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Vingt jours en Tunisie

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UNE PARENTHÈSE

Un scrupule me vient : en recopiant ces notes écrites, persiennes fermées, suivant l’impression du jour, dans la grande chambre obscure et blanche où l’ardent soleil d’août m’emprisonnait chaque après-midi, je crains de calomnier la Tunisie.

La Tunisie ne reste pas toujours ainsi à l’état de fournaise !

Il arrive un moment où le ciel reluisant et dur, d’un bleu de pierre précieuse, se voile d’humides nuages, où la pluie descend à longs flots sur les champs altérés, les terrasses, ressuscitant les oueds taris, emplissant de nouveau les citernes épuisées, et, du soir au matin, vêtant de fleurs et de verdure les immenses plaines rougeâtres et sèches comme l’amadou.

Les gens en font de tentantes descriptions, dont il serait peut-être bon de tenir compte pour ne pas donner du pays une idée exagérée et fausse. Mais quoi ! les pluies ne commencent qu’aux approches d’octobre, et, Parisien en escapade, je n’ai guère loisir d’attendre jusque-là.

Heureusement, j’ai conservé les lettres que mon frère m’a écrites depuis mon retour en France ; rien ne m’empêche d’en intercaler ici quelques lignes qui, sans que j’aie besoin de mentir ni de raconter ce que je n’ai pu voir, combleront la lacune et rétabliront la vérité des choses.

Une, datée du 20 octobre, dit ceci :

Les raisins touchent à leur fin, les grenades sont mûres et les premières dattes font leur apparition… Sous les oliviers, dans un bas-fond où séjourne l’eau des dernières pluies, j’ai tué un bel étourneau. D’ailleurs, ce coin mouillé servait de hammam à toute une population d’oisillons gazouillante et ébouriffée…

Voilà qui peut sembler rafraîchissant déjà ; en janvier, on aura mieux encore.

Il a plu et venté toute la nuit !

C’est l’hiver printanier d’Afrique que, dans l’intérêt de ton livre projeté, tu aurais dû voir.

Les étourneaux descendent par bandes ; les bois d’oliviers sont peuplés de grives passant prudemment d’une branche à l’autre ; les chardonnerets, les alouettes huppées, les moineaux volettent dans les thyms, la lavande en épis et le gazon jeune et fort qui pousse aux endroits abrités. A l’ombre des figuiers de Barbarie, il y a des scilles, des arums et d’énormes touffes d’asperges sauvages.

J’ai cueilli en rentrant deux rameaux d’amandiers en fleurs. Par-dessus tous les murs, embaumant délicieusement, frissonnent les grelots d’or des cassies.

La campagne se fait vivante. Partout des femmes, des enfants, ramassant les olives qui tombent en grêle sur des draps étendus par terre au pied des arbres, tandis que les hommes gaulent, ou bien, perchés dans les branches, arrachent à même le fruit de leurs dix doigts coiffés, en guise de dés, de bouts de cornes de mouton pareils à des griffes de diable.

Des gamins chantent sur les routes, poussant devant eux l’âne qui porte la récolte.

Les chameaux entrent dans la ville, venant des villages, par longues files, tous chargés d’outres pleines de l’huile nouvelle.

A Sousse, les moulins fonctionnent, colorant les ruisseaux en jaune et empestant les rues de leur âcre odeur.

Les piles (c’est ainsi qu’on appelle les réservoirs à huile) débordent, les tonneaux sont prêts à crever.

Avec tout cela, on sent dans l’air comme un sentiment de détente.

L’indigène n’a plus ce caractère irrité que lui font, pendant les interminables mois de chaleur, l’attente de la pluie et la crainte des sécheresses. Quand vous passez auprès du champ où il travaille, volontiers il s’arrête pour vous saluer d’un amical bonjour.

Les chameaux eux-mêmes ont perdu quelque chose de leur ordinaire impassibilité, et, fantastiques, le cou tendu, avec je ne sais quoi d’un dindon énorme et antédiluvien, poussent d’aimables gloussements…

Telle est Sousse en hiver.

Et maintenant que nous voilà tant bien que mal en règle avec notre conscience de voyageur, n’oublions pas que le soleil d’août flambe toujours et que le Ramadan dure encore !

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