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Au cœur du Harem

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XXII

A quelques jours de là, je pus assister à un mariage. Ce mariage !… on en parlait à la maison depuis des semaines et je me faisais une fête d’y être conviée, supposant bien que je pénétrerais cette fois au cœur de la famille orientale. On verra que je ne me trompais guère. Depuis, il m’a été donné d’assister à beaucoup de cérémonies diverses, dans toutes les classes du peuple égyptien. J’ai vu des noces princières et des noces paysannes, au village de la province où j’habite une partie de l’année, j’ai vu des noces barbarines et des noces chrétiennes chez les coptes, mais aucune ne m’a donné l’impression de jamais vu que me procura le mariage où, pour la première fois, je pris contact avec la foule féminine et la véritable âme égyptienne.

La veille, nous avions assisté à la soirée donnée par le père de la fiancée. Après un souper servi à la turque sur des centaines de plateaux autour desquels on s’asseyait par groupe de cinq à dix — à ce souper, il fut servi plus de quarante plats à chaque table — nous allâmes nous asseoir en cercle, autour du fauteuil où trônait la jeune fille en l’honneur de qui se donnait la fête. A l’époque où se passait ce récit, il était d’usage — depuis peu d’années ! — de faire revêtir à la fiancée la robe de mariée à la mode européenne, robe de satin blanc, voile de tulle, fleurs d’oranger, etc… on ajoutait seulement le diadème en perles et les longs fils d’argent fixés au-dessus des tempes et descendant de chaque côté du front de la fiancée jusqu’à terre. Cette parure, essentiellement orientale, est de l’effet le plus original et le plus gracieux. Elle remonte aux époques des premiers siècles de l’occupation gréco-romaine, et fut gardée par les chrétiens et plus tard par les musulmans — les uns et les autres la conservent encore à l’heure actuelle, en Égypte.

Devant la fiancée, les chanteuses et les danseuses s’installèrent et charmèrent l’assistance à tour de rôle.

La fiancée fut amenée en procession par toutes les jeunes filles présentes et soutenue jusqu’à son trône par ses sœurs, ses cousines, ou ses parentes les plus proches. Sur son passage on jetait à profusion les grains de blé, signe d’abondance, du sel pour appeler la sagesse sur son jeune front, et des pièces de monnaie, symbole de richesse. Le concert fini, la jeune fille fut ramenée dans le même ordre à sa chambre et les invités demeurèrent à causer et à fumer jusqu’à l’aurore.

On se sépara en se donnant rendez-vous pour le soir-même, chez l’époux où devait avoir lieu la consécration de la fête.

Cette première soirée se nomme Leïlt el Henna (la nuit du Henné). C’est en effet dans la journée que l’on a appliqué aux mains et aux pieds de la future épouse, le cataplasme d’herbes cuites qui doit laisser aux paumes et aux plantes, cette couleur affreuse si appréciée des femmes musulmanes. Tout d’abord, a eu lieu le bain, soigneusement présidé par la Balana (baigneuse), qui a ensuite opéré l’œuvre délicate, et souvent douloureuse, de l’épilation.

La patiente étant dévêtue, on l’étend sur un lit pendant qu’une matrone prépare, dans la chambre même, une sorte de caramel épais qui bout doucement sur un petit fourneau de terre. Dans ce liquide on verse une quantité de jus de citron exprimé à même dans la casserole. Quand la mixture est au point, la balana, avec une dextérité surprenante, y trempe la main et applique vivement cette sorte de cataplasme aussi chaud que possible, sur la partie à épiler. Elle laisse le remède agir quelques secondes, puis arrache violemment…

On épile non seulement le corps, mais les bras et le visage — car les joues d’une mariée doivent avoir le brillant et la netteté d’une pomme — le duvet de pêche si chanté par nos poètes est ici en abomination. L’opération finie on donne un second bain à la malheureuse dont la face a des tons de homard bouilli et qui ne peut presque plus marcher tant sa pauvre chair est cuisante et meurtrie par cette toilette barbare. On la saupoudre ensuite de farine d’amidon et on l’habille pour la première soirée.

La seconde fête a lieu chez l’époux et se nomme Leïlt el Dourla (la nuit de l’entrée). Vers le coucher du soleil, la mariée est enfouie en grande pompe dans un carrosse de gala où prennent place avec elle, sa mère et quelques intimes — autant que la voiture en peut supporter. Ensuite, toutes les issues régulièrement calfeutrées à l’aide d’écharpes de soie et de cachemires des Indes, le carrosse disparaissant sous les étoffes de prix, l’eunuque monte à côté du cocher et le cortège se met en marche, précédé par une musique militaire. Les invitées suivent dans leur coupé, les plus modestes en voiture de louage. Des timbaliers ferment la marche, montés sur des chameaux superbement caparaçonnés. Sur tout le parcours, les serviteurs de la famille jettent des pièces de menue monnaie et des bonbons que s’arrachent les gamins et les passants d’humble condition. Des matrones aspergent aussi la foule à l’aide de petites aiguières au bec percé de mille trous, d’où s’échappent, en gouttes parcimonieuses, l’eau de roses et l’eau de fleurs d’oranger…

Enfin l’on arrive au domicile du marié. Celui-ci, debout sous les tentes multicolores tendues devant la porte, attend celle qui devant la loi est déjà sa femme, mais dont il n’a pas encore vu les traits. A ses côtés, deux sacrificateurs, tiennent en laisse deux jeunes taureaux qui seront immolés sitôt que l’épouse, au bras de l’époux, franchira le seuil de la demeure qui devient la sienne.

