Vingt jours en Tunisie
VOYAGE A KAIROUAN
Sousse respire au bord de la mer, Kairouan se rôtit en plaine à 50 ou 60 kilomètres de là. Mais, entre l’Hadrumète des vieux Romains et la capitale des Aglabites bâtie par Okbah-ben-Nafi l’an 55 de l’hégire, entre le port barbaresque et la Mecque maugrabine, se dresse un vaste plateau relevé sur les bords, légèrement creux à son milieu, et dont l’étendue mouvementée représente assez bien le fond d’une immense coupe argileuse gondolée au feu par endroits. D’où, sans compter la grande montée en partant de Sousse et la grande descente aux approches de Kairouan, une série non interrompue de montées et descentes supplémentaires qui ne contribuent pas peu, comme on va le voir, au pittoresque du voyage.
Ce voyage, naguère encore difficile et coûteux, n’a plus aujourd’hui, grâce au gentil joujou qui s’appelle le chemin de fer Decauville, rien de particulièrement héroïque.
Muni de mon autorisation galamment accordée par le colonel Corréard, représentant l’autorité militaire, je me transporte de grand matin tout près des chantiers d’alfa, à la gare, où déjà sont rendus un certain nombre d’officiers et de soldats.
Je prends place, moi cinquième et dos à dos avec un capitaine et un intendant, dans un petit wagonnet ouvert, à roues très basses, qui roule au bas du sol sur de petits rails très rapprochés : quelque chose comme le tramway miniature qui mène de la Porte Maillot au Jardin d’Acclimatation. Seulement, ici la course sera plus longue ; parti à l’aube, nous n’arriverons qu’après midi. Il est vrai qu’on ne fait pas mal de stations en route : au camp de l’oued Laya, à la redoute du col d’El-Onk, à Sidi el-Hani, à l’oued Zeroud… et je ne parle pas des stations accidentelles causées par les déraillements et les rencontres.
Le train réglementaire se compose de trois véhicules qui doivent toujours garder entre eux une distance de 50 mètres, soit un wagonnet pour les officiers, un autre pour les simples soldats et une plate-forme réservée aux bagages, au milieu desquels, jambes croisées, s’installe un Arabe, le chef de la police de Kairouan, venu pour témoigner devant le conseil de guerre dans une affaire d’assassinat. Wagonnets et plate-forme sont traînés chacun par deux chevaux galopant sur le côté de la voie, avec un artilleur en manière de postillon. A l’avant de chaque voiture, se tient un soldat de la ligne, la main sur un frein qu’il est toujours prêt à serrer. La précaution n’a rien d’inutile ; car, aux descentes, on décroche la chaîne d’attelage, et les chevaux continuent à galoper libres, laissant traîner derrière eux, dans un nuage couleur chocolat, la chaîne avec son palonnier, bientôt dépassés d’ailleurs par le wagonnet qui, obéissant à son propre poids, dégringole les pentes d’une vitesse de plus en plus vertigineuse. C’est un peu effrayant d’abord, d’autant qu’en cette saison les rails dilatés se soulèvent bout à bout et font redouter au voyageur novice un déraillement qui semble inévitable. Mais ces « flèches » ne sont pas dangereuses, car elles s’abaissent sous le wagon emporté qui passe, doucement, sans secousse, comme le plus souple des ressorts.
Pour atteindre au plateau qui se trouve de plain-pied avec la kasbah et les remparts du haut de la ville, le chemin de fer contourne Sousse entre le cimetière arabe qu’il écorne légèrement et les dunes blanches où s’adosse la zaouia de Sidi Giafr.
D’abord des oliviers, — de quelque côté que l’on sorte, c’est toujours les oliviers qu’on rencontre, — superbes encore, mais trapus et sentant déjà la montagne. Puis, à mesure que le train file et que les tours de la kasbah s’effacent à l’horizon, les oliviers deviennent plus rares ; leur forêt s’émiette en bouquets, taches d’un vert sombre sur le fond rougeâtre du sol soulevé çà et là par des blocs calcaires ; vers l’oued Laya, les oliviers finissent, et nos soldats campent sous le ciel.
