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Vingt jours en Tunisie

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LA GOULETTE

J’essaye de débarquer, non sans peine ! car la Tunisie n’a pas de ports et les navires sont obligés de mouiller l’ancre en rade assez loin du rivage. Le passager qui veut se faire conduire à terre devient alors la proie de bateliers braillards et bariolés qui, avant même que l’escalier mobile fût descendu, avant que la Ville de Naples fût arrêtée, accrochaient à ses flancs leurs embarcations, criant comme des sourds et se disputant la bonne place à coups de rames, au risque de chavirer dans les derniers remous de l’hélice. Un fonctionnaire malpropre et digne, avec la redingote à innombrables boutons et la chechia timbrée d’un ornement en cuivre repoussé — insigne des administrations beylicales — qui représente un croissant entre deux drapeaux, tapait dans le tas, à tour de bras, pour mettre un peu d’ordre. La politique du bâton a quelque chose qui d’abord répugne à notre délicatesse française, et pourtant, il faut bien le dire, sans le bâton de l’homme en redingote, nous serions tous encore à bord.

Je me trouve assis dans une barque à côté d’une jeune femme, d’une modiste, missionnaire du chiffon et du ruban fripé, qui vient prêcher à Tunis la bonne nouvelle de nos élégances. En proie aux mélancolies du premier exil, elle contemple avec un dégoût mêlé d’effroi, touchant ses genoux, sur le banc transversal où les rameurs s’accotent, un orteil monstrueux, l’orteil nu d’un nègre. Près du nègre, les pieds nus toujours, rament un vieil Arabe et un garçonnet de quinze ans. Très brun, il a des yeux bleu clair et de beaux cheveux blonds frisés. « Pauvre petit ! » soupire la modiste. Enfant de l’amour et du hasard, né à Malte de quelque matelot anglais, l’ardent soleil n’a pu lui noircir que la peau.

Détails frivoles, si l’on veut, et indignes d’être enregistrés par un voyageur qui se respecte. Mais qu’y faire ? C’est ainsi que d’abord la Tunisie s’est révélée à moi, avec la bizarrerie de ses procédés administratifs et son curieux mélange de races.


Nous voici enfin dans la Goulette, large canal gorgé d’eau noire qui joint la mer au lac et sert de port. La Goulette a pour garde les murs blancs d’un fort armé d’énormes canons en fonte, soigneusement passés au goudron, mais de forme antique et paradoxale, qui doivent pour le moins remonter aux temps de Charles-Quint et du corsaire Barberousse. En verrons-nous de ces inutiles canons, dans notre voyage ! La côte tunisienne en est toute hérissée.

On nous débarque ; il s’agit de payer au chef des rameurs le prix de cette courte traversée. « Dites que vous êtes passager de troisième classe », me souffle à l’oreille le marchand de cornes et onglons. « Pourquoi ? — Vous verrez. » Un peu par loyauté, beaucoup par vanité française, car la modiste est toujours là, je déclare ma qualité de voyageur en première. C’est 3 francs ! Pour le même voyage, fait sur le même banc, sur le même bateau, le prudent Marseillais, grâce à un petit mensonge, s’en tire moyennant 50 centimes. Il m’explique qu’en Tunisie marchandise et travail n’ont pas de prix bien arrêté. Un couffin de dattes, un panier de figues vaudront indifféremment une piastre si vous avez le gousset garni, ou deux caroubes, c’est-à-dire moins de deux sous, si vos habits montrent la corde. Le tout en conscience, sans que le marchand pense à mal, par une vague conception de communisme oriental et de fraternité musulmane qui veut que, tout étant à tous, les plus riches payent pour les plus pauvres.

Ayant laissé mon bagage à bord, je ne fais que passer devant la douane, où un nègre, — toujours des nègres ! — un nègre en magnifique turban de soie fouille et retourne de ses mains couleur de charbon une malle de femme pleine de chemisettes brodées.

Le soleil, supportable en mer, semble s’être fait brûlant tout à coup. Un pont-levis, enjambant le canal, traversé, je me réfugie dans un café, sur une placette qu’ombragent des arbres assez verts alignés à l’européenne, et où un maigre filet d’eau pleure dans une vasque en simili-bronze. Il est onze heures du matin à peine, et le commissaire du bord a affiché le départ pour six heures du soir. Mais les bateliers et manœuvres indigènes n’auront pas terminé leur besogne de sitôt, exténués qu’ils sont par le jeûne du Ramadan. J’aurais donc tout le temps d’aller jusqu’à Tunis. Mais on est bien ici à regarder la foule et son agitation paresseuse, cohue de burnous blancs et de dalmatiques à ramages que traversent un âne, un chameau, une chiourme de forçats balayeurs joyeux et bien portants malgré leurs bruyantes entraves, un soldat du bey triste et mal nourri, des Mauresques voilées, des Juives coquettes et grasses dans leur original et troublant costume de ville, une grande carrossa délabrée que mène un cocher tout en or, ou une corvée de troupiers français vêtus de toile blanche et portant des gamelles.

