Vingt jours en Tunisie
LE SCHILLI
UN BRIN DE POLITIQUE
Il fait étouffant ; le jour se glisse blafard entre les lames des persiennes. J’ouvre ma fenêtre : une chaleur lourde m’arrive, comme si j’avais ouvert la gueule d’un four. En face, — car nous logeons sur l’extrême bord de la ville, — le rempart est rouge, d’un rouge sombre, couleur d’incendie qui s’éteint. De la terrasse, l’horizon apparaît tout proche, la mer métallique, la plaine triste, grise, effacée. Sur un ciel bas, chargé de nuages sans forme et d’une transparence de veilleuse à l’endroit où est caché le soleil, les créneaux des tours se détachent en silhouette dure. C’est le Schilli, m’a dit Mahmoud, le vent du Sud venu du désert. Vent mort, continu, enveloppant, sans rafale ni bruit de feuillage. Sous sa longue et énervante caresse, les palmiers des cours et les oliviers de la plaine se courbent et ne se balancent pas. Le long des mâts consulaires, plus nombreux dans Sousse que les palmiers, les cordes flottent détendues avec un claquement lent et mou. D’une terrasse à l’autre, paresseusement, courent des lignes de poussière d’ocre.
Le hasard, pour ma bienvenue, me réservait cette surprise d’une journée particulièrement africaine.
Il y aurait folie à sortir ; mais une fois les fenêtres closes à l’air et au sable dont il est chargé, la chaleur, pour peu que vous évitiez tout mouvement, est, à l’intérieur, fort supportable.
Mes voisins m’ont rendu ma visite ; on a repris la conversation de l’autre jour, causé politique locale. Tout ce qui se dit, je l’avais déjà lu plus ou moins, ou entendu en France. Mais dans ce cadre oriental les moindres détails prennent une saveur nouvelle. Assimilons-nous au milieu et tâchons d’être, avec ses naïves impressions, quelques heures durant, un bourgeois de Sousse.
Décidément, il faudra faire son deuil de l’Orient héroïque ! La Tunisie, dans ces conversations dont la familiarité m’étonne, tant l’accoutumance en bannit tout charlatanisme de couleur locale et ce romanesque préalable que le plus sincère voyageur apporte toujours bouclé dans un coin de sa valise, la Tunisie se révèle d’abord sous un aspect bonhomme, agricole et provincial. C’est un pays tout petit, très-fertile, et, dans l’endroit où je me trouve, sérieusement et immémorialement cultivé. L’humanité, partout, reste identique à elle-même ; et je serai tout étonné demain de trouver, coiffés de turbans, ces paysans d’Afrique qui, à travers les phrases, m’apparaissent avec la figure tannée et résignée de nos paysans français.
D’ailleurs tous ces Arabes, — et non-seulement les petits propriétaires installés sur la parcelle du sol qu’ils cultivent, mais ceux aussi qui, à travers la plaine, et dans un cercle relativement restreint, mènent l’existence pastorale, — sont timides et doux, accoutumés à se laisser tondre.
Un Bey, dont on m’a conté l’histoire, disait :
« Il est bon que le paysan reste pauvre ; quand il a trop d’argent, il réfléchit et se révolte. »
A la suite d’un fort impôt, ce Bey envoya un espion dans les villages.
« Que font-ils là-bas ?
— Ils pensent, ils ont l’air de calculer en se promenant dans les rues.
— C’est qu’on ne leur a pas assez pris, c’est qu’il leur reste de l’argent ; l’argent seul donne le souci. »
Nouvel impôt.
« Que font-ils ?
— Quelques-uns chantent, d’autres ne chantent pas encore. »
Troisième impôt.
« Et maintenant ?
— Maintenant tout le monde est gai, plus de mines préoccupées.
— Bon ! les voilà tranquilles jusqu’à la prochaine récolte ; c’est ainsi qu’il faut gouverner. »
Admirable façon d’encourager l’agriculture ! Vous en devinez les résultats. Ils cultivent pourtant, ils cultivent encore malgré tout, tant la propriété, même peu sûre, tient son homme. Leur travail, à vrai dire, se réduit à peu de chose : deux labours à l’araire pour les oliviers comme pour le blé, et les réparations indispensables aux relèvements de terre surmontés d’une haie qui séparent les propriétés.
Mon voisin, qui a des idées générales, résume la question en ces termes : « Le paysan tunisien aime trois choses plus qu’Allah : l’argent, l’eau et la justice. L’argent, nos colons, nos soldats surtout en dépensent, ce qui ne contribue pas peu à l’effectueux respect dont les Franzis sont entourés. Le plus pressant et le plus sûr pour s’attacher à jamais les indigènes serait de les désaltérer une fois pour toutes de leur soif dix fois séculaire d’eau et de justice. L’eau reviendra quand il plaira à nos ingénieurs. Pour la justice, c’est plus difficile. Les khalifas, qui remplissent l’office de préfets du bey, ont de mauvaises et fâcheuses habitudes qu’ils ne changeront pas de sitôt. La juridiction consulaire des capitulations n’a plus de raison d’être dans un pays où notre présence constitue une garantie suffisante. Quant aux bureaux arabes, qui s’infiltrent sous le nom de bureaux de renseignements, ils sont peut-être utiles aux frontières, mais on y garde trop la tradition d’Algérie, on y est trop porté à traiter en loup de l’Atlas ces doux moutons bêlants du Sahel tunisien. En attendant mieux, le rachat de la dette nous permettrait, chose énorme, de lever et contrôler l’impôt. Le fisc beylical, très compliqué et très oriental au fond, malgré l’apparence d’organisation européenne dont le pare la commission financière, augmente volontiers les tailles chaque fois qu’il peut, et ses agents subalternes, complices des regrets des khalifas et des rancunes italiennes, ne se gênent guère pour dire que, s’il faut payer toujours davantage, c’est par notre faute et pour subvenir aux frais de notre occupation.