A partir de l’oued Laya, jusqu’à la descente sur Kairouan, ce sera toujours le même plateau nu laissant voir l’argile du sol à travers un feutrage d’herbes sèches. Les buissons du jujubier épineux, les touffes blondes de l’alfa, de grands fenouils et un arbuste bas qui, rôti par le soleil, sert ici de bois de chauffage, y dominent mais pas de très haut, l’humble peuple des graminées. Çà et là, des traces de culture, le carré jaune d’un chaume resté sur pied, ou bien de larges espaces incendiés après moisson à la mode arabe et couverts de cendres d’un noir bleu, du milieu desquelles se dresse, à peine recroquevillée par la course rapide des flammes, la tige d’un artichaut sauvage tout praliné et comme fleuri d’escargots blancs. Ces grappes d’escargots sont les seules fleurs qui réjouissent la tristesse du paysage, et, de même, la graine duveteuse du chardon flottant dans l’air sans brise donne par moments l’illusion d’un papillon qui passerait. Nul parfum. Le soleil, haut déjà, cerne l’horizon de chaudes vapeurs. Au loin chemine lentement la fumée d’un champ qui brûle.
Pourtant toute vie n’est pas absente. A une halte faite, en attendant que les chevaux dételés nous rattrapent, au bas d’une raide et très longue côte, je remarque des fourmis qui processionnent, d’innombrables petits lézards surexcités par le coup de fouet du soleil ; et, mes instincts de collectionneur se réveillant, je capture une mante religieuse d’un vert tendre zébré de brun, portant deux aigrettes au front, mais n’ayant pas les grandes griffes acérées des mantes de nos pays ; de plus, un magnifique saurien mat et rugueux, à large gueule, que nous prenons d’abord pour un caméléon, mais qui n’est pas, hélas ! un caméléon, vu qu’il lui manque une crête au dos et ces yeux mobiles, roulant sur pivot, pareils aux deux moitiés d’une grosse perle percées en leur milieu d’un trou d’aiguille où s’incrusterait un fin diamant noir. Le long de la route, le galop des chevaux et le bruit des roues font lever des tourterelles, des huppes, des vols d’alouettes casquées et des compagnies de perdrix que, du haut de l’air, un faucon guette. Vienne mars, la saison des pluies, et en quelques jours la plaine va se couvrir de fourrages drus et fleuris où le Petit Poucet et ses frères plus grands que lui se perdraient dans des forêts de marguerites.
Le sol est fertile évidemment et peut redevenir riche par la culture. Il l’était bien pour les Romains ! Car, dans ma description, j’allais oublier un trait caractéristique du paysage : partout des débris antiques, ruines de tours, arches d’aqueducs, entrées de citernes. A chaque pas, dans ce pays aujourd’hui désert, on marche sur des cadavres de villes.
Quelques hirondelles annoncent l’approche de l’eau. A notre gauche, en contre-bas, miroite et danse une immense étendue bleue. C’est, — entre le plateau que nous parcourons et les montagnes des Souassi, violettes, transparentes, comme vaporisées, — la grande sebkha de Sidi-el-Hani, desséchée en cette saison. Mais tout près, sur la droite, voici un marabout au bord d’une autre nappe d’un azur moins vague et moins flottant. C’est la chapelle musulmane de Fekira-Fathma et la sebkha Kelibia, lac minuscule. Les poteaux du télégraphe traversent le lac ; tout autour, des troupeaux font au soleil des ombres noires ; au milieu luisent immobiles des milliers de points blancs qui sont des flamants endormis.
