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Vingt jours en Tunisie

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TUNIS, HAMMAN-LIF

Le voyage est plaisant de la Goulette à Tunis, par ce chemin de fer improvisé, sorte de tramway à vapeur primitif et commode, avec ses lourds wagons disgracieux mais ouverts au grand air et munis de plates-formes où l’on circule. A gauche, la lagune aux bords sablonneux peuplés d’oiseaux d’eau ; à droite, des coteaux bas sur lesquels de nuages promènent leurs ombres, plantés d’oliviers trapus au feuillage dur et qui ne s’argente pas au vent comme nos oliviers de Provence. Derrière nous, la Goulette, ligne mince et blanche entre le lac et la mer.


A Tunis, où sans que la locomotive s’essouffle, on arrive en une demi-heure, j’ai tout de suite trouvé le bon endroit pour voir la population défiler. C’est une petite place entourée d’arcades, dans l’ombre d’une haute porte à créneaux, très historiée, que décore une inscription arabe gravée sur le marbre : Bab-el-Bahr, la porte Marine.

Un pittoresque fort mêlé ! Deux grandes maisons à l’italienne, le toit couronné de balustres, la façade superposant les colonnes fines de deux loggias ; à côté, une maison mauresque aux murailles nues, portant, collée à ses parois comme un gigantesque nid d’hirondelle, la grille ventrue d’un moucharabi. Sous les arcades, une sorte de boutique qui est la Bourse, et, me tirant l’œil par son enseigne en français et l’antithèse de deux mots hurlant de se rencontrer : la Pharmacie carthaginoise !

On dirait que le vieux Tunis tout entier, Européens, Maltais, Arabes et Juifs, se vide par cette unique porte. Voici l’Orient pacifique : un indigène à turban vert, le nez chaussé de grandes lunettes rondes ; jambe de ci, jambe de là, sur une selle en belle tapisserie, et tranquille comme à son comptoir, il s’en va doucement, Allah sait où, au trot de sa mule. Quelque négociant ! car on trouverait, en y regardant, pas mal d’épicerie au fond de ces âmes barbaresques. Seulement, fils heureux d’un pays de lumière, ils éprouvent le besoin de s’habiller de couleurs tendres pour piler leur poivre et débiter leur cannelle.


Et voici l’Orient guerrier ! Un vulgaire banc de bois peint en vert sépare le café où je me suis assis d’un autre établissement qui se trouve être un poste de soldats ; un homme trop brun, à barbe grise, à figure de doux forban en sort, grignotant des gâteaux. Il a une veste brodée et trois poignards démesurés, gaine d’argent, manche d’ivoire, dans une ceinture de soie. C’est, paraît-il, le chef de la police ; à son air férocement débonnaire, j’eusse parié pour le bourreau.

Achetons, avant d’entreprendre notre promenade, un de ces bouquets à l’odeur délicieuse, mi-naturels, mi-artificiels, faits de corolles de jasmin enfilées sur des fibres de palmier, et que l’on vend enveloppés d’une fraîche feuille de vigne. Les gens d’ici, riches ou pauvres, bourgeois ou soldats, ce voleur qui passe et les zaptiés qui l’emmènent, portent tous un de ces bouquets sur l’oreille, un peu penché, à portée des narines. Mais je n’ai pas de turban, et, malgré mon envie, je n’ose pas faire comme eux.


Maintenant, au hasard de la découverte !

C’est une bizarre et particulière émotion que de se savoir citoyen pour un jour de cette fabuleuse Thunes, dont rêvaient comme d’une Mecque bohème les tire-laine du vieux Paris. Et, de fait, il y a du vieux Paris, il y a quelque chose d’un moyen âge transporté sous le ciel africain, dans cet enchevêtrement labyrinthique de rues tournant court et d’impasses, de longs couloirs coupés d’arcades où l’ombre et le soleil vont par tranches et se suivent sans se mêler, comme le vinaigre et l’huile dans l’unique burette d’un pauvre homme. Portes basses et murs aveugles ; fenêtres en garde-manger où des houris, invisibles et qui vous voient, arrosent un pot d’œillets ou de basilic ; puis, au sortir de ce silence, brusquement, avec un bruit d’écluse qui s’ouvrirait tout à coup, les souks arabes ou juifs, — car je ne suis pas encore assez ferré pour distinguer dans tout cela, — marchés couverts aux voûtes basses, aux piliers enrubannés de jaune et de rouge, et, dessous, des brodeurs, des selliers, des tisseurs, des marchands de fruits, de parfums et d’épices. Le souk du Bey, avec ses boutiques régulières en bois découpé, jadis marché aux esclaves, est aujourd’hui habité par des Juifs qui vendent des tapis, des étoffes, ou bien fabriquent des calottes rouges foulées, feutrées, tondues au ciseau et pressées dans des pressoirs à vis, sous le regard du passant. Voici le souk aux vieux habits ; un bric-à-brac des Mille et une Nuits, une foule hurlante de gens à faces de pirates qui se poussent, les bras levés, offrant aux amateurs des djebas, des kmesas, des sourias, toutes sortes de costumes bariolés et de radieuses guenilles. Parmi le vacarme, mendiant et quêtant à la porte d’odorantes gargotes qui ont leur fourneau de terre sur la rue, un santon se promène en habit de pénitent bleu avec des amulettes au cou. Il est roux, fanatique et jeune, il me fait penser à Jésus-Christ.

