← Retour

Vingt jours en Tunisie

16px
100%

DINER AU CAMP

— « Montez-vous au camp ? » m’a dit le capitaine Huart.

— « Pourquoi pas ? » ai-je répondu, bien que l’offre, après déjeuner, n’ait rien de tentant. Lui, fait deux fois le jour ce voyage du camp à l’hôtel et de l’hôtel au camp, par le plateau poudreux, brûlé du soleil et par les ruelles chauffées à blanc qui avoisinent la kasbah.

Le capitaine, dont le regard bleu-clair énergique et doux et les moustaches en vieil or où se mêlent des fils d’argent dénoncent l’origine gauloise, est resté blanc comme le lait, malgré son mépris du soleil. Moi, en ma qualité d’homme brun, je suis devenu noir, mais noir pour tout de bon. Il y a là une question d’atavisme : sous notre peau d’hommes du Midi, se cacherait-il un nègre oublié que les rayons africains réveillent ?

Antoine est venu à notre rencontre : c’est un sanglier apprivoisé qui s’entend mieux que personne à faire les honneurs du camp. Nous n’avons qu’à le suivre. Informé sans doute de mon goût nouveau pour l’archéologie, il me conduit tout droit aux « Grosses Pierres », débris d’un cirque que les Romains avaient élevé là, en vue de la mer dont nous regardons l’azur et dont nous respirons avec plaisir la fraîche brise.

Les soldats reposent sous la tente ou bien à l’ombre maigre et trouée des oliviers ; quelques-uns, plus heureux, ont pour abri un grand caroubier au dru feuillage, d’où pendent les caroubes mûres en cette saison et pareilles à de longues lames de bronze. Pour tout bruit, les cigales qui chantent, innombrables. On se croirait seul dans ce campement endormi qui, tout à l’heure, retentira de vibrantes sonneries militaires.

Au milieu des soldats couchés, un vieillard à barbe d’Abraham, superbe sous sa belle djebba bleue, fait couper à coups de hache, par son domestique nègre, le bois mort d’un arbre qui lui appartient. Le camp est établi sur des propriétés particulières, et, pour la première fois, je puis contrôler de près et par mes yeux ce qu’on m’a raconté sur la culture arabe dans la région.


Chez les bons Tunisiens, race agricole où persiste, avec un peu de sang romain, le goût de la propriété morcelée, chaque carré en culture, si petit soit-il, s’entoure, — ce qui fait du pays un vaste échiquier, comme le Bocage ou certains coins de la Normandie, — de hauts relèvements de terre couronnés par une haie vive. Seulement, ici, le relèvement sans gazon ni mousse est triste et sec, et l’aloès aux hampes rigides, les grands figuiers de Barbarie y remplacent plus ou moins agréablement les aubépines et les viornes.

A la saison des pluies, les cases de l’échiquier deviennent par surcroît autant de réservoirs recueillant au pied des arbres, groupés en nombre qui varie suivant la disposition du terrain ou les convenances des partages, cette précieuse eau du ciel dont pas une goutte ne doit être perdue.

Quelquefois même, un tronc centenaire est seul dans son enclos comme au fond d’une coupe.

Partout des travaux d’irrigation, partout des canaux tracés dans la terre rougeâtre et qu’obstruent maintenant les herbes desséchées. Il y a aussi des puits avec le chemin de halage en pente, battu et durci au lent va-et-vient des chameaux. Mais tout cela est, pour le quart d’heure, bouleversé par l’occupation militaire. Le capitaine me dit : — « Avec leurs sacrés petits murs, le pays cultivé n’est qu’une série de redoutes, et notre campagne par ici n’eût pas été commode si on avait voulu s’y défendre pied à pied comme autrefois en Vendée. »

L’après-midi se passe à boire des citronnades, tièdes, hélas ! Antoine ayant eu l’ingénieuse idée de renverser sur le sol de la tente, pour s’y vautrer dans un à peu près de bauge, la gargoulette où l’eau fraîchissait.


Décidément, je ne redescendrai pas à la ville. Antoine, désormais revêtu d’une carapace terreuse et jaune, mais tout frétillant depuis qu’il s’imagine s’être baigné, veut à toute force me conduire chez ses amis les artilleurs. Il passe entre les jambes des chevaux et les roues des canons alignés. Antoine a eu là une idée heureuse ! Les artilleurs m’apprennent que je suis invité à dîner précisément pour ce jour-là, et que ces messieurs doivent attendre à l’appontement avec deux chevaux pour mon frère et moi. Ces messieurs sont le capitaine Courtès, qui est des bords du Rhône et presque mon compatriote ; le lieutenant Courbebaisse, à qui m’a recommandé son cousin Paul Armand, le bon géographe marseillais ; enfin M. Massenet, commandant de la canonnière l’Étendard, que j’aperçois au loin, imperceptible point noir sur le bleu du golfe, à travers la fumée des cuisines de soldats qui s’allument en plein air.

Nos amis arrivent, amenant mon frère ; Sousse est petit et quelqu’un les a avertis. Tandis que le dîner se prépare, on me présente les hôtes de la batterie : deux caméléons mélancoliques et ridés, deux canards sauvages pour qui un seau d’eau bourbeuse remplace médiocrement le marécage natal ; et un jeune chacal aux yeux gonflés comme s’il avait versé des larmes. Le chacal est triste, en effet ; il a des peines de cœur, la solitude lui pèse. Et c’est pour cela qu’on le tient à l’attache : libre, il affolait de ses sauvages avances toutes les chiennes du camp.


A table maintenant, sous les oliviers, devant la tente, au milieu d’une enceinte improvisée de troncs de cactus énormes comme des troncs de chênes et qui, renversés, sans racines, végètent cependant, égayant leur bois mort de belles feuilles fraîches et jeunes. Le soleil descend dans le ciel rouge. A mesure qu’il disparaît, en face de nous, les remparts de Sousse se colorent des plus délicates teintes violettes. C’est l’heure mélancolique. Tout en faisant honneur à un repas de volaille et de gibier qu’arrosent les vins amers de Sicile, on parle de Paris, de la France, de ce qu’on aime et qui est loin. Puis la nuit tombe, subitement. Les grands lévriers d’Afrique allongés à nos pieds se dressent dans leur haute taille et commencent à rôder inquiets. Le café arrive. Un soldat suspend sur nos têtes à la branche d’un olivier une lanterne arabe dont les mille trous coloriés éclairent d’étincelles un dôme argenté de feuillage…

La même lanterne, portée par le même soldat, va nous conduire hors du camp et jusqu’à la ville, par de vagues chemins, le long du cimetière qui, avec ses talus et ses tombes, prend sous la clarté des étoiles la douceur blanche et poétique d’un grand paysage neigeux.

Chargement de la publicité...