C’est en effet sur le sang de ces animaux qu’elle doit passer, portée par le jeune homme qui la conduit jusqu’à la porte de la chambre nuptiale et se retire sans prononcer une parole. Il ne reverra sa femme que le soir. On juge de l’émoi de ces deux êtres, dont la volonté de leurs familles a lié la destinée et qui ignorent encore tout l’un de l’autre. Cet émoi se double d’une vague appréhension chez l’homme qui, s’il n’a pas été bien loyalement renseigné par les femmes chargées d’apprécier à sa place les mérites de la future, peut trouver, à l’issue de la cérémonie, un aimable monstre sous le voile trompeur des épousées, au lieu de la houri désirée…

Il ne saurait y avoir assez de lumières ni assez de bruit, assez de fleurs ni assez de danses pour étourdir suffisamment la pauvre petite victime qui, déjà suffoquée par une heure de trajet dans cette voiture où elle manquait d’air, brisée de lassitude par les toilettes et la parade de la veille, n’a pas encore franchi la moitié de son douloureux calvaire. Pour la mariée égyptienne, les noces sont bien véritablement un holocauste, dont elle est la triste et souvent la bien involontaire victime.

La voici dans la pièce qui sera sa chambre d’épouse !

Le lit a été préparé avec un soin qui rendrait jalouses nos mères européennes. Lit de cuivre, brillant comme un soleil, au baldaquin magnifique, aux colonnes majestueuses drapées d’une moustiquaire de gaze de soie rose, lamée d’argent. La courtepointe est de satin blanc orné de dentelles, gansé d’or, et brodé de fleurs merveilleuses. Les nombreux coussins sont recouverts de fine batiste ; au pied du lit, s’étalent les mules de la mariée. Sur une toilette recouverte elle aussi de satin blanc, se dresse le jeu de brosses et d’objets de toilette en vermeil, avec le chiffre de la mariée en brillants. A côté est posée une riche bogha[37], entr’ouverte discrètement, et d’où s’échappe, parmi des flots de dentelles parfumées, la parure de nuit de la jeune épousée… Sur l’autre coin du meuble et lui faisant face, une seconde bogha renferme la chemise de nuit, le caleçon et la calotte du marié, ces objets doivent être brodés et cousus de la main même de l’épouse ; c’est le premier cadeau à celui qui devient son maître… Déjà par les soins des couturières toujours présentes, et des amies et parentes de la jeune fille, les meubles sont encombrés d’un vaporeux fouillis d’étoffes et de parures variées, toute la pièce, d’ailleurs, offre l’aspect d’un très grand désordre.

[37] La bogha est un carré de velours ou de satin brodé d’or fin et doublé de soie qui sert à envelopper les robes et la lingerie dans les maisons orientales.

Alors commence la première toilette de mariée. J’ai vu, aux grands mariages, la robe varier par trois ou quatre fois dans la soirée ; c’est un indice de richesse. Les invités faisant partie de la famille en font autant, ce qui donne à une partie de l’appartement, l’apparence d’un immense cabinet de toilette.

La mariée que je voyais ce soir-là, fut plus raisonnable, elle ne changea de robes que deux fois. La première était de moire rose brodée de blanc, et surchargée de perles de jais également blanc. Selon l’usage traditionnel, une fois habillée, on l’installa sur un divan dans sa chambre et les visiteuses défilèrent devant elle, l’une après l’autre, lui prodiguant, à qui mieux mieux, félicitations et conseils. Mais la pauvre petite demeurait muette et rigide sous ses parures, les yeux baissés, elle écoutait sans un geste et ne prononçait pas une parole.

Aujourd’hui tout cela est changé. Depuis dix ans, les mariées de la bonne société se mêlent à leur famille, prennent part au repas et répondent gentiment à celles qui les questionnent.

Dans les salons brillamment illuminés, les invités arrivent en foule. Toutes les races, toutes les couleurs, tous les types sont représentés à cette fête. Voici les négresses du noir le plus pur, vêtues de galabiehs de satin rouge, le cou chargé de lourds colliers de sequins, le mouchoir de coton autour de la tête, très fières d’accompagner leur maîtresse et de se mêler à la foule élégante qui les entoure. Voici les Abyssines, reconnaissables à leur haute taille, à leurs traits fins, à la splendeur un peu animale de leurs grands yeux.

Parmi celles-ci, beaucoup sont des concubines ou des épouses de pachas ou de beys, mères d’enfants légitimes et elles toisent dédaigneusement les autres femmes de couleur qui les envient.

Les Égyptiennes naturellement forment la majeure partie de la société. Elles se distinguent par l’obésité précoce, même des plus jeunes femmes, dont les poitrines et les ventres saillent désespérément, malgré le corset tendu à se rompre et dont la pression leur donne ce teint congestionné et ces regards désespérés de pigeons qu’on étrangle… Elles sont brunes, malgré la poudre dont elles ont outrageusement enfariné leur figure. Beaucoup exhibent des toilettes européennes, de coupe défectueuse et dont la taille dessine encore mieux les formes pesantes des femmes habituées à vivre sous la libre galabieh, ceinture lâche et seins au vent. Elles ont aussi adopté notre coiffure et, sur des chignons compliqués, posé des fleurs artificielles et des diadèmes de perles. Toutes sont couvertes de bijoux de prix, car même celles qui n’en possèdent pas, en ont emprunté ou loué pour la circonstance.

Enfin les Turques en minorité, mais tranchant superbement sur toutes les autres, par la majesté souveraine de leurs attitudes, et le luxe de bon aloi pour les jeunes, la sobriété voulue des toilettes pour les vieilles femmes. Les plus jeunes, mariées ou jeunes filles, sont habillées selon le dernier goût de la rue de la Paix. La main du grand faiseur se reconnaît à la grâce d’une draperie, à l’originalité de la coupe… à tout. Ces toilettes sont d’ailleurs portées avec une distinction surprenante et les belles Turques prouvent que, chez elles du moins, le corset fait partie de la vie et des mouvements de chaque jour, car son port ne les gêne guère. Elles vont et viennent montrant leur taille admirablement bien prise, et découvrant sous un décolletage peut-être excessif, des épaules et des bras de déesse. Je n’ai jamais vu autant de diamants, de perles, de pierres précieuses que ce soir-là. Ces femmes avaient l’air de châsses.