Comment me retrouvai-je en plein soleil sur un chemin jaune et brûlé longeant une pente que surmontent les murs effrités de la kasbah ? Au-dessous, va dégringolant en cascade blanche le faubourg arabe de Bab-el-Djzira.

Décidément Allah me gâte et Tunis fait des frais pour moi ! J’entends des chants, des cris rythmés, des lamentations sur-aiguës. Je gravis un talus en glaise sèche, et comme il se trouve de plain-pied avec l’étage supérieur des maisons qui y sont adossées, je puis, passant de terrasse en terrasse et me donnant le plaisir nouveau d’une promenade sur les toits, arriver jusqu’à l’endroit d’où part l’étrange et mystérieuse symphonie. Dans une étroite cour, une vingtaine de femmes se lamentent, avec des salutations réglées et de grands gestes, devant une porte ouverte d’où sortent les pieds raidis d’un cadavre. Deux d’entre elles soutiennent par-dessous les bras une vieille femme échevelée. C’est une cérémonie de funérailles. Je jette un regard et me retire, ne voulant pas troubler d’une indiscrète curiosité ces bons musulmans dans leur deuil. D’ailleurs, de tous côtés les chiens aboient, et un teinturier en train d’étendre au soleil, sous les remparts, de longues pièces de cotonnade bleue, vocifère de loin, à l’adresse du sacrilége roumi que je suis, les plus épouvantables injures.


Montons toujours ; le soleil pique, et voici justement, oasis rêvée, un petit square aménagé à l’européenne autour du bassin où arrivent, sortant de l’aqueduc en grosse gerbe bouillonnante, les eaux fraîches et vierges du Zaghouan. La fontaine déborde et chante, un arbre fait ombre, des gamins noirs et nus se baignent ingénument dans le bassin.

Une porte en fer à cheval, gardée par de pacifiques douaniers élevant un mouton et des poules, ouvre sur la campagne. Mais des monticules pelés interceptent la vue ; je veux jouir du paysage et me décide à pénétrer dans la kasbah. Nos soldats y campent. Ces grands murs en pisé, lézardés fort pittoresquement, ont le ton et l’aspect de ruines romaines. Sous la voûte en arabesque d’un marabout écroulé, mangent deux chevaux d’officiers. Une large voie en plan incliné conduit sur des dessus de casemates se prolongeant en bastion où poussent des herbes et des ronces.

Enfin, la Tunisie m’apparaît : des minarets, des terrasses, des coupoles ; le Bardo, solitaire au milieu d’une plaine triste coupée d’un aqueduc et semée de petits cubes blancs ; à nos pieds, dans l’étendue déserte, entre des plages basses et rouges, la Sebkha desséchée, incrustée de sel, a l’éclat blanc et mat d’un grand plat d’argent non poli.

J’essaie de regagner l’hôtel. Encore des souks, encore des ruelles ! et des routes sombres, de douteux passages bordés de cabarets maltais et d’habitations juives, où de grasses filles d’Israël, penchées derrière les volets de leurs fenêtres ou debout à l’entrée d’un couloir revêtu de faïences bleues, ont des regards d’une bienveillance troublante. Puis, tout à coup, c’est un morceau de rue de village où le coq chante, un jardin avec des dattiers qui regardent par-dessus le mur, des bananiers aux feuilles molles, effiloquées, laissant pendre une fleur énorme, violette et rouge, au bout du régime à moitié formé.

Évidemment je m’égare ; mais dans cette lumière douce, cette fraîcheur, ce silencieux va-et-vient d’ombres blanches, puisse mon égarement longtemps durer !

Hélas ! voici du bruit, de la poussière, une insupportable chaleur : c’est le progrès, la civilisation, la ville européenne nouvelle, et l’hôtel de Paris où, compensation insuffisante, la cloche sonne l’heure du déjeuner… Car il paraît, chose invraisemblable, que j’ai fait cette course folle en moins de deux heures.