Déjeuner de conserves chez un mercanti. Puis nous visitons le camp, les potagers improvisés où déjà des légumes poussent et les maisonnettes dont il faut admirer d’abord le plafond fait de débris de boîtes à biscuits. La boîte à biscuits, dans ce pays privé de bois, joue en architecture militaire un rôle énorme. Quant à la pierre, le camp se trouvant situé sur l’emplacement de ruines romaines, on n’a qu’à égratigner le sol pour la trouver toute taillée ; et deux colonnes de marbre dignes d’un palais forment les angles de façade de la baraque toute neuve où un jeune sous-officier est en train de dresser les comptes de sa compagnie.
Nouveau départ : encore la poussière, encore les montées, encore les descentes, encore les horizons violets, les herbes grises, le sol rouge. Du reste, peu d’incidents. A la redoute d’El-Onck, sous un ricin faisant corbeille devant le corps de garde, se promène une tortue mélancolique. Désœuvrés, les soldats de ce petit poste perdu, en pantalon et blouse de toile, vont à la rage du soleil cueillant des artichauts sauvages.
Nous arrivons sur le bord extrême du plateau, à la lèvre même de la coupe. La grande plaine se découvre, bornée au lointain par les lignes nettes et noblement classiques des monts Zaghouan. Kairouan brille au milieu comme une tache blanche. On dételle les chevaux encore une fois, on lance les wagonnets sur la pente, et, après une dernière et plus vertigineuse dégringolade, le pays soudain tourne au marécage. Mais c’est pour le quart d’heure un marécage brûlé où mille crevasses crient la soif, avec un enchevêtrement d’oued sans eau que les rails franchissent sur des ponts de bois. Il reste pourtant là comme un souvenir de fraîcheur : on ne voit partout que buissons de tamaris et touffes de sauges, parmi lesquels sautillent et vivotent des myriades de maigres petits crapauds.
Kairouan est encore loin, et nous passons une bonne heure, tandis que les chevaux du relais final, sentant l’écurie, galopent furieusement, à suivre d’un regard impatienté le minaret de la grande mosquée seul visible maintenant et qui, selon les dépressions du terrain, semble jouer à cache-cache derrière une ligne de collines basses. Enfin Kairouan tout entier nous apparaît, avec les tours carrées et les dômes, non pas unis comme à Tunis, Monastir et Sousse, mais taillés à côtes de melon, de ses soixante et quinze zaouias ou mosquées.
J’ai la bonne fortune de rencontrer dans la gare même le capitaine Longuet, auquel me recommande par lettre le capitaine Gibault ; et je franchis non sans émotion les murs remarquablement décrépis de la cité sainte, après avoir traversé d’un pied montagnard la chaîne de petites collines qui, si longtemps, nous les cachèrent et dont je m’explique enfin l’étrange formation géologique. Ce sont simplement de séculaires dépôts d’immondices ; les Kairouanais en sont très fiers et n’aimeraient pas qu’on y touchât, les considérant, vu leur importance, comme preuve de noblesse et d’antiquité pour leur ville.
Après quatorze lieues en plaine, la chaleur des rues n’effraye point. Sans vouloir entendre parler de sieste, et pour me libérer au plus tôt de mes devoirs de touriste, je visiterai d’abord cette grande mosquée tant vantée qui est comme une ville dans la ville avec son enceinte de remparts accotés d’épais et lourds contreforts pareils à ceux de nos églises du XIe siècle.
A l’entrée, deux colonnes dont l’énormité m’étonnerait ainsi que le contraste de leurs proportions classiques et de l’originalité tourmentée de l’arc en fer à cheval qu’elles portent, si je n’étais édifié déjà sur la façon dont les farouches conquérants du Maugreb ont compris en architecture l’art d’accommoder les restes.