Pour les Turques âgées, la toilette me sembla presque pareille chez toutes. Elles étaient vêtues de ces galabiehs en simple toile des Indes d’un si grand prix, et d’une si nette simplicité, que les princesses portent constamment dans leur harem, et qui sont si délicieusement fraîches à la peau. Sur leur tête, l’immuable Ezzazia piquée d’un bouquet de fleurs, leur donnant une vague ressemblance avec les malades d’hôpital. Car, si les coquettes savamment coiffées savaient faire de l’Ezzazia une parure charmante en la posant en arrière sur des cheveux ondulés avec soin, les vieilles dames, qui l’arborent à la manière d’un casque nocturne, prennent sous son port une apparence à la fois grotesque et majestueuse. Sur les poitrines aplaties, les lourdes chaînes de montre s’étalaient, supportant la montre d’homme, dont toutes les femmes du harem se sont parées jusqu’en ces dernières années, la montre de dame étant considérée, par elles, comme un jouet ridicule, bon pour des enfants. Même préjugé pour les chaînes, qui ne leur semblaient pas assez solides, ni surtout assez massives…

Toutes les assistantes qui ne portaient point le costume européen, avaient la taille serrée par une épaisse ceinture de métal d’or ou d’argent, dans laquelle était posée leur montre. Toutes les personnes vêtues de galabiehs portaient des babouches de peau brodées de perles ou de satin, garnies de nœuds de rubans assortis à la robe. Mais, toutes les élégantes vêtues à la française exhibaient de ravissants petits souliers de bal. Les subalternes et beaucoup de créatures sans prétentions avaient de simples savates…

Dans un angle de la pièce où l’on m’avait fait asseoir, je remarquai une sorte d’estrade faite de quatre bancs placés en carré et tendus de cachemire, sur lesquels s’enroulaient des guirlandes de fleurs déjà fanées.

— C’est la place des musiciennes, me dit-on.

En effet, elles arrivaient au même instant. Grande fut ma surprise, en les trouvant aussi laides, aussi disgracieuses, que les pauvres checkas entrevues aux funérailles de notre voisin. Sur cinq, deux étaient complètement borgnes et une troisième montrait un glaucome épouvantable. Elles étaient vieilles et leur peau avait des tons d’ivoire jauni. Une d’elles, mulâtresse, présentait des joues s’agrémentant des huit cicatrices longitudinales, qui sont appelées à parfaire la beauté soudanaise.

La chanteuse, remarquable par la profusion de bijoux qui la couvrait, n’était guère plus attrayante, mais elle, du moins, avait tenu à se montrer élégante. Sa robe de satin bleu de paon s’ornait de volants multiples ; une ceinture de pierreries étincelait à la taille. Des sequins d’or s’enroulaient autour de son front, où les frisures de ses cheveux crépus faisaient un vrai nid de pie. Elle avait le nez épaté, de fortes lèvres violettes, le front bombé et des yeux chassieux. Mais, sitôt qu’elle chanta, ce fut du délire. Pas une, me dit-on, ne pouvait l’égaler pour les modulations si chères aux oreilles indigènes. Elle répétait longuement la même phrase, le même mot et les autres répondaient au refrain en accompagnant l’air sur leurs instruments variés. Une noune, une houde, deux tympanons.

Des esclaves passaient constamment, offrant des cigarettes dans un petit panier et des tasses de moka sur un plateau. Les visiteuses étaient assises, serrées entre elles comme des graines autour de l’épi, car l’usage oriental veut que l’on invite toujours dix fois plus de monde que la maison n’en saurait tenir. Le résultat est désastreux. Au bout de quelques heures, la demeure nuptiale a l’air d’un carrefour où… il se passe quelque chose ! — et comme aucun agent n’est là pour maintenir l’ordre, c’est une ruée frénétique qui aboutit souvent à de véritables batailles entre femmes de condition inférieure ; il faut appeler les eunuques pour chasser les tapageuses…

Vers dix heures, après le repas servi à la turque, comme celui de la veille, Azma vint me chercher :

— Si tu veux assister à la grande toilette de la mariée, j’ai obtenu qu’on te laisse entrer dans la chambre.

Je la suivis, et nous pénétrâmes ensemble dans le réduit où les poudres, les sachets, les pommades et les eaux de senteur mettaient une quantité de parfums disparates, et si violents, que je faillis perdre connaissance ! Une fenêtre, ouverte à propos, me sauva de l’asphyxie.

La petite mariée, d’une pâleur de morte, se livrait sans résistance aux mains de la couturière et d’une cousine qui, en ce moment, lui passaient une fine chemise européenne. Puis, ce fut le tour du corset fanfreluché, du pantalon, véritable dentelle ajourée et du jupon de satin froufroutant.

La jeune fille était fort brune ; on avait pris soin de frotter sa peau d’un liquide gras et blanc, sur lequel la poudre, jetée à profusion, achevait de métamorphoser sa carnation sombre d’Égyptienne en une chair de blonde, qui tranchait bizarrement avec l’éclat des yeux et le noir des cheveux crépus, luisants de brillantine. La couturière s’était distinguée pour la coiffure, de tous points réussie. Un coiffeur professionnel n’eût pas mieux fait. Après le jupon, on enfila la robe de mariée, la splendide robe des noces musulmanes, tout à fait abandonnée dans la bonne société actuelle. Alors, elle jouissait encore de tout son prestige et il fallait qu’un père fût bien pauvre pour ne point l’offrir à son enfant.