Au résumé, sur un fond de couleur locale, on sent trop ici le voisinage de la cour mi-européenne du Bardo, de nos casernes et du port. Ce n’est qu’un à-peu-près d’Orient, l’Orient frelaté des Échelles.

Il sera sage de réserver ma fraîcheur d’impressions pour l’Orient presque intact, encore endormi, que cache là-bas le cap Bon, couché en travers de l’immense rade éblouissante où la Ville de Naples fait sa vapeur, mouillée un peu en avant des cuirassés de notre flotte de guerre, et que sillonnent quelques speronares légers et une tartane adriatique dont la voile brune porte, visible au loin dans l’air transparent, l’image barbare d’un saint.

Vains projets ! J’ai manqué le bateau : je l’ai manqué, parce que, dans ce pays étrange et nouveau, dans cette émotion de l’arrivée, on perd comme en un rêve le sentiment du temps et de l’heure ; parce que le soleil, en tournant, m’a chassé de la table que j’occupais ; parce que la flânerie est douce à travers l’imprévu des rues de la Goulette ; parce que je me suis arrêté plus longtemps qu’il n’aurait fallu, inconscient, le dos dans un coin d’ombre, à contempler, avec ses murs blanchis à la chaux, son escalier de pierre sans rampe où une femme est assise, son puits en faïence et son figuier, une cour de maison si blanche qu’elle en paraissait légèrement bleue, comme si dans la claire atmosphère un peu de l’azur du ciel s’était dissous et flottait ; parce que, ô contraste ! j’ai fait la découverte originale de ce que l’Orient peut contenir de comique en m’égarant dans l’arsenal encombré d’une invraisemblable artillerie, où la flotte de la Régence est représentée par une chaloupe en train de pourrir sur son chantier, ce qui ne l’empêche pas d’avoir un amiral pour elle seule ; parce que j’ai suivi un jeune eunuque noir, une serviette d’avocat sous le bras, correct et grave sous sa redingote, se dirigeant à grandes enjambées vers le mignon palais d’été que le bey Mohammed s’est bâti au milieu de l’eau ; parce que j’ai voulu dîner, séduit par la beauté du paysage et aussi par une assiette d’énormes crevettes rouges dix fois grandes comme les nôtres, sur la terrasse d’un restaurant en vue de la mer ; parce que le batelier mal blanchi qui devait me prendre et m’avertir de l’heure est arrivé en retard, abominablement gris d’absinthe et de vin de palme ; parce que cela était écrit, et pour une foule de raisons encore !


D’ailleurs, tout s’arrangera pour le mieux. Des passagers m’ont vu ; ils pourront rassurer le commandant et certifier que je ne suis point mort. Mes malles sont dans ma cabine ; on songera certainement à les déposer à Sousse, où j’arriverai par le prochain bateau, c’est-à-dire dans trois jours.

En attendant, j’ai trouvé tout de suite ici pour passer ma nuit une installation originale. C’est la coutume à Tunis, parmi les gens riches, de venir, quand ils en ont le temps, à la Goulette respirer la brise de mer. Beaucoup de négociants y possèdent un pied-à-terre ; ceux qui ne sont pas propriétaires ont la ressource de louer pour la saison dans l’établissement des bains une cabine que chacun meuble à sa guise. Un aimable Maugrabin, à qui on me présente, veut bien me céder la sienne pour un soir. Je serai à souhait dans cette baraque en bois, sur ce divan couvert de tapis dont la bigarrure violente me dépayse et me charme. La fenêtre donne sur la mer et une trappe pratiquée dans le plancher permet de descendre jusqu’à l’eau salée que j’entends clapoter entre les pilotis, sous ma couchette. La lumière éteinte, la chambre éclairée vaguement par le reflet de la mer et des étoiles, sommeillant à moitié, je me figure voir la trappe se soulever, tandis que des sirènes africaines, des sirènes noires, se dressent en riant sur leur queue écaillée pour regarder l’étranger dormir.

Au réveil, mon premier soin est d’ouvrir la trappe ; et cela m’amuse d’aller au bain comme un bon bourgeois irait à sa cave.

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