Le « garçon Marabot », comme l’appelle le spahi du bureau de renseignements que l’on m’a donné pour guide, nous précède, sérieux et la clef au cou, dans l’intérieur de l’édifice. Un enchevêtrement de colonnes que relient des poutres en bois, transversales ; un plafond bas ou plutôt une collection de petits plafonds bizarrement variés et de coupoles, le demi-jour, des nattes qui éteignent le bruit des pas, çà et là quelques formes blanches prosternées. Vue ainsi, la mosquée paraît féerique. Il faut la réflexion pour secouer l’enchantement et s’apercevoir que ces fûts en marbres précieux portent parfois quand ils se trouvent trop courts deux chapiteaux superposés, et que ces chapiteaux dont chacun mériterait une étude à part et dans les ornements desquels l’art grec et romain semble parfois rejoindre le mystérieux art punique, n’ont d’arabe que le badigeon blanc qui en empâte les détails. Ces colonnes furent volées à des ruines, aux ruines de Sabra où il en reste deux encore qui saignèrent quand on voulut les renverser, dit la légende apportant soudainement, comme sur une bouffée d’air de France, le souvenir de Musset, de Versailles, et de trois marches de marbre rose au milieu de ces sauvageries maugrabines. L’ensemble pourtant ne manque pas d’une certaine grandeur barbare, et sent la prodigalité fastueuse du pillard armé, l’improvisation de la conquête. Mais l’Orient pur s’y révèle surtout dans la chaire ciselée curieusement avec une enfantine richesse d’imagination ; et aussi, pour ne rien oublier, dans les grands lustres de bois violemment coloriés, dont les degrés en pyramide portent une infinité de vulgaires lampions en verre débordant d’huile épaisse et mal odorante.
La cour, grand cloître où l’herbe pousse, car la ruine se met dans ce monument fait de ruines ! s’entoure, elle aussi, des mêmes colonnes. Le pavé est tout en débris antiques : frises, rosaces, caissons de plafond. Sur le mur, à côté de la porte étroite qui conduit à l’escalier du minaret, je remarque deux inscriptions latines, l’une scellée la tête en bas et que je n’essaye pas de lire, l’autre parfaitement conservée et portant une dédicace à Nerva.
Située hors des remparts, par delà les vastes citernes à ciel ouvert pleines d’eau croupie où Kairouan s’abreuve, et non loin des tombeaux ruinés des rois Aglabites, la zaouia de Sidi Sahab, barbier du prophète, nous débarbouille fort à propos de cette poussière d’antiquités.
Dans l’avant-cour, — est-ce une relique, un ex-voto ? — le spahi m’indique en passant l’armature en bois d’une de ces logettes drapées où s’enferment les femmes pour voyager à dos de chameau. Puis une porte s’ouvre, et nous voilà dans un vrai palais des Génies, plâtre fouillé, faïence peinte, verni et brodé comme un coffret. C’est bien là la fantaisie fine et l’élégance nerveuse de l’art arabe. Un peu ébloui, je traverse de petites salles entourées de bancs, sans doute des salles d’école, où, par les mille ouvertures de dômes repercés à jour comme une pièce d’orfévrerie, tombe une lumière discrète et fraîche ; et j’arrive dans une cour blanche, reluisante, entourée de sveltes colonnettes, au pavé recouvert de tapis anciens sur lesquels, agenouillés et les mains à plat, des fidèles prient. Le « garçon Marabot » du lieu nous accueille assez maussadement : il est tout jeune, de seize à dix-huit ans, et fanatique. Il réclame la carta, la permission de visiter signée par l’autorité militaire. Nous n’avons pas la carta, mais nous insistons, étant dans la place, pour pénétrer jusqu’à l’endroit où repose le corps du saint. Nous montrons un papier quelconque, on pousse une porte, on soulève les nattes ; nous pouvons faire quelques pas dans l’intérieur de la chapelle et contempler derrière ses grilles le tombeau, voilé d’étoffes de soie brodées d’or, au-dessus duquel sont de gros cierges suspendus et des drapeaux en trophée.