Cette robe était de brocart rouge et or, l’étoffe commandée et tissée spécialement à Constantinople. Les douze mètres coûtaient mille francs (quarante livres) pour les plus simples. Celles des princesses, entièrement brodées de perles et d’or, atteignaient quelquefois cent mille francs. Mais les robes de cinq à dix mille étaient une dépense courante dans les frais du mariage. On juge de la pesanteur de cette robe, dont l’immense traîne augmentait encore le supplice de celle qui la portait. Les robes de mariées sont généralement très décolletées, en Égypte ; cela, afin de permettre l’étalage des bijoux dont la fiancée doit être couverte. Au cou, une rivière de diamants, aux oreilles d’énormes boucles, aux bras plusieurs rangs de bracelets. Sur les gants (sic), et à chaque doigt, une bague de prix. Enfin, sur la tête et soutenant le voile lamé d’argent, un diadème en brillants ou en perles. Ajoutant à cela les multiples fils argentées dont j’ai parlé, et qui tombent en algues délicieuses de chaque côté des tempes jusqu’au bas de la robe, on se figure aisément la lourdeur écrasante de ce costume sous lequel, pour peu qu’il fasse chaud et que la jeune fille ne soit point très forte, elle doit plier littéralement…

Entre temps, on avait passé une couche de carmin sur les joues et les lèvres de la fiancée et égalisé au pinceau ses sourcils et ses cils à l’aide d’une teinture. Je ne reconnaissais plus la fillette très brune, presque laide, que j’avais vue quelquefois en visite. C’était une femme nouvelle. Je me figurais la surprise de l’époux, le masque des fards tombé de ce visage, retrouvant la véritable femme — combien différente de l’autre — qu’on lui donnait.

Les Orientales avisées redoutent tout de ce mariage les livrant à un inconnu dont elles ont, du moins, pu apercevoir les traits à travers les persiennes, durant ses visites aux hommes de leur maison : mais qui, lui, n’ayant vu d’elles qu’une forme imprécise sous les plis du voile noir dans la rue, peut, à bon droit, ne pas se montrer satisfait, si la femme n’est point telle qu’un récit mensonger la lui a dépeinte. Et, pour éviter un affront, tous les subterfuges sont admis car, de cette première entrevue, dépend souvent la durée du mariage.

Si la mariée est par trop repoussante, le mari, sitôt qu’il a levé le voile nuptial, peut fort bien dire :

— Je refuse cette jeune fille !

Et descendre aussitôt auprès des hommes qu’il prend à témoin de la tromperie dont il est victime. Aussitôt, il demande le divorce. C’est son droit, mais, si après l’avoir vue, il la trouve assez séduisante pour que l’union se consomme, les plus élémentaires lois de courtoisie lui ordonnent de la garder, même si le réveil lui réserve des surprises peu agréables.

Et c’est là le secret de l’habileté consommée que mettent les femmes à parer et à embellir la fiancée.

Quand la mariée se trouva tout à fait prête — ce qui n’avait pas demandé moins de deux heures — toutes ses amies et parentes vinrent à tour de rôle la regarder, chacune donnant son avis. L’une redressait un pli du voile, l’autre rattachait un bijou, celle-ci ajoutait une fleur.

Alors entrèrent toutes les plus jeunes filles de la maison et de la famille. Également vêtues de blanc, elles portaient des cierges énormes, presque aussi volumineux que nos cierges pascals. Chaque cierge était enrubanné et entouré d’une guirlande de boutons de roses.

La porte fut ouverte à deux battants, l’eunuque prit la tête du cortège et la zaffa[38] commença. Rien ne saurait égaler ma surprise et aussi mon indignation, en voyant les musiciennes, que je savais être recrutées parmi les pires courtisanes de la ville, venir prendre la mariée dans sa chambre et marcher devant elle à reculons, en entonnant l’épithalame. Les vierges marchaient des deux côtés de la mariée, soutenue par ses sœurs.

[38] Procession nuptiale.

Les musiciennes chantaient :

Elle vient d’en haut en se balançant, blanche avec de longs cheveux d’or.

Refrain : Ya la la ! Ya la li !

Ses cheveux tombent en longues et belles tresses.

Son front ressemble au croissant de la lune pendant le mois de Chaabane.

Ya la la ! Ya la li !

Ses sourcils sont tracés au pinceau.

Elle a des yeux de gazelle, un nez petit comme les azeroles de Syrie, des joues rondes comme des pommes.

Ya la la ! Ya la li !

On prendrait ses dents pour des perles enfilées.

Sa bouche est pareille à l’anneau de Salomon ; sa salive est blanche et douce comme du sucre raffiné (sic).

Ya la la ! Ya la li !

O lèvres de corail ! ô cou élancé comme un vase d’argent !

O poitrine blanche et ferme comme le marbre du bain ! poitrine où s’arrondissent deux grenades !

O talon qui seras vert pour le mari ![39]

[39] Le talon vert, c’est la chance assurée pour l’entourage de celle qui jouit de ce rare privilège.

Viens, ô jeune fille ! viens, ô fiancée, viens, ô fleur, viens, ô clou de girofle !

Ya la la ! Ya la li !

Chantant et tapant sur le tympanon qu’elles élèvent au-dessus de leurs têtes en agitant les grelots fixés tout autour, ces musiciennes, si elles étaient plus gracieuses, rappelleraient assez les chœurs des courtisanes antiques marchant au-devant de la déesse, aux Panathénées. Même, les noces de l’antique Grèce devaient, par plusieurs points, ressembler à celles-ci, mais, dans l’ardent amour que les Grecs vouèrent à la beauté, rien de vulgaire ni de bas ne venait souiller l’éclat et le charme amoureux de leurs fêtes.

