mordre. Interminable discours du patron au nègre, à la suite de quoi le nègre promet de ne plus parler. En effet, il ne parle plus ; mais, autrement que par la bouche, il fait entendre, — à la grande joie de l’auditoire, très sympathique aux grasses facéties de ce Pierrot couleur de suie, — un bruit incongru, retentissant, formidable comme un coup de tonnerre. Le thon, effaré, se sauve aux abîmes. Nouveau discours du patron, accompagné de gesticulations furieuses. Nouveaux serments du nègre, qui jure de rester silencieux de toute façon. Enfin le thon est pris, on le hisse à bord, les rameurs rament, la barque disparaît dans la coulisse, et le deuxième acte finit.
Au troisième acte, le bourgeois arrive, portant sous le bras son poisson qu’il dépose par terre. Il se couche auprès, du côté de la tête ; Karagouz survenant se couche du côté de la queue. Inquiet, le bourgeois surveille Karagouz. Mais Karagouz dort, Karagouz ronfle ; le bourgeois rassuré croit pouvoir s’absenter un instant, et sort, laissant le poisson à la garde des étoiles. Quand il revient, accompagné d’amis qui veulent admirer son achat, Karagouz a enlevé le poisson ; il s’est mis à la place, étendu sur le dos, et vous devinez ce que les bourgeois flairent dans la nuit sombre, en croyant flairer un thon nouvellement pêché. Première bataille, à la suite de laquelle Karagouz reste maître du terrain, non sans avoir, selon ses habitudes, passé l’ennemi vaincu au fil de son étrange épée.
Quatrième acte et deuxième bataille, cette fois-ci avec le nègre, qui veut que Karagouz rende le poisson. Le nègre est tué. Karagouz le traîne devant la porte du bourgeois. Le bourgeois, qui ne tient pas au compromettant voisinage d’un cadavre, traîne à son tour le nègre devant la porte de Karagouz. On trimballe un bon moment ce malheureux nègre. Enfin, on s’arrête à une transaction : le nègre sera placé au milieu de la rue, à égale distance des deux maisons. Karagouz mesure le terrain, avec quelle aune étrange, ô Mahomet ! Mais comme il ne se pique pas de grande suite dans les idées, ou plutôt comme il médite d’autres farces, une fois le bourgeois parti il se substitue au nègre qu’il fait disparaître.
Cinquième et dernier acte. Les femmes prévenues entourent Karagouz qu’elles prennent pour le nègre mort. Elles poussent des you ! you ! plaintifs ; elles entonnent des chants funèbres. Soudain le mort se redresse : ce n’est pas le nègre, c’est Karagouz, c’est l’ennemi ! Moins fort contre les femmes que contre les hommes, Karagouz se voit sur le point de subir le sort d’Orphée. Assailli, déchiré, griffé, mordu au nez et encore ailleurs, l’infortuné reste sur le carreau, gémissant et crachant dans ses mains « prt… prt… prt… » pour oindre ses blessures. Des Juifs arrivent et veulent l’enterrer. Ils le placent sur une litière, et ce sont des lamentations nasillées en hébreu, des amin et des adonaï dont l’imitation très comiquement caricaturée fait beaucoup rire les spectateurs. Déjà le convoi s’est mis en marche quand tout à coup Karagouz se dresse, farouche ! Emporté par son éternelle idée fixe, il déshonore en les poussant vers la coulisse ceux qui venaient l’ensevelir.
Le cadre reste un instant vide ; puis Karagouz réapparaît, mais un Karagouz énorme, idéal, dix fois plus grand que dans la pièce, le Gargantua des Karagouz. Gambadant et gesticulant en vrai polichinelle sémite, il baragouine un chant triomphal. La lampe s’éteint, la farce est jouée !
Toutes les pièces se ressemblent un peu et se terminent invariablement par une bousculade de Juifs venus, selon la tradition qui remonte à Tobie, pour ensevelir Karagouz. Ces Juifs ont de longues houppelandes, des chapeaux et la barbe en pointe. Ils étaient peut-être ainsi autrefois. Mais aujourd’hui les Israélites de Tunis et de Sousse portent le costume oriental, le turban, la djebba brodée et d’élégants souliers vernis traînés en galoche. Plusieurs ont adopté l’habit européen, et, encadrant de favoris leurs grasses et intelligentes figures, ils se donnent sans effort, aux Bourses de Marseille ou de Paris, le type du financier moderne.
On joue plusieurs pièces dans la même soirée. Pour quelques caroubes supplémentaires, nous nous sommes offert le luxe de voir successivement : Karagouz à la maison des fous (car, malgré le respect religieux dont les musulmans entourent les pauvres d’esprit, il y a des maisons de fous en Tunisie), et Karagouz père de famille. Dans cette dernière comédie nous assistons à une scène d’accouchement du naturalisme le plus pur. Rien n’y manque : le lit dressé en hâte, les hauts cris, les encouragements des matrones, et un petit Karagouz qu’on voit naître déjà bruyant, déjà féroce et joyeux, et abondamment pourvu déjà, malgré son jeune âge, de tous les avantages paternels. Ne connaissant pas l’arabe, évidemment bien des finesses ont dû nous échapper. Mais la pantomime suffit à faire suivre les grandes lignes de l’intrigue ; et même un profane comme nous est frappé du talent spécial de l’acteur pour reproduire les bruits extérieurs, les cris de la foule, pour varier son parler, sa voix et son accent suivant l’âge, le sexe et la nationalité du personnage en scène.
Il serait à désirer que quelque traducteur homme d’esprit recueillît et publiât en belle édition le répertoire de Karagouz. Mais où trouvera-t-on ce Nodier orientaliste ?
La série des représentations terminées, l’impresario a bien voulu nous introduire dans ses coulisses, et nous avons pu admirer, en bel ordre tout autour du mur, les pantins et les accessoires découpés, articulés, et fixés au bout de petits bâtons. Ces bâtonnets manœuvrés horizontalement remplacent nos ficelles. L’opérateur, debout sur un tabouret, appuie à plat la silhouette en carton sur la toile éclairée, et les bâtonnets sur sa poitrine. Il a ainsi les deux mains libres et peut faire mouvoir, comme en tricotant, les jambes et les bras de plusieurs marionnettes à la fois. Nous recommandons aux amateurs d’ombres chinoises ce procédé commode et ingénieux.