Décidément, il fait chaud dans les rues, plus chaud qu’à Sousse… J’essaye néanmoins, en suivant le côté de l’ombre, d’admirer quelques curieux coins de maison : c’est, vieille déjà, une construction de style étrange, loggia italienne ou souleïaire provençal, aperçue tout à coup dans l’uniformité des bâtisses arabes ; c’est une porte, ancienne aussi, où se reconnaît le coup d’outil de l’ouvrier européen qui la fit, captif ou bien aventurier renégat. Nous traversons le faubourg des Slass, vide à moitié dans ses remparts, car les Slass révoltés boudent encore derrière les déserts salins des sebkhas, là-bas, vers la Tripolitaine. Sur le seuil des maisons, des fillettes aux grands yeux noirs nous regardent, l’air souffreteux, le front tatoué d’une croix. La croix et le poisson, symboles chrétiens, sont en Tunisie un tatouage très commun ; sous la couche de limon musulman que l’invasion a déposée, on retrouve partout ici à fleur de sol, comme les mosaïques à Lempta, la province affolée de théologie, la terre d’Augustin et des grands hérésiarques.
Désespérant de voir en détail les innombrables zaouias ou mosquées de Kairouan, je m’étais décidé à n’en plus visiter aucune ; mais j’ai le malheur de m’arrêter devant une porte au marteau de laquelle sont attachés des petits chiffons multicolores, des brins de laine et de soie. Aussitôt quelques citadins, qui dormaient là roulés dans leurs manteaux, se dressent, m’entourent, m’expliquent que ces chiffons sont autant d’hommages à un santon des plus illustres et que cette porte est la porte d’un lieu extraordinairement saint. Pendant ce temps le « garçon Marabot », qu’on est allé avertir, arrive souriant… et nous entrons pour faire plaisir au brave homme.
Cette mosquée, célèbre dans les récits des voyageurs sous le nom de Mosquée des Sabres, n’est pas précisément une mosquée. C’est peut-être une zaouia, peut-être un marabout, peu importe ! D’ailleurs, impossible de déterminer si elle est inachevée ou si elle tombe en ruines. Du dehors, avec ses sept coupoles à côtes, elle fait encore bel effet ; mais à l’intérieur, sous les coupoles, on marche dans un détritus de plâtras et de briques cassées.
Au fond d’un renfoncement sombre, où se dresse une sorte de catafalque en bois sculpté, le « garçon Marabot », à la lueur d’un cierge, nous fait les honneurs d’un étrange musée : des sabres, vrais lingots de fer, lourds et courts, dégrossis à peine, mais couverts d’inscriptions en creux ainsi que leurs poignées et leurs informes fourreaux de bois. Tout est ici gravé, brodé de caractères arabes : le tabouret sur lequel je m’assieds, quatre monstrueux lampadaires attendant aux quatre coins qu’on les allume, jusqu’à un fût de marbre antique couvert de versets du Coran, jusqu’à une pipe gigantesque posée sur le tombeau, le fourneau vaste comme une marmite, le tuyau épais comme le bras. Les bons Kairouanais m’insinuent bravement que cette pipe est la pipe de Mahomet ; et ceci, après bien d’autres choses, éveille en moi le soupçon d’une mystification.
Renseignements pris, c’en est une. Habitués, nous autres races de chrétiens, à l’idée de saints séculairement légendaires, nous ne nous faisons pas aisément à la conception toute musulmane de saints contemporains, voisins et familiers. Or, le saint vénéré ici n’est pas mort depuis fort longtemps et quelques vieillards à Tunis peuvent se rappeler avoir fait avec lui des affaires. Son héritier, fils ou neveu, bâtit le marabout après sa mort et inventa cette admirable spéculation des sabres « écrits » et des pipes. Un peu prophète, un peu poète, au gré de l’inspiration du jour, il improvisait un tas de légendes biscornues qu’il donnait à graver par des forgerons et des menuisiers à gages. Le tout ne signifie pas grand’chose ; mais comme les sabres sont énormes, comme les tabourets, les chandeliers, les tableaux noirs partout suspendus aux murs et les caractères sont énormes, cela suffit pour frapper les imaginations.
