Vingt jours en Tunisie
NOCES MAUGRABINES
La tête encore pleine de nos impressions d’hier, on cause en déjeunant mariages tunisiens, — pittoresque des cérémonies, singularité des coutumes — et, comme le comique se mêle à toutes choses, on s’égaie de l’aventure arrivée naguère au vieil Hamouda qui eut deux torts, paraît-il : d’abord de se mettre en colère contre sa jeune femme Aïché, puis de vouloir la répudier, et la répudiant, d’employer la deuxième formule.
Avec la première, où le nom de Mahomet n’est prononcé qu’une fois, il y a moyen de s’arranger : l’époux, si les regrets viennent, peut dès le lendemain, reprendre l’épouse que, la veille, il a renvoyée. Avec la deuxième formule, c’est plus grave : Mahomet y est attesté trois fois, ce qui fait de la chose un serment aussi inviolable que celui des Dieux grecs, alors qu’ils avaient juré par le Styx.
A moins cependant — et c’est là l’originalité de la coutume tunisienne — à moins que la femme se soit remariée dans l’intervalle et qu’un nouveau mari l’ait à son tour répudiée, auquel cas l’ancien a parfaitement le droit de l’épouser encore, sans remords aucun, et comme si elle était veuve.
Hélas ! Hamouda avait employé la deuxième formule, à voix claire, devant témoins, et personne, pas même le marabout de la Zaouia de Sidi-Giafr, personnage des plus vénérés, pas même celui quasi-centenaire, qui garde à Kairouan les portes de la Mosquée peinte où dort le barbier du prophète, dans un tombeau revêtu de brocart, sous la lueur de grands cierges roses, non, personne ne pouvait désormais empêcher que les fatales paroles n’eussent été prononcées, ni faire que ce qui était ne fût pas.
Et pourtant Aïché n’était pas bien coupable. Est-ce un si grand crime, pour qui se sait belle, de laisser la brise écarter les plis de son voile, montrant aux insolents chrétiens, dans cette vision d’une seconde, rapide comme un éclair d’été, qu’on a de grands et beaux yeux noirs en territoire maugrabin, et que les perles de vos dents ne redoutent pas le sourire.
D’ailleurs, un repentir sincère ! Aïché n’osait plus aller au Hammam, gazouillant à l’heure des femmes et bariolé comme une volière, ni monter le soir sur les terrasses, ni se montrer au cimetière où l’on babille en grignotant des gâteaux au sucre et des nougats, dans l’air frais qui vient de la mer, tandis que le soleil couchant colore en rose tendre les murs blanc de chaux des remparts.
Et comme elle pleurait, la pauvre petite Aïché, cheveux épars, roulée dans des tapis, en songeant que bientôt ses parents viendraient la reprendre et qu’il lui faudrait retourner au village, laissant pour celle qu’Hamouda appellerait à lui succéder ses bracelets d’argent, son beau collier d’ambre, sa djebba en soie mi-partie de rouge et de bleu, sa kmedja aux manches transparentes, sa farmla richement brodée, son casque d’or, ses babouches d’or ; sans compter la chambrette à plafond sculpté toute revêtue de faïences aux couleurs vives, la petite cour entourée d’un portique avec un jasmin près du puits, où viennent percher les hirondelles.
Hamouda non plus ne s’amusait guère. Depuis son acte d’énergie inconsidérée, quelque chose positivement lui manquait. Il n’avait goût à rien de bon, Hamouda, ni aux longues stations silencieuses sous les fraîches voûtes du marché couvert quand le soleil flambe par les rues, ni aux grêles et douces musiques qu’on écoute le soir autour des cafés en plein air, ni aux hebdomadaires parties d’échecs en compagnie de quelque autre paisible bourgeois maure, à sa bastide, sous les dattiers, près de l’antique noria qui mélancoliquement, du matin au soir glougloute et grince.
Aussi quand arriva le jour du marché, et que les parents, ayant vendu leur charge de pastèques, se présentèrent avec le petit bourriquet qui devait ramener Aïché, le bon Hamouda eut beau affecter l’impassibilité musulmane, et Aïché se voiler, pour cacher des larmes à fleur de paupières, dans les plis de sa m’laffah de laine blanche, on vit bien que ni l’un ni l’autre n’était joyeux.
