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Vingt jours en Tunisie

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LA PETITE FÊTE

Hier soir, avant sept heures, j’ai vu rentrer par la porte de mer le khalifa accompagné d’un tabellion et d’un notable, tous les trois en superbe djebba de soie rouge, souriants, mais avec un air de solennité. Ils étaient allés hors de la ville, sur les dunes, assister au coucher du soleil et accomplir, comme tous les ans, je ne sais quelle cérémonie à la fois astronomique et religieuse. Quelques instants après, bourré à éclater, le canon tonna annonçant la fin du Ramadan et du jeûne.

Ce matin, trois autres coups de canon me réveillent ; monté sur le toit pour voir l’air du temps, j’aperçois de tous côtés, au faîte des minarets, des marabouts et des mosquées, de grands drapeaux ornés du croissant qui flottent dans l’aurore rose.

C’est l’Ayd-Serir, la petite fête, le jour des cadeaux et des friandises, des visites, des embrassades familiales, le jour qui, pour la gent porte-turban, est un peu ce que sont pour nous le premier de l’an et la Noël.


Rien n’est triste d’ordinaire comme les cimetières qui s’étendent, tache blanche chaque jour élargie, aux abords des villes et des villages arabes, sans ombre, sans clôture, se confondant avec les champs cultivés et les bosquets d’oliviers sous lesquels leur lisière indéterminée s’égare ! A un bout, — où l’on ensevelit encore, — les tombes sont neuves, fraîches crépies ; à l’autre extrémité, le blocage grossier se disloque, montrant à fleur de terre des crânes, des débris de squelette. Les turbans de pierre taillée, que le musulman paresseux remplace aujourd’hui par une simple brique posée sur champ, gisent dans les herbes stériles. Tout sent la ruine et l’abandon. Rarement on aperçoit un homme qui prie ou deux femmes, veuves d’un même mari, en train de balayer la poussière d’une dalle.

Mais aujourd’hui la funèbre colline est en joie. Les femmes, ombres blanches et noires, y circulent, nombreuses, ou causent assises en rond. Dans quelques petites enceintes particulières, closes d’un mur si bas et si facile à enjamber qu’on n’y a pas pratiqué de porte, des familles sont réunies ; les pères ont l’habit des grands jours, les enfants vêtus de bleu, de blanc, de rose, se poursuivent et chevauchent le mur… Derrière, comme fond au tableau, une pente d’oliviers, puis les dunes et la mer frissonnant dans la claire lumière matinale.

Les souks sont déserts : marchands absents et volets fermés ! Mon pas sonne sous leurs voûtes sombres où, de loin en loin, par une ouverture que festonnent des toiles d’araignées, descend un rayon perpendiculaire comme un poteau d’or.

Dans les rues, tout le monde s’embrasse, l’œillet ou le jasmin sur l’oreille. Tout le monde a sa djebba de fête, rouge, bleu clair, et brodée ton sur ton sur la poitrine, sur le dos, sur les coutures et autour des manches ; le double gilet : l’un fermé montant jusqu’au cou, l’autre accompagnant en manière de transparent l’ouverture de la djebba, et orné d’un encadrement de boutons serrés, pareils à des grelots ; la ceinture de soie roulée autour du caleçon ; le burnous souple et blanc porté en besace, sans compter le turban neuf et la calotte réjouissante à voir comme un coquelicot frais éclos. Mahmoud le janissaire, que je rencontre, a des souliers vernis, bizarrement agrémentés sur le cou-de-pied de languettes à jour inutiles mais décoratives. Devant la porte de la mosquée, où de gros clous dessinent des arabesques autour de ferrures en forme de croissant, un bel Arabe se met pieds nus et confie ses sandales à un jeune décrotteur maltais. Il suit l’opération évidemment nouvelle pour lui avec un intérêt joyeux qui n’est pas exempt d’inquiétude.