Les indigènes admirent ; et plus d’un naïf officier, plus d’un journaliste suivant l’armée, a emporté moyennant un louis ou deux, comme une précieuse relique, de cette ferraille et de cette ébénisterie dans sa malle. Le bonhomme a du reste trouvé un moyen fort ingénieux pour exercer son commerce sans sacrilége. Il fait croire aux Kairouanais, ravis de la bonne farce ainsi jouée à ces chiens d’infidèles, que les sabres vendus reviennent la nuit se remettre dans leurs fourreaux. Et en effet, ils y reviennent ; car les forgerons, une fois l’un parti, ont bientôt fait d’en forger un autre.
Cet illuminé doublé d’un Gaudissart a tout de même prédit l’entrée des Français dans Kairouan. — « Les Français entreront et vous les aimerez ! » dit textuellement une inscription que notre guide nous montre en répétant : — « Franzis !… Franzis !… » L’inscription est authentique ; c’est peut-être à cause d’elle que Kairouan ne s’est pas défendue le jour où, toute la population couvrant les remparts, un cavalier gouailleur vint cogner à la porte du pommeau de sa cravache et cria : — « Cordon, s’il vous plaît ! » et non pas, comme les journaux le racontèrent alors : — « Ouvrez, au nom de la France ! »
Entre nous, le Voyant n’eut pas grand mérite à prédire ; car l’inscription remonte précisément aux environs de 1830, époque où les Français ayant abattu après Alger le bey de Constantine, ennemi héréditaire et pillard par destination des bons et paisibles Tunisiens, il y eut pour nous dans le pays une explosion d’enthousiasme telle que l’armée adopta et conserve depuis la tenue traditionnelle des gardes nationaux du temps de Louis-Philippe.
Hors de la mosquée, dans un bordj abandonné, petit clos ceint de murs croulants, hérissé de chardons et qui a un bourriquot pour locataire, on veut encore me faire admirer trois ancres énormes prises sur saint Louis, paraît-il, et apportées de Carthage à dos de chameau. Mais la pipe m’a rendu sceptique ; ces ancres démesurées, dont la présence au sein du désert étonne, n’ont sans doute pas plus appartenu aux galères de saint Louis que les sabres à ses chevaliers et que la grosse pipe à Mahomet !
On a beau lutter, se défendre, le soleil est le plus fort et la sieste s’impose. Résignons-nous donc à la sieste. Mais il faut auparavant que j’aille présenter mes devoirs au colonel commandant le cercle, et lui faire viser mon permis de retour.
Le colonel de Faucanberge habite le Dar-el-Bey. Comme toutes les kasbah, tous les Dar-el-Bey et toutes les entrées de Dar-el-Bey se ressemblent. A droite et à gauche, quelque chose qui peut être indifféremment corps de garde ou prison : prison plutôt, car les verrous, énormes, se poussent de l’extérieur. Une cour au rez-de-chaussée, avec le puits dans un coin et des niches qui servaient d’étagères, la cour, dans la vie fermée arabe, étant considérée comme un appartement. Au premier étage, une seconde cour plus luxueuse et plus élégante : de fines colonnes de marbre à haut chapiteau y supportent une corniche en bois ciselé sur laquelle s’appuie, — découpant le bleu du ciel à grands carrés, — une grille. Les parois tout autour sont revêtues à mi-hauteur, selon la mode du pays, de vieilles et admirables faïences où se jouent, d’un ton plus doux sous l’émail usé, le jaune, le rouge et le vert. Au-dessus court une frise en plâtre, poème de lumière et d’ombre dont la matière est ennoblie et rendue précieuse par la fantaisie du dessin. Dans le mur, en arrière des colonnes, plusieurs portes mystérieuses conduisent à des réduits étroits, délabrés un peu, mais qui devaient en leur beau temps être dignes des Mille et une Nuits. Ces réduits servaient au logement des femmes. Poussant la porte d’une des chambrettes, le colonel me montre une cinquantaine de jeunes perdrix achetées vivantes à des Arabes et qu’il élève. Rien n’est charmant et rien n’est français comme cette couvée rustique pépiant dans un alhambra. Le pavage est le même que celui de la cour : en briques alternativement blanches et noires. Des carreaux vernissés et peints, à hauteur d’homme, représentent des châteaux d’Orient flanqués de minarets que surmontent des drapeaux. Au-dessus, toujours la corniche en bois sculpté et peint formant étagère, toujours la large frise en plâtre chargée d’inscriptions et d’arabesques, et, de plus en plus riche, le plafond, thème charmant où se donne carrière l’imagination de l’architecte.
