Vingt jours en Tunisie
LE MARCHÉ RUSTIQUE
Bab-el-Bahr, la porte de mer, est à cette heure fort encombrée. Sous l’ogive rouge et verte de sa voûte se presse une foule, hommes et bêtes. — Arri ! Arri !… ce sont les âniers poussant leurs ânes ; — Dja ! les chameliers poussant leurs chameaux. Et tous, âniers et chameliers, ne cessent de crier : — Barra ! Barra ! d’un accent cruellement guttural. Barra ! veut dire : place ! garez-vous ! Seulement personne ne se gare, car les chameaux, comme les ânes, sachant combien les gens du pays ont le coup de bâton facile, mettent une prudente discrétion à ne frôler de trop près ni burnous ni dalmatique brodée.
Il faudrait écrire un poème sur ces bourriquets à museau blanc tatoué d’une fleur, plus petits et plus nerveux que les nôtres, et si naturellement chanteurs qu’on a coutume de leur fendre les naseaux afin que leur voix soit moins sonore.
Voici l’âne d’un marchand d’eau promenant tout le long du jour, des citernes de Sidi-Giafr à la ville, ses quatre amphores de terre blanche bouchées d’un tampon d’alfa. En voici un autre que trique un apprenti boucher : des caillots de sang sur son poil, ployant sous une charge de têtes de moutons qui pendent les yeux grands ouverts, et de viande tremblotante et rose. Mais la plupart arrivent des champs ; ils trottent gaiement sans bridon et portent dans leur double sac en sparterie des bananes, des pastèques, des courges et toutes sortes de produits paysans.
Les chameaux, avec un lent roulis, balancent par-dessus les turbans et les chechias leur tête triste et leur long cou orné de pendeloques en bois. Les chameliers, vêtus du sarrau brun qui est l’unique costume des pauvres gens, tiennent leur bête par la queue et se laissent remorquer tout en braillant. Il y a aussi des chamelles à la mamelle maigre et noire, suivies de leurs chamelots déjà compassés, déjà graves, portant déjà dans leur œil rond l’ennui du fardeau et du désert.
Derrière viennent ces moutons de race indigène dont la grosse queue, vraie poche de graisse, étonne d’abord quand on arrive en Tunisie ; puis, dans un bruit argentin de sonnailles, des chèvres jaunes au poil soyeux et long, couleur de cocon non filé, qui font songer à la chèvre d’or des légendes arabo-provençales.
Tout cela monte vers le centre de la ville au milieu d’un flot toujours plus serré de burnous, de ghedrouns et de djebbas, où ne détonnent pas trop quelques rares costumes européens, officiers et bourgeois en veston de flanelle blanche.
C’est en pleine rue que se tient le marché rustique et familier comme une foire de village. Les paysans venus pour vendre leurs denrées sont assis par terre, le long des maisons, ayant chacun devant soi un petit tas de poivrons, de fèves, de tomates, de raisins, de figues d’Europe et de figues de Barbarie, qu’on appelle ici des figues d’Inde. Ils les pèsent avec grand soin dans des romaines primitives, faites d’une planche, de trois bouts de ficelle et d’un bâton encoché au couteau qui remplit l’office de levier. D’autres se promènent, un chapelet de gousses d’ail autour du cou ou bien tenant à la main un lièvre, deux poulets liés par la patte, une perdrix dans une cage, des œufs frais, un jeune hérisson. Résignés et doux, le bouquet de jasmin sur l’oreille, ils attendent l’acheteur sans rien dire, tandis qu’à côté la spéculation mène grand bruit autour de la petite table d’un Juif qui fait le change des caroubes, et du chevalet où les agents du fisc mesurent les grains.
Une chose frappe d’abord : l’absence d’un type général ; partout, au contraire, des traits travaillés, fatigués, divers, une complication de physionomie indiquant le mélange des races et un héritage séculaire de civilisation. Il y a encore autant de latin que d’arabe chez ces pauvres gens, dont la coutume est faite de débris de droit romain. Sous le rouleau de l’islamisme, si lourd qu’il fût, la colonie antique, évidemment, a gardé quelque chose de son puissant relief.
A travers une porte encombrée de bâts, dans une cour ancienne à fines arcades, pleine d’ânes et de mulets piétinant la grasse litière, j’aperçois, — tableau d’un orientalisme imprévu que colore superbement un oblique coup de soleil, — des poules et des coqs picorant, comme ils feraient d’un tas de fumier, la bosse bourrue d’un chameau agenouillé. C’est la cour d’un fondouk dont les trente chambres sont maintenant accaparées par les Maltais, seuls étrangers qui s’accommodent encore de cette existence en commun ; les jours de marché, elle sert aux Arabes paysans pour enfermer leurs bêtes. L’établage coûte une caroube, c’est-à-dire un peu moins d’un sou. C’est encore trop cher, paraît-il ; nombres d’ânes appartenant à des maîtres moins riches ou plus avares stationnent attachés gratis à des anneaux de fer le long du mur de la mosquée, le bout du nez à l’ombre et la croupe au brûlant soleil. Çà et là, des chameaux, un jarret lié, restent immobiles sur trois pattes.
Les bêtes, pécaïre ! ont besoin de s’approvisionner de patience ; car leurs maîtres, une fois le marché fait, ne voudront pas quitter la ville et reprendre, soit par la plage, soit dans les oliviers, le chemin des champs, sans avoir fait au Souk, lieu de délices, paradis de béatitude musulmane, dont toute la semaine ils ont rêvé, une station de quelques heures.