Ici, c’est un mélange intraduisible de modernisme grossier et d’antiquité païenne. Telle la burlesque image de bois, représentant Priape (un Priape articulé) et que des gamins font manœuvrer au moyen de ficelles devant la voiture de la mariée aux noces populaires et l’autre Priape, plus ignoble encore, que l’on trouve encore dans tous les jardins de village, en manière d’épouvantail. Vieux reste des croyances ancestrales, qui donnaient à ce dieu la puissance d’arrêter les voleurs. La fleur même de la poésie orientale est ternie par l’obscénité ambiante. Ces usages d’autrefois qui, si longtemps, résistèrent aux attaques du christianisme, ennemi des gloires charnelles, ces coutumes de l’hyménée parmi lesquelles l’âme voluptueuse des anciens dieux semblait planer, ne sont plus aujourd’hui qu’une parodie grotesque des gestes désappris à travers les siècles, en cette Égypte que le mélange constant des races a rendue à la fois trop violemment barbare et trop servilement européenne. La laideur des musiciennes et le ton des esclaves et des affranchies que l’Islam rend égales à leurs maîtresses aux jours de liesse, font de ces fêtes de véritables saturnales, où toute grâce sombre dans la laideur et la malpropreté.

Comme la veille, sur le parcours du cortège, la mère et la nourrice jettent par-dessus le front de la mariée les grains de blé et de sel et les pièces de monnaie.

Les négresses et les servantes, même les invitées de condition basse, qui sont nombreuses, se précipitent sur le sol et se battent férocement pour s’arracher cet argent qui porte chance.

Une des plus vieilles négresses de la maison a l’oreille grillée par la flamme d’un cierge. Et, comme elle gifle celle qui le porte, immédiatement, une autre femme arrache le cierge des mains de la fillette, et en assène un coup violent sur le crâne de la négresse. Celle-ci hurle en tenant d’une main son oreille brûlée, de l’autre sa tête fendue. On l’emporte saignante et désespérée. C’est la bataille… Les eunuques arrivent et quelques coups de bâton, lancés à propos dans le tas, ont vite fait de rétablir l’ordre.

La mariée est arrivée devant le trône qui l’attend.

Ce trône, appelé Kocha, est élevé sur trois marches et ressemble assez au trône des souverains. Sous un dais de satin entouré de fleurs d’oranger et de clématites artificielles, il supporte deux fauteuils dorés recouverts de satin blanc. Sur le dossier, le chiffre entrelacé des époux s’étale en majestueuses lettres d’or. Au fond, une glace entourée de feuillage ; au-dessus, deux colombes se becquetant.

La mariée est installée sur le fauteuil de gauche, le mari devant tenir constamment la droite dans tout ménage qui se respecte.

A ce moment, commence le défilé des cadeaux. On ouvre ostensiblement les écrins, on étale les cachemires aux pieds de la jeune épouse, tandis que l’esclave préposée à cette tâche clame les noms des donateurs. A chaque objet, une véritable litanie de louanges s’échappe des lèvres des assistantes, suivie d’un : « Dieu garde cette famille et lui fasse de même ! »

L’exposition des présents est enfin terminée.

Les femmes poussent le fameux zarghout[40], si violemment, cette fois, qu’il semble que leurs langues doivent y rester.

[40] Sorte de cri qu’elles obtiennent en frappant leur palais avec la langue.

Et voici le clou de la fête : les danses !

Du groupe des musiciennes, parmi lesquelles elle était assise, une jeune femme se leva et vint se placer au pied du trône.

Les musiciennes avaient quitté leur estrade et s’étaient assises un peu en arrière de la danseuse, face à la mariée.

La danseuse portait une robe de satin rouge demi-longue et très froncée. La jupe partait des reins et laissait le ventre absolument libre. Une grosse tresse de fil d’or, semblable à un énorme serpent, tenait cette jupe, qui semblait devoir glisser à chaque mouvement de la gawaza. La poitrine, comme le ventre, était à peine voilée par une sorte de tricot de coton, à mailles très transparentes. Un boléro très court complétait ce costume à la fois très lourd et plus que léger. Mais, ce qui en faisait l’étrangeté et la richesse, c’était l’abondance inouïe de pièces d’or qui le couvraient. Sur la poitrine et sur l’abdomen, un véritable chapelet de pièces de cent francs en or se balançait en un triple tour, et le métal accompagnait, d’une jolie musique cliquetante, tous les mouvements de la femme. Autour de son cou, sur son front, les guinées et les napoléons ne se comptaient point ; et, à chacune des multiples tresses de ses cheveux, se balançaient trois sequins attachés ensemble.

Sur le devant de la tête, elle montrait une coiffure essentiellement européenne. Une splendide flèche en diamants piquait ses boucles aux jolis reflets de cuivre. Mais elle gardait dans le dos l’antique coiffure des véritables Égyptiennes, conservée encore par nombre de femmes coptes, par les danseuses et les fellahas, descendantes directes de leurs sœurs antiques. Je n’ai jamais vu de femmes turques porter les petites tresses.

Les instruments de musique préludèrent, la danse commença.

De ses mains brunes et fines, aux doigts teints de henné et cerclés de lourdes bagues, la petite danseuse pressa les crotales de bronze.

Elle éleva ses bras minces, sa gorge saillit à demi hors du tricot qui la contenait.

Elle s’étira comme une chatte hésitante, sourit à la fiancée et ses yeux eurent un regard étrange, qui, tout de suite, établit entre l’assistance et elle un courant de perverse sympathie.

A petits pas, d’abord, elle glissa, faisant onduler son corps comme une liane flexible, semblant jouer et lutter tendrement avec un être qu’on ne voyait pas.

Peu à peu, le tympanon et la houde précipitaient leur rythme, la danse changeait de forme. Haletante, la courtisane s’abandonnait. Ce n’étaient plus que gestes déments, ondulations amoureuses du torse, extase du sourire, appel des yeux et des lèvres, vers l’infinie volupté.