La chambre à côté de celle aux perdrix possède une alcôve demeurée telle quelle, avec sa couchette en estrade que recouvrent quelques tapis. Un employé du Trésor, à qui la pièce sert de bureau, me dit avec un fort accent méridional révélant un compatriote : — « Puisque vous êtes fatigué, on va vous laisser seul ici, et vous vous endormirez en contrôlant une découverte esthétique que j’ai faite. — Et quelle est cette découverte ? — Que les constructions arabes, à l’intérieur bien entendu, sont combinées pour être vues de couché… » En effet, une fois sur le dos, regardant à travers le clair tissu qui me défend des moustiques, je comprends le pourquoi de ces appartements étroits et hauts, de ces murs de plus en plus travaillés et riches à mesure qu’ils se rapprochent du plafond, de ce plafond gaufré, doré, aux tons harmonieux et pâlis de cuir de Cordoue et de vieille reliure, s’épanouissant dans la joie de ses arabesques et de ses couleurs ainsi qu’une fleur géométrique renversée.
Je rêve les yeux ouverts… Mon attention se fixe obstinément sur les faïences. Celles-ci du moins ne proviennent pas de l’importation italienne. Que sont-elles ? hispano-arabes peut-être ? peut-être aussi cypriotes. Il faudrait s’informer. Mais ici tout est vague et les gens ont tout désappris. Il n’y a plus qu’un homme à Kairouan qui sache découper, grossièrement d’ailleurs, dans le plâtre, les meneaux contournés de ces fenêtres à jour dont les vitraux de couleur me versent une si douce et si paresseuse lumière… Oui ! il a raison, l’employé du Trésor : c’est de cette façon qu’il faut comprendre l’art arabe, c’est dans cette posture qu’il faut le regarder aux heures endormantes d’après-midi faites pour les voluptés du demi-jour et du demi-sommeil, la sieste, la rêverie !…
… Lorsqu’on me réveille, il est nuit. Allah, qui, certainement, veille sur moi m’a préservé d’un grand danger. Le capitaine Longuet, homme charmant mais fort épris d’art dramatique, voulait pendant mon sommeil organiser une représentation en mon honneur. Car il y a un théâtre à Kairouan, bâti et dirigé par le capitaine, un théâtre en plein air auquel la logique des besoins a donné la disposition des théâtres antiques. Les gradins y sont creusés comme à celui d’Arles dans le terrain rapporté d’une colline artificielle. Par exemple, le rideau se lève au lieu de descendre dans les dessous. Mais les officiers et les soldats, indifférents à l’archéologie, se préoccupent peu du détail. Et les graves bédouins, sans rien comprendre, ne dédaignent pas de venir rire aux joyeuses farces de quelques loustics parisiens qui se font acteurs et actrices entre deux corvées, deux factions, deux marches en colonne. Il paraîtrait que l’ingénue est de garde, ce qui, au fond, me comble de joie ; voir jouer à Kairouan : Une Corneille qui abat des noix, m’eût trop cruellement rappelé mes tristes devoirs de critique.
Je me résigne donc à passer la soirée chez Ernesto, un Italien qui tient le cercle militaire. Et quel remords ce souvenir éveille en moi ! En voyant les quelques pauvres volumes dépareillés qui constituent la bibliothèque des officiers, j’avais promis et je m’étais promis d’envoyer là-bas un ballot de ces livres dont on a de reste à Paris. J’ai oublié cela, sottement, comme on oublie ! Sur le mur il y a un plan curieux de Kairouan dressé par un capitaine du génie. Ce même capitaine a relevé la mosquée du barbier, travail à la fois artistique et très exact, avec chiffres, dessins, estampages, qui sans doute ira s’enfouir inutile et jamais connu dans un carton vert de ministère.
