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Au cœur du Harem

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VIII

Le Mandara appelé aussi Salamleck, est, à l’heure actuelle, la désolation des musulmanes un peu modernes, car il représente à leurs yeux le sanctuaire où se cache la vie de l’époux. Pour peu que celui-ci occupe une situation importante dans le gouvernement, ses appartements sont journellement encombrés de visiteurs que sa compagne ne doit pas connaître et auprès desquels il passe la majeure partie de son temps. Il en est de même chez les grands propriétaires, dont les innombrables fermiers, voisins ou employés composent l’habituelle cour. Il arrive souvent que le bey ou le pacha ne monte au harem que pour y dormir.

A l’époque où j’arrivai en Égypte, rares étaient les femmes qui songeaient à se plaindre de cette coutume. Bien au contraire, jeunes et vieilles musulmanes d’il y a vingt ans, ne se sentaient vraiment chez elles qu’à l’heure précise où l’homme en était absent. Une anecdote me revient à la mémoire qui, mieux que toute explication, prouvera ce que j’avance.

Le soir de mon arrivée, tandis qu’un peu étourdie par tout ce qu’il m’avait été donné de voir en cette inoubliable journée, je me laissais aller à une rêverie assez triste, le front dans ma main, une esclave noire familièrement me toucha l’épaule :

— Taali ! me répétait-elle. (Viens !)

Je ne comprenais pas, mais le geste me fit deviner les paroles entendues. La négresse me conduisit tout au fond de l’appartement, dans une pièce, où une quinzaine de femmes se tenaient accroupies sur des matelas de soie posés le long des murs. Au fond, Azma, la maîtresse du lieu, me souriait en m’invitant de la main à prendre place auprès d’elle. Malgré la souplesse de mes muscles, je ne tardais pas à trouver fort incommode cette posture propre aux lapins de la fable. Mes jambes, peu accoutumées à se replier, me semblaient en plomb et j’avais les reins brisés, mais je voulais faire bonne contenance et la peur de paraître encore plus étrangère à ce peuple, pour qui, je le sentais, j’étais déjà l’ennemie, me fit supporter tous les ennuis de ma position.

Peu à peu mes yeux s’accoutumaient à la demi-obscurité de la pièce. Pour tout éclairage, on avait posé sur un korsi[12] un Fanousse, sorte de lanterne presque aussi grande qu’un réverbère et renfermant deux bougies, dont la flamme vacillante n’éclairait qu’une faible partie de l’appartement très haut de plafond.

[12] Le korsi est un tabouret élevé faisant office de table.

Devant ce pauvre éclairage, trois femmes dansaient… Deux d’entre elles étaient des esclaves de la maison, la troisième dont il me sera donné de parler souvent dans ce récit n’avait pas un emploi bien défini. C’était une de ces innombrables sangsues de harem, dont les propos souvent obscènes, toujours joyeux et pimentés, les gestes équivoques, les jeux bizarres sont appelés à divertir les pauvres emmurées et à charmer leurs longues heures d’oisiveté. Cette femme s’appelait Zénab ; j’ai su plus tard que sa gaîté de commande cachait une de ces détresses affreuses, si fréquentes au pays musulman. Son mari l’avait battue et dépouillée des modestes biens qu’elle apportait au ménage. Elle avait eu successivement quatre enfants morts au berceau, puis un beau soir, brutalement, l’homme l’avait chassée et maintenant, répudiée, flétrie avant l’âge, un œil crevé faute de soins, elle dansait. Et rien n’était plus horrible que la vue de cette créature pitoyable, toujours à l’affût d’un mot drôle ou d’une mimique nouvelle propre à amener le rire sur les lèvres des heureux qui l’entouraient, elle qui de la vie, n’avait connu que les pleurs.

J’ignorais ces choses et ne pouvais voir, ce jour-là, que le côté grotesque de son attitude.

Des esclaves assises sur le chilta (matelas de soie) accompagnaient la danse en frappant sur le darraboucka, sorte de tambourin fait d’une peau d’âne tendue sur un tuyau de grès se terminant par une ouverture très évasée. D’autres frappaient dans leurs mains, pour indiquer le rythme.