Hamouda parla le premier ; l’homme est lâche !
« — Aïché !…
— Seigneur !…
— Tu t’en vas, Aïché ?
— Je m’en vais puisque tu l’as voulu.
— Sans un baiser d’adieu ?
— De quel droit un baiser, tu n’es plus mon mari. »
Néanmoins Aïché — la femme est bonne ! — daigna entr’ouvrir la draperie qui l’enveloppait et tendre aux lèvres de Hamouda une délicieuse petite main rougie de henné autour des ongles ; après quoi elle partit, sans un mot de plus, au pas de son âne.
« — Gentille, se disait Hamouda, très gentille quoique un brin coquette ! mais le moule n’est pas perdu. Au premier jour je me chercherai une autre femme ; voici justement que les figues vont mûrir. Mes invités de cette façon trouveront leur dîner servi le long des haies. »
Et, quand les figues furent mûres, quand, autour de chaque champ, aux raquettes de tous les buissons, apparurent les fruits innombrables pareils à des pelotes de soie jaune où resteraient quelques aiguilles, plein de désirs, presque consolé, alors Hamouda se mit en quête.
Il était riche, vert encore, les fiancées ne lui manquèrent point. Mais quoique une longue expérience, indispensable dans ces pays, lui permît d’induire au simple examen d’un coin de cil ou d’un bout de poignet les beautés cachées d’une femme ; et malgré les renseignements de rusées commères dont c’est le métier, renseignements enthousiastes comparant toujours à un élégant palmier la taille de la personne proposée, et ses seins à un couple de ramiers palpitants et blancs avec des becs roses, rien, ni renseignements poétiquement colorés, ni constatations personnelles, ne peut faire oublier Aïché au bon Hamouda.
Si bien qu’un jour, après une interminable et mystérieuse conversation avec le voisin Mourad, riche marchand d’huiles, Hamouda enfourcha sa mule, et, trottant sous les oliviers, son bouquet de jasmin à l’oreille, gagna le village où Aïché vivait retirée.
— « Aïché !…
— Seigneur !…
— M’aimes-tu encore ?
— Je m’ennuie ici, au village.
— Ne voudrais-tu pas, Aïché, revoir notre petite maison ? Depuis ton départ le vieux jasmin ne fleurit plus et les hirondelles sont tristes.
— Je voudrais revoir la maison, le jasmin et les hirondelles.
— Aïché, les figues vont mûrir, voici la saison des mariages, j’ai trouvé quelqu’un qui t’épousera pour un jour, et puis après te répudiera, afin que nous puissions nous marier encore.
— Et ce quelqu’un est ?…
— Un homme honorable, mon voisin Mourad.
— Mourad le neveu ?
— Non pas, l’oncle. »
Ici Aïché éclata de rire sous son voile.
— « Mais, il est très laid, le voisin Mourad, tout le monde se moquerait de moi. Quant au neveu, je ne dis pas non ; il est jeune, beau cavalier, en somme un mari convenable. »
Vainement Hamouda voulut protester, vainement la famille s’interposa, Aïché s’obstinait de plus en plus, répétant de sa voix câline :
— « Mais qu’est-ce que la chose peut donc vous faire, puisque ce n’est que pour un jour ! »
Il fallut en passer par son caprice et proposer l’affaire à Mourad, le neveu, lequel accepta galamment, promettant au surplus d’être époux d’Aïché le moins longtemps possible et de la répudier au petit jour.
Heureux gredin ! la nuit du mariage, quand ses parents et ses amis le conduisaient à la maison nuptiale, entre deux rangs de torches, avec des musiques, il se laissait faire, impassible, cheminant les yeux fermés, suivant la coutume ; mais un sourire de joyeuse espérance retroussait parfois sa lèvre, que déjà un brin de moustache ombrageait.
Et le matin — pas très matin pourtant, car malgré ses belles promesses, Mourad le neveu ne se pressait guère ! — le matin, sous le moucharabi de la maison d’Aïché, à jour et fleuri d’œillets rouges, devant la porte ornée de clous dessinant des fers à cheval et des croissants, on put voir le bon Hamouda tranquillement assis en habits de noces et qui attendait avec ses témoins.
Voilà certes, avec ce décor lumineux, ces costumes originaux et le dénouement tout trouvé, un superbe sujet d’opérette !