Vingt jours en Tunisie
UNE OASIS
L’APRÈS-MIDI AU VILLAGE
Depuis mon arrivée à Sousse, chaque jour, du haut de la terrasse barbouillée de chaux qui, dans le pays, sert de toit et de promenoir, je regardais d’un œil d’envie là-bas, vers le Sud, à plusieurs lieues, une longue ligne de palmiers droits entre le ciel et la mer, sur une langue de terre si basse qu’ils semblaient par moments, à l’heure où le soleil poudroie, avoir leurs racines dans l’eau bleue.
On m’avait dit : « C’est une oasis. » Et cette idée d’oasis hantait mes rêves. Je ne pouvais décemment quitter la terre d’Afrique avant d’avoir visité au moins une oasis.
Nous partons un matin, l’aumônier toujours prêt, le consul et moi, trottant en carrossa le long d’une superbe route à la mode barbaresque, c’est-à-dire large, capricieuse, se ramifiant comme un fleuve, tracée qu’elle est un peu au hasard par le pied des chameaux, des ânes et des hommes, à travers la forêt d’oliviers centenaires qui, cent kilomètres durant, jusqu’au delà de Medhia, borde d’un ourlet vert la côte du Sahel tunisien. Puis nous quittons les oliviers, nous traversons un « oued », où rôtissent des joncs desséchés au bord d’un restant d’eau croupissante, et des terrains sablonneux, inondés l’hiver, mais couverts maintenant d’herbes salines. En face, la plaine qui flambe et la ligne violette des montagnes ; à gauche, des dunes stériles qui cachent la vue de la mer ; à droite, les oliviers profonds et noirs dont, malgré casques et parasols, on commence à regretter l’ombre.
Heureusement, voici l’oasis !
Mon enthousiasme à l’aspect des premiers dattiers fait sourire l’abbé qui, en sa qualité de militaire, a, du côté de Gabès ou de Gafsa, connu des oasis véritables. Celle-ci, n’ayant guère que deux lieues de tour, est une oasis pour rire, un à peu près, un diminutif d’oasis.
Je voudrais descendre : pas encore ! Au loin, entre les troncs enchevêtrés, la mer luit par mille trous bleus. La carrossa tourne l’oasis, enfonçant dans le sable jusqu’au moyeu des roues, et nous dépose en pleine plage. Bain délicieux, mais sommaire ; car le roi des astres, autour de nos dos nus et sans défense, éclabousse les flots d’innombrables rayons aigus et vibrants comme des flèches. Patience ! l’abri n’est pas loin, et, tandis qu’on se rhabille en hâte, notre jeune cocher maltais a déjà transporté les provisions sous les arbres.
Le système des murs en terre et des haies règne ici comme partout.
Il nous faut donc, l’abbé retroussant sa soutane, emporter l’oasis d’assaut par une brèche où les cactus manquent. Et maintenant, cherchons un endroit propice au déjeuner.
Nous ne sommes pas seuls : à quelques pas, dans un autre jardinet entouré aussi de sa haie, des bourgeois maures, venus de la ville sur leurs bourriquots à nez blanc tatoué d’une fleur, fument silencieusement, un bouquet de jasmin derrière l’oreille. Les bourriquots, laissés au soleil, cherchent leur vie parmi des choses épineuses ; les bourgeois, avec leurs turbans neufs, leurs chechias de fête et leurs dalmatiques brodées, font dans l’ombre un groupe oriental, de couleur brillante et reposée. Plus loin, un Arabe laboure en courant, penché sur son araire primitif que traînent deux bœufs maigres.
La question de l’eau m’inquiète un peu ; en route, le soleil dardait au point de liquéfier l’antique vernis de la voiture, et le champagne ecclésiastique du brave abbé a dû tiédir. Je sais bien, ayant lu ce renseignement dans les livres, que qui dit oasis dit puits : le dattier, pour fructifier, ayant besoin de vivre les pieds dans l’eau et la tête dans la flamme. Ceux-ci, j’en suis certain, ont bien la tête dans la flamme, mais c’est l’eau que je voudrais voir.
Un gamin paraît, tout noir, à moitié nu, portant à deux bras, sans doute en signe d’amitié, une amphore plus haute que lui ; une de ces amphores à fond pointu dont la forme ultra-classique étonne d’abord ceux qui n’ont pas éprouvé combien la disposition en est commode et appropriée pour la planter droit dans le sable tant qu’elle est pleine, ou pour la faire basculer et pencher, en équilibre sur son gros ventre, alors qu’elle commence à se vider.
Nous suivons l’enfant. Un vieux, probablement le père, qui par timidité regardait de loin, vient cette fois à notre rencontre. Il a le sayon brun des pauvres, court, sans manches, ceint d’une corde, qui laisse les bras et les jambes cuire et se durcir au soleil. Avec un bon sourire édenté dans sa barbe grise, il nous montre son petit clos : la cabane en pisé où il serre ses outils, ses légumes ; tout autour, verdissant à l’ombre protectrice des grands dattiers, les grenadiers, les figuiers d’Europe, les vignes, les melons, les tomates ; et, dans un coin, le puits sans margelle, cratère ouvert au ras du sol d’où monte, à travers l’air torride, une éruption de fraîcheur.
Nos victuailles déballées, le vieux puise pour nous de l’eau glacée ; l’enfant apporte une pastèque, des figues, des raisins dans un plat de bois. Et l’on est bien ainsi, assis en rond sur le sable fin, au pied de ces admirables arbres : les uns minces, le tronc gris régulièrement guilloché par les losanges des feuilles coupées, s’élançant droit de terre au milieu d’un bouquet de jeunes palmes ; les autres, trapus, noirs, rugueux, s’enveloppant jusqu’à mi-corps d’un feutrage de radicelles mortes ; mais tous entremêlant à la broderie transparente de leur feuillage de longs et lourds régimes pareils à des grappes d’olives d’or.