Tandis qu’elle s’agitait en un suprême frisson, les femmes, autour d’elle, l’encourageaient et, montrant la mariée rougissante qui, impassible, assistait à ce spectacle :

— Apprends-lui, ma sœur !… apprends-lui !…

(Alem-hïa Orcty, alem-hïa !)

Un parfum montait, fait de toutes les essences dont ces créatures étaient imprégnées, de leurs corps moites et de leurs chevelures sombres à relents sauvages.

L’air, peu à peu, devenait irrespirable.

Cette musique affolante achevait d’étourdir les pauvres recluses qui, grisées, énervées jusqu’au spasme, pleuraient et riaient tout à la fois, partageant la frénésie de la danseuse, accompagnant de la tête et des mains chacun de ses gestes.

La danseuse s’arrêta, ruisselante, épuisée, heureuse. Chacune des assistantes voulait essuyer la sueur de son visage et de sa poitrine. Quand elle fit à nouveau le tour de la salle, tendant à mesure son front et ses seins humides de sueur, ce fut à qui y poserait la plus grosse pièce de monnaie d’argent ou d’or.

Elle reprenait sa danse le front, les joues ornés de ces attributs barbares, et c’était là le talent, il fallait les retenir tout en dansant. Comme elle était habile, bientôt sa jeune face et sa poitrine disparurent sous le métal et de furieux applaudissements la récompensèrent.

Mais, déjà, des chuchotements m’intriguaient du côté de l’escalier, ce fut aussitôt un bruit de voix et, tel un vol de colombes apeurées, des nuées de femmes se précipitèrent en criant :

— Le marié ! le marié ! El Arisse !

Alors, la mère du jeune homme cria de toutes ses forces :

— Mesdames ! que celles qui ont honte (sic) sortent. Que les autres se taisent et tâchent de rester tranquilles.

Bien peu sortirent… Quelques vieilles femmes, des plus laides, firent semblant de se voiler la moitié du visage avec un mouchoir ; les autres, non seulement demeurèrent, mais, plus effrontées que des passereaux, elles grimpèrent sur les fauteuils et les chaises, sans souci du dégât, pour mieux regarder. De nouveau, le zarghout fit rage !

Dans un tapage assourdissant, l’époux, aussi tremblant, aussi affolé que la frémissante jeune fille, fit son entrée. Il était soutenu par l’eunuque de la famille et le frère de la fiancée.

Il avait préalablement fait une courte prière au seuil de la pièce, pour appeler les bénédictions du ciel sur son union ; et maintenant, ses devoirs religieux accomplis, il s’avançait vers l’inconnu avec une hésitation bien compréhensible.

La mère avait baissé le voile de l’épousée. Le jeune homme, d’un geste brusque, arracha ce voile.

Dans l’antique Égypte musulmane, au temps des khalifes, la femme devait alors se prosterner et baiser la main de l’époux qui la relevait, en disant :

— Je t’élève jusqu’à moi.

Aujourd’hui, dans le monde élégant surtout, les coutumes sont plus conformes à la galanterie européenne.

Le mari, après avoir regardé sa femme, l’embrasse simplement, et s’assied sur le trône, à côté d’elle. Les deux mères du couple et les frères aînés viennent alors embrasser les deux époux. Tout cela se passe devant les invitées qui, pour rien au monde, ne donneraient un spectacle aussi curieux, bien que déjà vu.

On se figure aisément la gêne extrême des mariés. Il faut que le Ciel leur ait départi des grâces spéciales pour endurer, jusqu’au bout, une situation aussi ridicule.

Le mari a donc hâte d’emmener sa jeune femme dans la chambre nuptiale.

Les mères et deux matrones les suivent.

Ici se place une phase de la cérémonie, bien difficile à expliquer.

Avant de devenir l’époux selon la nature, l’Égyptien de race pure doit, pour obéir à la coutume ancestrale, se rendre compte si la marchandise qu’on lui a livrée sur parole est aussi intacte qu’on le lui a affirmé.

Brutalement, à l’aide d’un mouchoir de fine batiste, il demande au pauvre corps, qui se révolte et se débat en sursauts désespérés, la preuve qu’il va pouvoir exhiber triomphalement à ses proches et à la famille de la vierge reconnue telle en cette barbare solennité.

Après cet acte de possession, il demeure quelques instants à consoler la pauvre petite, puis redescend parmi les invités mâles, pour témoigner sa satisfaction à tout le monde et achever la nuit avec ses camarades.

Le lendemain seulement, et même parfois plusieurs jours après, s’achève la connaissance entre les époux, à moins que la jeune fille ne garde rancune et, se souvenant trop des premières politesses conjugales, ne force son mari à la conquérir par la suite en amant, après l’avoir humiliée en maître.

Les Turques ont en grand mépris cette coutume essentiellement locale que les Égyptiens d’aujourd’hui tiennent de leurs aïeux de l’époque pharaonique. Certaines tribus hébraïques la pratiquèrent.

Cependant, l’épouse turque mariée à un Égyptien ne peut pas toujours y soustraire ses filles, surtout dans la bourgeoisie. Elle risquerait de s’attirer le mépris de toutes les femmes qu’elle fréquente.

Chez les Fellahas, la chose se pratique d’une manière encore plus sauvage.

Des compagnons du mari se tiennent sous la fenêtre et tirent des coups de fusil en poussant des clameurs épouvantables, propres à étouffer les cris de la patiente, qui doit hurler pour bien témoigner de sa vertu.

On m’a affirmé que les chrétiennes (coptes) d’Égypte, surtout celles de la classe pauvre, n’échappaient point à l’affreux usage consacré par des siècles d’habitude. Ce n’est d’ailleurs pas le seul point de comparaison entre les deux cultes, en ce pays où le sol demeure si bien l’unique roi, qu’il est parvenu à pétrir tous ses enfants de son même limon généreux, leur faisant des traits et des âmes si pareilles que tous les mages, tous les patriarches n’y changeront rien.