Que devenir l’après-midi ? Je ne voudrais pas recommencer ma promenade ; on gâte une sensation en insistant trop. D’un autre côté, ce grand hôtel froid, d’un cosmopolitisme décoloré, et qui ressemble à tous les hôtels du monde, est un triste séjour pour un affamé d’Orient. Si je faisais la sieste ? Mais ne fait pas la sieste qui veut, et je n’ai pas encore appris à faire la sieste.

Tandis que je prends ma demi-tasse, — à l’européenne, ô rougeur ! — sous les arcades poussiéreuses d’un café neuf, peuplé de garçons rasés, et qui affiche pour toute originalité d’avoir sa terrasse assiégée par une quinzaine de cicerones décrotteurs, de douze à quinze ans, plus ou moins juifs ou nègres, et d’employer en guise de chasseur un officier tunisien lamentable et poli dont on garde le sabre au comptoir quand il va en course, quelqu’un s’approche et me salue. Je reconnais Dario, l’ami Dario Attia, le jeune Tunisien de la Ville de Naples, qui me croyait à Sousse depuis deux jours et se montre affectueusement ravi de ma mésaventure. Remuant et fin, d’une aimable et vive intelligence, mélange d’Italien et d’Asiatique, car sa mère est des environs de Naples et son grand-père venait d’Alep, quelque peu Israélite aussi, autant qu’on peut l’induire de son profil très pur et de son regard noir, mais Israélite sans fanatisme, Dario présente un fort sympathique spécimen de la fusion des races en Tunisie, et de ce métal de Corinthe que l’on appelle un Levantin.

Dario trouve tout de suite l’emploi de la journée. N’est-ce pas fête ? C’est fête, en effet ; tout à l’heure, je me le rappelle, j’ai failli assister à une grand’messe, étant entré, — comme je suivais, sans penser à mal, un groupe de Maltaises brunes, à mâchoire solide, à pommettes saillantes, belles sous leur cape de satin noir, quoique d’une beauté un peu masculine, — dans une église d’aspect très catholique à l’intérieur, mais précédée, en guise de parvis, d’une petite cour mauresque où les fidèles, en attendant l’heure, marchandaient des souvenirs de Jérusalem, menus objets en nacre et en bois d’olivier familièrement étalés sur le pavé. C’est fête ! Or un Tunisien qui se respecte va, les fêtes et le dimanche, à Hammam-Lif, quand il ne va pas à la Goulette. Dario Attia me donne, d’ailleurs, à entendre que le patriotisme au besoin me ferait un devoir d’opter pour Hammam-Lif. Le chemin de fer de la Goulette, sommairement construit par les Anglais, a été acheté, comme on sait, par une Compagnie italienne, la Compagnie Rubbatino. Aussi les employés affectent-ils de ne parler que l’italien et les affiches sont-elles exclusivement rédigées dans la langue du Dante, ce qui ne laisse pas que d’être gênant et même quelque peu vexatoire. Mais la ligne de Hammam-Lif est française ; et, comme lieu de plaisir et de bain de mer dominical, Hammam-Lif commence à faire une sérieuse concurrence à la Goulette. Les amis des Français vont à Hammam-Lif de préférence : Vivent la France et Hammam-Lif !

Nous trouvons à la gare une foule endimanchée qui attend. Sauf quelques chechias, quelques turbans, la note éclatante d’un costume juif, on pourrait se croire un jour d’été à une gare de banlieue. Le train contourne d’abord le lac, puis il suit la mer et vous dépose en plein sable, sur une plage, au pied de montagnes arrondies, couvertes de myrtes ras et se creusant en vallons agréables. Quelques maisons, un café maure, un dar-el-Bey transformé en caserne, et l’établissement des bains que je commets l’imprudence de visiter. Les étuves souterraines où jaillissent des sources d’eau, bouillantes et fumantes, datent du temps des Romains. Mais si les constructions paraissent romaines, les puces qui y pullulent sont certainement d’importation arabe ; seule la puce arabe peut donner ainsi la sensation d’une aiguille de fin acier s’enfonçant soudain dans la chair. Ces puces maigres et nerveuses m’empêcheront longtemps d’oublier ma visite aux thermes d’Hammam-Lif.

J’ai pourtant essayé de les noyer. On se baigne là-bas, le long de la plage, joyeusement, comme en famille ; puis on mange et boit sur le sable, mets quelconques et boissons tièdes que vend un mercanti, à l’ombre de cabanes improvisées. L’installation est encore assez primitive ; mais le sable fin descend sous l’eau à très douce pente ; le paysage, entre la montagne et la mer, avec cet horizon de caps pareils à des îles, rappelle, par la grandeur et l’intimité, le golfe de Naples et le golfe de Juan. Sans même compter les eaux thermales, Tunis, aisément, peut se faire là, pour remplacer la Goulette envahie et devenue ville, un vrai paradis de baigneurs.