Pourtant à en juger par des détails humbles, le jour se fait peu à peu. Une vieille Arabe qui, deux fois la semaine, lave notre maison à grande eau, n’a plus peur des Français et dit qu’ils ne sont pas méchants. Une femme des tentes, venue l’autre jour pour le marché, racontait que les Français ont beaucoup d’argent, qu’ils ne volent pas, et que, grâce à eux, un homme qu’elle connaît et qui, au début de la campagne, n’avait qu’un chameau pour tout bien, est maintenant riche, très riche.
Par exemple, nos amis particuliers, ce sont les Juifs. Quoique le Tunisien, fort tolérant de sa nature, ne les ait jamais beaucoup maltraités, ils ont considéré l’occupation française comme une délivrance. Très actifs sous leur apparence de fumeurs d’opium et très riches, ils sont presque tous nos protégés. Ils se disent Français fièrement, et volontiers renieraient Abraham pour M. Grévy. Il y a deux petits drapeaux tricolores sur l’enseigne de leurs boucheries, et leurs gamins, en mangeant une tranche de pastèque, dans le chemin de l’école, s’essayent à chanter la Marseillaise. Si nous avions ici un instituteur, officiel ou non, tout ce monde parlerait français avant un an. Notre arrivée semble avoir fortement relevé les Juifs aux yeux des Arabes. Hier, on a invité un Juif dans une maison maure ; on l’a appelé « Sidi-Mouchi » et les femmes se sont montrées. C’est le bruit du jour. Toute la ville ne parle que de cette réception et de Sidi-Mouchi. Chacun s’en étonne, lui plus que les autres.
Les pauvres Arabes d’ailleurs auraient toute raison de respecter les Juifs : à force d’emprunter pour payer l’impôt, ils leur doivent tout. Si les Juifs continuent, d’ici à peu les champs seront dépeuplés et les prisons pleines. Nous voici au mois de la récolte ; toute la cavalerie beylicale, vingt spahis s’il vous plaît, est en campagne pour faire rentrer les créances et emprisonner les gens endettés…
Ceci nous ramène aux Arabes.
— « Êtes-vous allé au Ksar ? Il faudra voir ça. C’est, tout près d’ici, dans l’autre rue, une sorte de cloître fortifié. On y descend par un escalier de vingt marches auquel succède un grand couloir sombre. Tout cela très ancien et très noir, d’aspect byzantin. Au milieu du cloître il y a un puits mystérieux recouvert par une grosse pierre, et, au-dessus du puits, un gigantesque poivrier. Autour, sous les arcades blanches, de petites logettes fermées d’une porte, mais inhabitées. Les Arabes ont grand’peur du Ksar, et, bien qu’on y ait mis le tombeau d’un santon, ils ne s’y hasardent pas la nuit. Les murs en sont barbouillés de henné. Mahmoud, à qui on demande l’explication de ces barbouillages cabalistiques, détourne la conversation ; il finit pourtant par avouer que c’est pour chasser ceux de dessous terre. Toutes les nuits des mounégas, des religieuses blanches, y reviennent en procession ; un chien fantôme rôde autour. Vers le milieu du IVe siècle, cet édifice, — où les savants retrouvent, paraît-il, une tradition du système de fortification phénicien et carthaginois, — fut un couvent de moines-soldats. Sa légende, l’atmosphère de terreur qui flotte autour de ses vieux murs, doivent se rapporter au souvenir de quelque antique massacre.
« Les Arabes sont très superstitieux : les mains peintes en rouge sur leurs portes sont destinées à éloigner les diables. Le poisson, symbole mystique du Christ pour les premiers chrétiens, jouit du même privilége et figure sur tous les bras, en tatouage. Il y a des chevaux, des chameaux qui portent malheur ; on les reconnaît à certaine marque : un creux sous le ventre est signe de mort ; une touffe de poils disposée de certaine façon sous le cou indique que le propriétaire de la bête sera étranglé par le destin. Superstitieux plus que religieux, et même relativement sceptiques, — disant volontiers avec un fin sourire : Allah est grand, Mahomet un peu moins ! — les années de sécheresse, ils font des processions pour obtenir la pluie, et, si la pluie n’arrive pas, alors ils célèbrent une sorte de messe du diable, lisant le Koran au rebours, mettant le burnous à l’envers et tournant le dos à la Mecque… »
Je suis remonté sur mon toit. La nuit était venue, apportant un peu de fraîcheur. De grands nuages noirs, très bas, barraient le ciel et pendaient comme une draperie débordante d’étoiles. Un chat a miaulé là-bas, derrière une maison mauresque dont j’aperçois distinctement dans la nuit claire la terrasse couverte d’herbes folles et la cour à fines arcades. C’est une maison frappée d’un sort ; son seuil est mauvais et a procuré malheur, faillite ou mort à tous ceux qui l’ont habitée. Alors on a muré sa porte et on la laisse tomber en ruines. Il y a ainsi dans Sousse beaucoup de ces maisons abandonnées.