Après dîner, nous sommes montés sur la terrasse. La grande distraction est de s’attarder là en regardant les incendies. Il n’y a pas d’incendie ce soir ; mais dans le ciel, criblé de points d’or et presque tout entier blanc de la blancheur laiteuse des nébuleuses descendent ou plutôt coulent doucement des milliers d’étoiles filantes.
Kairouan luit à nos pieds, au milieu de la plaine noire, avec ses minarets et ses koubas. Pourquoi faut-il que tous ces minarets, toutes ces koubas indiquent des lieux de sépulture ! Et pourquoi la brise m’apporte-t-elle cette odeur de mort et de choux pourris qui, d’après Stendhal, alors qu’à Rome on enterrait encore dans les églises, remplissait, certains soirs d’été, les rues de la Ville Éternelle !
A la porte d’Ernesto, entre les lanternes d’un café qui pousse ses bancs de bois en pleine rue, un conteur récite ses histoires, d’une belle voix grave, avec des gestes pleins d’onction, des inflexions étudiées, frappant de temps en temps dans ses mains pour réveiller l’attention de l’auditoire. J’apprends, non sans tristesse, que ce conteur est surveillé, la corporation, paraît-il, mettant volontiers son éloquence au service du fanatisme musulman ; il a près de lui un surveillant, espion à nous dévoué, qui représente la censure. Çà et là, au fond d’une rue, sous une voûte sombre, s’encadrent, en tableaux très clairs, d’autres cafés peuplés de burnous.
On m’a conduit sur un bastion où, dans une baraque improvisée, de jeunes soldats télégraphistes manœuvrant leur petite lampe essayent de se mettre en communication avec le poste du Zaghouan, deux vers luisants qui se comprennent dans la nuit à travers un espace de trente et quarante lieues.
Puis on s’en retourne en suivant les remparts, l’ombre énorme de la mosquée, et le dédale des ruelles désertes. Des grillons chantent, un chien enfermé aboie furieusement, des chouettes nombreuses comme dans les cimetières nous frôlent de leur vol silencieux. Aucun bruit humain, aucune lumière. Seulement, de loin en loin, quelques portes basses de moulins à blé d’où sort un rayon, où tinte un grelot. Un âne étique tourne la meule ; un homme veille, ensommeillé, la trique à la main, prêt à taper sur l’âne si la meule s’arrête et si le grelot cesse un instant de bercer la ville de son tintement mélancolique.
Il y a un moulin derrière le mur de ma chambre ; jusqu’à l’heure où s’ouvre la porte des rêves j’ai entendu le bruit du grelot.
… Dès l’aube, tous les clairons sonnant la diane, nous repartons pour Sousse…
Le ciel est gris, la plaine est grise. Un courrier passe à cheval, les pieds dans de grands étriers, et coiffé du large chapeau de paille bédouin. On côtoie le campement d’une tribu nomade : un berger regarde passer les wagonnets, son bâton sur le cou, les mains sur le bâton ; autour des tentes en poil de chameau, les femmes rôdent curieuses et craintives ; deux enfants s’enfuient à notre approche parmi les herbes, tout nus, tout noirs et ventrus comme de jeunes moineaux. Plus loin, des chameaux vont au pâturage, en file tranquille. Le soleil se montre un instant, rond et rouge, sans un rayon, gros bloc d’or au ras de la plaine, puis il disparaît dans les nuages.
Il va reparaître tout à l’heure, dorant les tamaris de sa lumière frisante et colorant la masse lointaine des montagnes. En attendant, le train galope, et Kairouan, hier blanche comme argent sous le flamboiement de midi, se montre à nous, pour le coup d’œil d’adieu, pâle et sans couleur sous un voile de brume.
Aspect fugitif, paradoxal, mais dont la tristesse ne messied pas à cette Rome musulmane faite de temples et de tombeaux !