Mais, à un signe de la maîtresse de la maison, les danses cessèrent. La cousine de mon mari venait de recevoir des mains d’une esclave, un instrument bizarre, la Noune, que je ne puis mieux comparer qu’à une petite harpe renversée que l’on pose sur les genoux et dont on joue à l’aide de doigtiers assez semblables à ceux que portent les danseuses cambodgiennes. Azma commença à tirer quelques sons de son instrument et tout aussitôt une esclave circassienne, assise près d’elle, prit une guitare arabe accrochée au mur et s’apprêta à l’accompagner. Les chants commencèrent.

Il est bien difficile à une oreille européenne d’apprécier la musique orientale. C’est une plainte déchirante, toujours en mineur et quelles que soient les paroles du morceau. La principale interprète entonne un verset dans lequel la même phrase se répète jusqu’à cinq fois et le chœur répond. Cependant l’accoutumance finit par rendre cette musique, en tous points si dissemblable de la nôtre, non seulement supportable, mais presque agréable, surtout adéquate au pays et au milieu.

Contrairement à l’usage de nos maîtres qui comptent pour peu de chose les paroles du poème, ici le poème est tout, et ces mots, que nous ne comprenons pas toujours, sont d’un langage si élevé, que les semblants d’air qui les accompagnent ne comptent point. Les chants alternèrent donc avec les danses, pendant plusieurs heures ; en mon honneur on avait apporté une bouteille de cognac et du vin de palmes. Grande fut la surprise de l’entourage, devant mon refus de toucher à ces boissons qui semblaient un régal à tout le monde.

— Mais, les Françaises ne boivent donc pas ?… me demandait-on, sur le ton de la plus parfaite incrédulité.

Je dus avouer que jamais je n’avais vu dans ma famille servir d’eau-de-vie, ni de vin entre les repas. Ce qui parut surprendre toutes les femmes.

Ce fut Zénab qui se chargea de boire à ma place. Elle s’en acquitta de telle façon que, moins d’un quart d’heure après, elle était dans un état d’ébriété complète, pour le plus grand divertissement de la société.

C’était à qui exciterait encore la malheureuse.

— Encore un verre de cognac, Zénab !…

— Un peu de vin, ma fille ; le jus de palmes rend la beauté au visage, et l’éclat aux regards…

Et Zénab buvait.

A présent sa danse tournait en bacchanale. Ses cheveux épais, dénoués et répandus sur sa face, son œil unique révulsé, un sourire extatique aux lèvres, elle tournait sur elle-même, faisant saillir sa croupe et ses hanches ; ses seins flasques, à la peau brune et plissée, avaient de légers tressautements à chacun de ses pas. Ses pieds étaient nus, et de ses mains levées au-dessus de sa tête, elle frappait l’une contre l’autre les crotales de cuivre, castagnettes indispensables de toute réunion féminine en Égypte.

Soudain, un frôlement de souris, des paroles chuchotées à voix basse, tout près de moi, et ce fut la débandade.

— El Bacha ! (Le Pacha !) le maître que l’on n’attendait point, venait d’arriver à cheval de son Abadieh, malgré l’heure avancée ; la somme de terreur répandue aussitôt sur tous les fronts, me dit assez de quel respect on entourait le chef de famille.

Ah ! ce ne fut pas long ! Vite les instruments de musique cachés sous les divans, les bouteilles à demi vides emportées vers les cuisines, les ceintures renouées, les mouchoirs de tête rajustés et les visiteuses étrangères s’enfuyaient avec des cris d’oiseaux.

Seules, demeuraient Azma, fille du pacha, les esclaves et les servantes.

Depuis, j’ai vu bien souvent se reproduire la même scène dans différentes maisons. Grandes dames, bourgeoises ou simples femmes du peuple, ont toujours devant moi reçu leur maître avec ce même respect doublé d’épouvante, cette même attitude servile, que notre âme de femme libre ne nous permet pas de comprendre aisément.