Le soir, de six à sept heures, tout le monde se promène sur la Marine, qui est une superbe et large allée filant droit de la porte Bab-el-Bahr au lac et aux Docks. A l’entrée, sont les constructions neuves de la colonie européenne, de grands hôtels et des cafés, la Compagnie transatlantique, la poste, les consulats, le palais du résident français, une église. Mais les maisons s’abaissent peu à peu, et l’on est bientôt dans une espèce de campagne çà et là bordée de bicoques et de débits, quelque chose, moins les villas somptueuses et les platanes, comme ce Prado de Marseille que je parcourais il y a quatre jours. La ressemblance est même frappante, à cause de cette colline excoriée, portant à son faîte les constructions blanches d’un petit fort, flanqué d’un marabout, qui ne sont pas sans rappeler la chapelle et le fort de Notre-Dame-de-la-Garde. Quelques haies en roseaux, bordant la route, ajoutent à l’illusion. Et c’est là, sans doute, ce qui a inspiré cette enseigne touchante : Café Provençal, posée à l’entrée d’une rustique guinguette où, toute l’après-midi, de braves gens, exilés comme moi de Sisteron ou de Barbantane, jouent aux boules dans la poussière en se rafraîchissant de limonades et de sirops.

Derrière les grilles de l’Entrepôt se profilent les mâtures des petits bateaux plats qui naviguent de Tunis à la Goulette. Tournant à gauche et franchissant la ligne du chemin de fer, que ne défend aucune barrière, je me suis trouvé au bord du lac. Dans la nuit tombante, des voiles se voyaient encore. Le ciel et l’eau, d’un même ton, étaient d’un violet gris plein de mélancolie. La plage, faite de détritus innommés, exhalait une odeur de sentine et d’égout ; et, au lieu des flamants roses dont parlent les voyageurs, des milliers de chauves-souris, avec des cris aigus, voletaient de leur vol palpitant d’oiseaux blessés.

Et c’est en me pressant que j’ai repris le chemin de Tunis, qui m’est subitement apparu noir sur fond d’or, avec ses remparts, ses minarets et ses dômes, comme toutes les cités barbaresques regardées au soleil couchant.


Il y avait musique et foule sur la Marine.

Je n’ai pas voulu me laisser entraîner aux délices du Tunis nocturne dont j’ai, d’ailleurs, entrevu en plein jour les ruelles mystérieuses et grouillantes. J’ai même refusé d’entrer dans les brasseries nouvelles, où l’on boit à l’instar de Paris une bière exécrable, servie par des Hébé de douteuse fraîcheur, débarquées la veille de Marseille ou d’Alger.

Le Giardino Paradiso me tente un instant : on y joue la comédie en italien, au fond d’une longue cour que recouvre une treille, de sorte que les spectateurs ont sur la tête un plafond de feuilles vertes et de raisins ambrés. Mais je m’aperçois avec terreur que la pièce, Il Gobbo alla corte, n’est autre chose qu’une adaptation du Bossu. Je ne suis pas venu à Tunis pour y retrouver Lagardère !

Enfin, le dieu du hasard et des voyages, prenant en pitié mon destin, me fait découvrir un café grec, un peu de couleur locale. Une jeune femme, vêtue de rouge et portant la calotte ionienne reluisante d’or, secoue nonchalamment un tambour de basque et chante des couplets à la fois très rythmés et très mélancoliques. Ce n’est point précisément la musique grecque comme je l’avais rêvée. Les Turcs, depuis Orphée, ont malheureusement passé par là. Je n’en veux d’autre preuve que l’air de profonde satisfaction avec lequel l’auditoire, tout musulman, écoute, en respirant ses petits bouquets de jasmin et en se chatouillant la plante des pieds. La chanteuse n’est pas seule. Un violoniste maigre et noir, coiffé du fez grec en forme de pot à fleurs, un vieillard à grand nez, à moustaches de pallikare, grattant sur ses genoux une guitare à gros ventre, constituent l’orchestre. Après chaque chanson, un long entr’acte silencieux et désolé. Les spectateurs sont alors comme s’ils n’existaient plus. La femme joue avec le chien. Le violon et la guitare, les yeux levés au ciel, se perdent en rêveries, immobiles sur leur estrade, derrière une table portant pour tout ornement un bocal où circulent, tristes aussi, deux poissons rouges. Puis la femme renvoie le chien, secoue les plaques en cuivre de son tambour, pousse une note gutturale, et le concert recommence.

A minuit, j’écoutais encore, envahi de je ne sais quelle paresseuse extase, et regardant, pendant les intervalles de silence, une vue photographique de l’Acropole d’Athènes accrochée au mur.

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