Ah ! sans vous, abbé Trihidèz, quelle complète après-midi, quel déjeuner charmant et quelle sieste incomparable ! Mais l’abbé s’accuse, l’abbé est coupable, l’abbé a oublié le café dans la précipitation du départ. Un déjeuner non suivi de café ? en Afrique ? C’est impossible ! Plutôt que de s’y résigner, on renoncera à la sieste, on bravera l’insolation. Au loin, sur la hauteur, le village de Saalin reluit comme une lessive étendue. En voiture ! C’était écrit : on prendra le café à Saalin.
Pur village arabe, Saalin ! Traçant l’unique rue assez large, deux longues murailles blanches qui ressembleraient à la clôture d’un cimetière sans les petites portes basses, en fer à cheval, par où, de loin en loin, une femme se glisse, voilée de la tête aux pieds, mais laissant apercevoir, lorsqu’elle tire le loquet, un bras d’ambre.
Une de ces portes est le café.
Quelques habitués sont là : nous les saluons, ils nous saluent.
Le jour ne vient que par la porte. Entrant tout d’une pièce, il éblouit d’abord plus qu’il n’éclaire ; pourtant l’œil s’habitue assez vite à l’obscurité fraîche du réduit. Le sol troué, bosselé, rugueux, est en terre battue. Les murs, d’un crépi grossier, mais soigneusement blanchi au lait de chaux, font paraître plus noir le plafond en branches d’oliviers mêlées de torchis que, par goût des contrastes pittoresques ou par paresse, on laisse brunir et se culotter.
Dès notre arrivée, un grand sec à barbe blanche s’est mis à gratter des boîtes, à remuer de petites casseroles, à taquiner le charbon et les cendres d’un fourneau d’alchimiste qui luit tout au fond, dans un angle.
Assis sur la maigre estrade commune, dont une natte usée, des fragments de tapis, recouvrent mal les planches vermoulues, nous offrons, non sans échanger des compliments, des salamalecs la main sur le cœur, une tournée générale à l’assistance. Ces messieurs ne refusent point. Seulement il faut à notre tour accepter d’une pastèque qu’on est allé chercher en grande hâte au jardin. De la pastèque sur le café ! Mais, à vrai dire, leur pastèque est parfaite ; et sa pulpe où les dents se glacent, sa pulpe rouge, fondante, incrustée de graines noires, ne paraît pas autrement indigeste qu’un sorbet.
Tout à coup, un grand brouhaha. Très poliment, mon voisin de face me fait signe d’avoir à m’écarter un peu. J’obéis et je m’aperçois que le poteau contre lequel je m’appuyais, — un de ces poteaux qui calent le plafond, — est garni à son pied de carcans et d’entraves. Il y a foule au dehors. Dans le cadre obscurci de la porte se dessine la silhouette d’un fort gaillard lié de cordes. On le pousse, il s’assied à la place que j’abandonne et, tranquillement, se laisse ferrer par le cou.
Un de nos récents amis, un chamelier, messager entre Kairouan et Sousse, et qui, à fréquenter les soldats français, a retenu quelques mots d’un vague sabir, explique avec abondance que l’homme ainsi enchaîné est un voleur, et que, vu la pauvreté du village, le café y sert de prison.
O mœurs férocement patriarcales !
Je demande, par signes bien entendu, s’il est convenable que j’offre une tasse au prisonnier. Tout le monde hoche la tête, le prisonnier s’incline et sourit : il paraît que c’est convenable. De nouveau, le cafetier fourgonne ; de nouveau, les charbons s’allument dans l’ombre, et les dés de marc noir, sucré de cassonade, vont circulant de main en main. Mais le soleil tombe vite en cette saison ; notre Maltais, peureux, attelle, déclarant qu’il ne veut pas voyager la nuit. Allons, du café encore une fois ; et à la santé du voleur ! ce sera la dernière tournée.
Je ne reconnais plus les endroits que nous avons traversés ce matin. Sous les rayons de l’ardent soleil, la réalité des choses semble s’être évaporée. Tout flotte et palpite ; la terre, le ciel, tout se confond dans une atmosphère éblouissante. Autour de nous, des étendues d’un azur extraordinairement tendre et comme imprégné de blancheur, où les arbres se doublent, où les koubas se mirent. Est-ce de l’eau ? Les paysans rient : c’est du sel. En regardant bien, à la place de ce qui paraissait de l’eau, nous distinguons, au ras du sol, le sel qui luit et l’air qui danse.
Sousse, à l’horizon, se dresse immense, suspendue entre terre et ciel ainsi qu’une cité de rêve. Mais à mesure qu’on approche, le relief des terrains, les détails des toits et des tours, puis, dominant le tout, la kasbah, massive et fortement piétée, prennent consistance et se dessinent. Au bas, la mer d’un bleu si réel, après ces flottantes féeries, qu’il nous paraît féroce et dur… Nous arrivons ! Cependant le soleil darde encore, et l’heure de la sieste fait planer son silence au-dessus de Sousse endormie. Rangées en lignes le long des fils du télégraphe, des hirondelles nous regardent passer ; d’autres, plus actives ou plus affamées, mais craignant la grande chaleur, volent avec de petits cris, sans s’écarter, sans en sortir, dans l’ombre étroite qui cerne d’un trait net les remparts.