Le pacha était le frère de mon beau-père. Il constituait donc la plus proche parenté de mon mari, dont il était aussi le tuteur. Bien qu’il ait manifestement avantagé les siens dans les conditions d’héritage, je dois dire en toute franchise que j’ai constamment trouvé en ce vieillard d’un autre âge et d’une autre race, un protecteur avéré et un conseiller plein d’indulgence. Très bon musulman, il accueillit la petite chrétienne en père et me témoigna jusqu’à sa mort une bienveillance marquée.

Il est d’usage, dans les maisons musulmanes, que les femmes aillent au-devant du chef sur le palier de l’escalier puis, après s’être inclinées devant lui en baisant sa main, elles attendent qu’il les fasse appeler dans la chambre où il se repose.

Je me vois encore conduite par Azma vers ce grand vieillard qui, assis à la turque sur un haut divan, le narguileh à la bouche, les pieds déchaussés, me regarda cinq bonnes minutes, sans parler…

Il portait depuis peu le costume européen et, tel qu’il était là, avec sa redingote noire, coiffé d’une calotte de toile blanche, il me fit plutôt l’effet d’un malade d’hôpital en convalescence… Ses chaussettes de laine complétaient l’illusion… Il avait une grande barbe blanche, de larges yeux bleus et sa bouche édentée riait d’aise sous l’épaisse fourrure des moustaches. Son teint avait la patine d’un vieil ivoire. L’examen qu’il me faisait subir depuis un moment dut sans doute m’être favorable, car il m’attira vers lui de sa main libre et me caressant les joues et les épaules, il dit en turc à sa fille Azma, debout à mes côtés :

— Latifa ! (Gentille !)

Puis il me fit encore le grand honneur de m’obliger à m’asseoir sur le divan à ses côtés, et à tous petits coups il me tapotait en répétant :

— Anestouna ia benti… (Sois la bienvenue, ma fille !…)

L’entretien se prolongea quelques minutes, si toutefois je puis nommer ainsi un échange de paroles, auxquelles ni l’un ni l’autre nous n’entendions rien, car je me croyais obligée de dire quelques mots en français, que personne d’ailleurs ne comprenait.

Mon mari, ayant enfin vu partir les derniers invités du Mandara, remontait vers nous, et ce fut lui qui me traduisit les paroles de son oncle.

Celui-ci paraissait ravi de revoir le neveu si longtemps absent et il l’embrassa très tendrement à plusieurs reprises. Au moment où nous allions regagner nos chambres, le vieillard rappela mon mari et me montrant du geste :

— Il faut qu’elle soit musulmane, cette petite fille, ce serait trop dommage de la voir rester chrétienne…

Mon mari répondit prudemment qu’on y songerait.

Dans la chambre à coucher où l’on nous conduisit, deux surprises peu agréables m’attendaient. D’abord, les portes ne fermaient pas : il me fallut faire tomber les plis des portières et épingler les rideaux qui nous défendaient à peine de l’extérieur ; puis, je vis ma pauvre Émilie venir à moi, désolée :

— Madame, on dit que je couche ici…

— Ici, dans notre chambre ?… mais c’est impossible !

Pour toute réponse, elle me montra une manière de cadre en bois de palmier assez comparable à une cage à poulets en longueur, et sur laquelle on avait posé un matelas, des couvertures et un moustiquaire.

Mon mari ressortit de la pièce, cherchant sa cousine ou une esclave, mais déjà chacun avait regagné son gîte.

Émilie proposa d’aller s’étendre dans la pièce voisine, qui était vaste et nous semblait une antichambre. Sitôt que nous y pénétrâmes, un bruit insolite nous frappa. Six corps humains gisaient là, enfouis sous les couvertures, étendus à même les nattes. C’étaient des esclaves noires que l’on nous donnait comme gardes d’honneur, et elles ronflaient…

Alors, ma pauvre servante eut une idée de génie. Fouillant dans les malles à peine ouvertes, elle en tira deux paires de draps, et, à l’aide de rubans et d’épingles, elle tendit ces draps d’une partie de la pièce à l’autre, la divisant ainsi en deux chambres séparées.

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