Vingt jours en Tunisie
CARTHAGE. — LA MARSA
On n’échappe pas à sa destinée ! Il était écrit qu’après Tunis je verrais Carthage. Voici comment la chose s’est faite. M. Cambon, notre ministre résident, à qui, me rappelant des relations déjà lointaines, j’ai cru devoir faire visite, m’invite ce matin à déjeuner dans son palais de la Marsa. Il se rappelle, lui aussi, que nous nous sommes un peu connus, dans les environs du Luxembourg, au temps de la verte jeunesse. De sorte que, par une rencontre imprévue, nous pourrons, après vingt ans, en pays barbaresque, causer des amis d’autrefois morts ou dispersés, et redire quelques-uns des sonnets printaniers que Mérat et Valade publiaient alors.
J’ai tout mon temps : le bateau qui doit me recueillir, arrivé de tantôt, ne repartira que ce soir à six heures. Seulement, cette fois, il ne s’agit pas de le manquer. Ayant transporté mon quartier général à la Goulette, je loue, et la précaution n’est pas inutile, un carrossa pour la journée. Quelles aventures a dû traverser ce carrosse, — car c’en fut un ! — avant de devenir carrossa et de s’échouer ainsi au fin fond de la Tunisie ? De fort grand air quoique délabré, roussi par le soleil, terni par la poussière, on dirait d’un vieux gentilhomme en guenilles. Il a des poignées ciselées où reste encore un peu d’argent, et des petits singes musiciens exécutent un concert galant sur le vernis écaillé de la portière. Hélas ! Mais il faut savoir prendre son parti des choses : pour visiter Carthage dans ce carrosse de Cendrillon, j’aurai, au lieu du cocher poudré que réclamerait l’harmonie, un effronté Maltais de treize ans, les pieds nus, brun comme une caroube, et qu’un invisible petit bonnet garantit seul du grand soleil. Détail charmant : la rosse blanche qui nous traîne a le bout de sa queue teinte en rouge vif.
Voilà donc Carthage ! ce grand coteau pelé, fouillé, plâtreux, couleur de ruine, où poussent des chardons et des fenouils, où, parmi l’herbe sèche, à des fragments de marbre et de mosaïque se mêlent les crottins menus, luisants et noirs des maigres moutons que garde là-bas un pâtre en guenilles. Comme on côtoie le bord, j’entrevois sous l’eau des quais noyés, des restants de môle, de grands murs, des talus de pierre qui furent des escaliers, débris de ville pareils à un éboulement de falaise. Avec les citernes, c’est à peu près tout ce qui reste de la Carthage romaine, car, de la Carthage punique, les ruines mêmes ont péri.
Les plus grandes citernes, situées vers le lac et que remplissait l’aqueduc, sont habitées, paraît-il, et devenues un village arabe. Je me contenterai, puisque aussi bien nous passons tout à côté, de visiter les plus petites sans doute alimentées jadis par les eaux pluviales et dont on aperçoit le sommet des voûtes affleurant le sol, près d’un petit fort tunisien perché sur l’escarpement de la côte. Bien qu’aucun dallage ou terrassement ne les recouvre, il fait frais à l’intérieur des citernes. De ces immenses réservoirs carrés, souterrains dont l’enfilade se perd dans la nuit, les uns sont obstrués de ronces, de figuiers sauvages, et laissent voir, par leur plafond crevé, des trous de ciel bleu ; d’autres conservent un peu d’eau croupissante avec des reflets irisés qui palpitent sur leurs parois. Des couples de pigeons viennent y boire ; au dehors, les cigales chantent et l’on entend le bruit tout voisin de la mer. Les bassins, à mesure que j’avance, sont de moins en moins ruinés, les couloirs plus sombres ; et j’éprouve une terreur à la Robinson en heurtant, près d’un orifice mystérieux plein de sonorités et de ténèbres, des seaux, des cordes humides, un tonneau et un entonnoir.
Mon Maltais, qui attend à l’entrée en fumant sa cigarette au soleil, m’explique que ces cordes, ces seaux, ce tonneau et cet entonnoir appartiennent aux Pères blancs de la chapelle de Saint-Louis perchée en haut de la colline. Il ajoute qu’ils ont un musée. Un musée ? Des étiquettes sur de vieilles pierres ? Non ! je n’irai pas voir les Pères blancs, je n’irai pas voir leur musée.
Il se fait temps, d’ailleurs, de gagner la Marsa.
La Marsa est aujourd’hui pour Tunis, comme elle l’était pour Carthage, la banlieue aristocratique, l’endroit préféré des élégantes villégiatures. Un bouquet de cyprès, arbres de Grèce et d’Asie, rappelle çà et là le souvenir des conquérants turcs. Mon conducteur nomme en passant des villas de beys, de pachas et de kasnadars. C’est un de ces palais que le ministre de France habite l’été.
Nous entrons : un vaste jardin où des lauriers-roses s’étiolent ; une cour revêtue de faïence, recouverte d’un grillage en fer qui laisse voir sur le bleu du ciel des hirondelles perchées et les roses d’un rosier grimpant, au tronc noir et noueux comme celui d’une vigne centenaire. M. Cambon m’attend en haut d’un escalier superbe que décorent deux lions de l’école de Canova et qui devraient être en brioche.
On se reconnaît, on déjeune en causant des choses de France et de jadis, sous un de ces jolis plafonds arabes travaillés en gâteau de miel que les ouvriers d’ici ne savent plus faire ; puis on va fumer sur la terrasse, assis à l’ombre, regardant la mer bleue jusqu’à l’horizon et les ricochets du soleil dans l’eau. Tout à coup, notre béatitude est troublée : des gémissements plaintifs, grinçants, monotones, déchirent l’air. Encore l’envers du progrès ! C’est la noria perfectionnée installée depuis peu chez un seigneur du voisinage qui moud cruellement, dans l’ennui des après-midi, cette insupportable musique. Combien me semble préférable le vieux système carthaginois dont j’ai pu admirer quelques spécimens sur la route : l’outre énorme, noire, pareille à un redoutable dieu phallique, qui, silencieuse, puise l’eau et la dégorge au lent va-et-vient d’un chameau.
Il paraît que j’ai passé auprès du Cothon sans le remarquer. Ce petit port intérieur est, d’après M. Cambon qui l’a un peu découvert, le seul vestige appréciable à l’œil nu de la Carthage primitive. Je promets et me promets de lui rendre visite au retour.
C’est maintenant une lagune ronde, reluisante et blanche de sel, dans une ceinture de cactus. Tout autour, à l’endroit où sont les cactus, se rangeaient jadis les galères de la République. Au milieu, on voit encore la petite île où étaient les bureaux du capitaine de port Hamilcar. Je me rappelle avec stupeur la description démesurée que Flaubert en donne dans Salammbô. Mais les rêves de l’art ne sont pas la réalité ; et tant mieux que Flaubert ait vu Carthage avec ses yeux grossissants de taureau de Normandie.