Les plus gentils sont les enfants. Il y a là un tas de fillettes, vraies miniatures de leurs mères, en robe mi-partie, avec des gilets compliqués, une superposition de chemisettes, des bracelets et des colliers, des casques d’or et des barrettes d’où tombe, encadrant les joues brunes, une mentonnière de sequins. A six ou huit ans on ne se voile pas encore : belle occasion, si j’en avais le loisir, pour étudier dans ses détails le costume des femmes arabes ! Les gamins portent des vestes brodées d’or et chargées de galons en cannetille argentée. Leurs pères les mènent par la main ou les promènent sur les bras, très fiers quand on les trouve beaux et qu’on les caresse. Ils leur achètent des joujoux européens, mirlitons, sifflets de bois et trompettes ; quelquefois aussi des joujoux indigènes : une femme des tentes, très jeune, endimanchée, passe ayant sur le dos son poupon lié en paquet ; le poupon tient dans ses petites mains une tarabouka minuscule.


Tout à l’heure, le long des quais, j’ai vu un bateau chargé de petites djebbas, de petits turbans : troupe d’enfants, sans doute une école, partie pour une promenade en mer. Ailleurs sont installées des balançoires tournantes, comme on en voit dans nos fêtes foraines, mais construites barbarement et pareilles à la roue d’une noria primitive dont chaque seau monterait un petit maugrabin au lieu d’eau.

Et puis les pâtissiers, assis jambes croisées, roulant leurs pâtes sur une table basse ; les confituriers ambulants, très entourés, distribuant avec la même cuiller à cinquante bouches ouvertes une becquée de confitures ; les vieilles qui vendent des pains semés de grains d’anis, des macarons et des gâteaux couleur de neige sur lesquels tremble une feuille d’or.

Quel est ce vacarme ? Des nègres en vestes rayées, en caleçon blanc tranchant sur leurs mollets d’ébène, donnent des aubades par la ville. Cinq en tout, mais qui font du bruit comme quarante : un joueur de musette, deux joueurs de tambour de basque et deux autres qui sont armés de bizarres castagnettes doubles, en fer battu, pareilles à une énorme cosse de caroube. Ils m’aperçoivent, accourent, me bloquent dans un coin en m’appelant « Kébir ! » Les nègres à castagnettes viennent sur moi, puis se reculent, esquissant des pas gracieux avec d’effroyables sourires. Ils s’animent de plus en plus, m’assourdissant d’un bruit de casseroles entre-choquées. Les trois autres restent impassibles. A la fin seulement le joueur de musette, patriarche à barbe frisée qui ressemble aux Juifs de Rembrandt, se met à marquer la mesure, dodelinant de la tête et dansant des genoux.

Un homme les suit, porteur d’un grand cabas dans lequel, religieusement, ils versent la moitié de la recette. C’est le collecteur de l’impôt. Ici, le bey remplace l’agence Rollot et prélève un droit sur la musique.

Je donne vingt sous, espérant me délivrer d’eux, à ces enragés musiciens. Imprudente libéralité ! car les voilà qui recommencent.


Par bonheur, j’aperçois un café maure à portée. Les consommateurs, en train de fumer, se dérangent pour me faire place sur leur natte. Un descendant de Mahomet, reconnaissable à son turban vert, mais portant le sarrau des pauvres gens, entre timidement pour boire le verre d’eau fraîche qu’on trouve gratis partout en Tunisie. Je lui offre une tasse de café qu’il accepte, un cigare de la régie beylicale qu’il accepte également, et nous voilà assis côte-à-côte, échangeant par gestes d’obscures pensées et des congratulations vagues, tandis que les colombes familières roucoulent sur la planche d’un petit colombier accroché au mur, et qu’une pendule, horrible objet d’importation italienne, fait mouvoir en haut de son cadran, au va-et-vient de son balancier, les yeux en émail d’une figure de prima-donna.

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