Il était plus de minuit quand nous regagnâmes nos voitures.

Pour sortir de l’appartement des mariés, nous avions dû enjamber pas mal de corps de négresses déjà plongées dans le sommeil le plus lourd, et surtout une quantité innombrable d’enfants de tous les âges et de toutes les teintes.

Des semaines passèrent. Le mois sacré, le joyeux mois de Ramadan était venu.

La veille du premier jour, j’allais assister avec Azma et l’esclave Gull-Baïjass à la procession qui ouvre la fête.

Déjà, depuis le matin, toute la ville était en liesse. Le peuple n’est jamais très sûr de l’époque exacte où commence le grand jeûne.

Il faut que le grand chef de l’Islam ait vu la nouvelle lune à Constantinople, pour qu’il puisse télégraphier aussitôt la bonne nouvelle aux autres nations musulmanes.

Le canon tonne du haut de la citadelle, une immense acclamation partie à la fois de milliers de poitrines haletantes traverse l’air.

Le Caire est en joie.

La procession se met en marche.

Elle ne manque pas d’originalité. Tous les corps de métier y sont représentés par des chars où s’étalent les produits de leurs travaux ou de leurs industries.

Voici les boulangers. Ils ont installé un four véritable, fait de briques, sur la charrette longue et sans rebords. Ce véhicule n’a pas varié depuis l’occupation romaine et a même gardé son nom de carro. Mitrons et geindres s’escriment à qui mieux mieux à pétrir et à enfourner les galettes plates qui seront le pain.

Voici les bouchers apportant leur note barbare dans ce milieu de joyeuse fantaisie.

Aux cahots de la charrette, les corps refroidis des énormes buffles et des moutons gras pendent tristement et se balancent, parsemant la route de larges étoiles de pourpre.

Ils sont attachés à des espèces de gibets fixés à la charrette.

Les bouchers, leur coutelas à la main, font mine de découper constamment leur marchandise.

Voici encore les pileurs de café armés de leurs pilons gigantesques et qui, le torse nu, s’agitent frénétiquement autour du lourd mortier de bronze vert.

Voici encore les fruitiers et les marchands de légumes — une des plus jolies créations du cortège.

Les marchands ont fixé des barres de fer transversales autour de leur char ; ces barres sont elles-mêmes soutenues par des montants de bois solides. Dans ce cadre, ils ont installé un véritable jardin. Les courges, si appréciées en Égypte, les aubergines, les tomates, les haricots et les betteraves voisinent avec les pêches, les pommes et les raisins. De grands régimes de bananes sont entremêlés de poivrons rouges et verts, formant la parure des quatre coins. Des dattes pas encore mûres complètent l’assortiment. Des guirlandes de roses, des branches de jasmin et de tamra Hêna accompagnent l’inévitable fleur de souci si chère au peuple des bords du Nil et achèvent de donner une note imprévue et délicieusement bizarre à ce véhicule rustique.

Le char des pêcheurs et poissonniers n’est pas moins gracieux. Dans une vaste barque, aux voiles triangulaires, les jeteurs de filets et les vendeurs de marée ont pris place. Leur barque est elle-même posée sur une très longue charrette.

Les hommes tiennent en mains les lourdes nasses qu’ils feignent de lancer dans un océan invisible, tandis que leurs compagnons montrent à la foule les corbeilles d’osier remplies de poisson.

Voici les pâtissiers et les confiseurs tirant la pâte de guimauve et les nappes dorées de caramel sur une table qui branle ; les épiciers dont le char offre le spectacle inattendu d’une boutique ambulante, les pains de sucre pendus à des cordes qui se balancent au-dessus des têtes du personnel en font, du reste, le plus bel ornement.

Ensuite, les charrons, les chaudronniers, les menuisiers, traînant une maison en miniature dont ils clouent les persiennes à grand renfort de coups de marteaux. Tout ce monde prend d’ailleurs un plaisir extrême au vacarme qui devient tel à un moment, que je dois quitter la fenêtre où je m’accoude, littéralement étourdie.

La nuit est tombée. Les chars, après un arrêt devant la mosquée où ils ont reçu la bénédiction d’Allah, sont rentrés au gîte. Nous faisons comme eux. Mais, déjà, je ne reconnais plus les paisibles quartiers qui mènent à notre maison. Une fièvre inusitée a passé sur la ville, tous les visages sont joyeux, toutes les lèvres ont une chanson. Les boutiques s’éclairent, la foule encombre les places et l’on s’aborde, la face réjouie et les mains ouvertes, en se souhaitant : Un bon Ramadan !

Chez nous, dans la famille d’Azma, on a fait provision de bougies, de raisins secs, d’amandes, de noisettes, de pommes, de bonbons et de sirops de roses et de violettes. Pensez donc, comme on serait honteux si quelque visiteuse malapprise s’avisait d’aller dire que les réceptions d’Azma-Hanem sont moins brillantes que celles de Fatma-Hanem, ou de Zénab-Hanem ou de n’importe quelle autre dame turque ou circassienne !… Chacune veut faire mieux que sa sœur…

Dès la tombée du jour, du haut en bas de la demeure, les lustres pesants s’allument ; lustres de cristal aux pendeloques multiples, qui dansent encore un quart d’heure après qu’on les a touchées. Sur les tables, les flambeaux d’argent étincellent. Des guirlandes de fleurs décorent les murs de la pièce où l’on reçoit. Toutes les housses ont été enlevées, et l’or des dossiers et la soie des sièges reluisent superbement sous la violence de cette lumière.

Les femmes elles-mêmes ont l’air de meubles de prix. Vêtues de toilettes d’apparat, ornées de tous leurs diamants, des fleurs dans les cheveux et les pieds chaussés de mules brodées de perles, elles attendent les visites !…

Ces visites arrivent vers dix heures et se succèdent jusqu’après le repas de minuit… Toute la soirée, on sert des fruits secs, des bonbons, des sirops, du café et des profusions de cigarettes.

Cela dure ainsi tout le temps du Ramadan. Dans la journée, les femmes de condition aisée dorment jusque vers quatre heures. A ce moment les ablutions, la toilette, la coiffure, les amènent tout doucement jusqu’à l’Iftar, repas qui rompt le jeûne, et qui se sert au coup de canon, immédiatement après le coucher du soleil. De cinq heures du matin à six heures du soir, il n’est pas permis de boire une goutte d’eau ni de fumer une cigarette. Les femmes, très religieuses, poussent le rigorisme jusqu’à refuser de respirer même l’odeur d’un mets ou… l’arome d’une fleur.

Le Ramadan se termine par la fête du Baïram où, durant une semaine, les visites s’échangent en plein jour, où tous, indistinctement, maîtres et serviteurs, sont vêtus de neuf et s’abordent par le traditionnel :

— Kollo sana enta tayeb ! (Porte-toi bien toute l’année.)

Mais, tandis que les hommes se congratulent les uns chez les autres, les trois premiers jours, il n’est pas de bon ton d’aller voir les femmes de ces messieurs avant le quatrième. Ce jour-là, par exemple, les visiteuses se montrent dans leurs atours les plus magnifiques, comme pour les noces, celles qui n’en ont pas en empruntent. C’est à qui exhibera les toilettes les plus riches, les bijoux les plus précieux. Les fellahas se contentent d’être propres et cela suffit à les rendre tout à fait méconnaissables.

Presque tout à coup, ce fut l’hiver.

Je découvris une Égypte nouvelle, sous le ciel terne qui, insensiblement, remplaçait le ciel d’azur et d’or que j’avais admiré le plus souvent jusque-là.

Aux nappes claires des blés murs couvrant les plaines environnantes, à la fine poussière blonde s’échappant des aires, où paisiblement des paysans poussaient l’antique traîneau propre aux dépiquages, avaient succédé les récoltes magnifiques du cotonnier, richesse de ce pays. J’avais vu les feuilles luisantes d’un vert bronzé se couvrir de larges fleurs aux calices roses, jaunes ou blancs. Puis je vis ces fleurs se faner très vite et former la petite gousse d’où devait sortir la moisson neigeuse du fruit béni.

Maintenant, la terre entière disparaissait sous le vert tapis couleur d’émeraude des trèfles naissants. Le Nil majestueux roulait une eau profonde grossie des pluies commençantes du grand Soudan. Par les soirées calmes il faisait bon aller vers les Pyramides au trot paisible des fins chevaux de Syrie, sous la vaste allée des grands lebbacks[41] bordant la route.

[41] Acacia Nilotica.

C’était le moment de l’inondation annuelle.

De chaque côté de la route, la terre disparaissait, submergée par le fleuve-roi, métamorphosant les plaines fécondes en véritables lacs.

La beauté sans pareille du paysage en était encore accrue. De hauts palmiers, dont les troncs rugueux baignaient dans les eaux, levaient plus haut leurs panaches magnifiques, comme rafraîchis, fortifiés par l’humide et vivifiante caresse.

Les villages semblaient autant de minuscules Venises se mirant de toutes parts dans le Nil qui, doucement, se retirait, laissant à la place liquide le limon nourricier dont les récoltes prochaines seraient augmentées. Et, là-bas, les gigantesques masses triangulaires se dressaient. C’était l’Égypte immuable et belle, dans sa mélancolique grandeur.

De petites vapeurs roses couraient sur les canaux improvisés, tandis qu’au couchant un voile d’or et de pourpre s’étendait à l’endroit précis où le soleil venait de disparaître dans toute sa gloire.

Azma, les yeux brillants, la voix joyeuse, me disait :

— Je n’avais jamais vu ces choses avant de te connaître, mais je savais qu’elles étaient belles. Au temps du khédive Ismaïl, on a commencé de préparer cette route ; c’est lui qui a ressuscité l’ancienne splendeur du pays. C’était vraiment un grand souverain.

Elle me conta ensuite diverses anecdotes se rapportant au règne du père de Tewfick.

Celle-ci entre autres.

A l’époque de l’ouverture du canal de Suez, tous les princes régnants de l’Europe furent invités à l’inauguration solennelle.

Tous furent également les hôtes d’Ismaïl qui avait pour habitude de pourvoir à tous les frais des touristes de marque qui visitaient l’Égypte ; sa générosité s’étendait même jusqu’aux simples particuliers, dont il faisait payer les notes d’hôtel par ses intendants sitôt que ces étrangers lui étaient présentés.

Aucune réception cependant n’égala celle qui fut réservée à l’impératrice des Français.

La souveraine, même dans ses rêves les plus fous, n’avait pu souhaiter un hommage pareil à celui qui l’attendait sur la vieille terre pharaonique.

Comme elle s’étonnait un jour de ne pas voir plus d’orangers et de grenadiers — en Espagnole fidèle au souvenir des parfums et des fruits du sol natal, — le Khédive, prévenu, invita la jeune impératrice à faire avec lui une excursion aux Pyramides où un véritable petit palais avait été élevé en son honneur.

Quand le landau dans lequel les souverains avaient pris place pour se rendre au but de la promenade arriva sur la route qui, trois jours plus tôt, montrait de chaque côté l’immense étendue de ses plaines nues, l’impératrice des Français ne put retenir un cri d’étonnement et d’admiration. Bordant le chemin que devaient suivre les augustes promeneurs, un véritable bois de grenadiers, de citronniers et d’orangers en fleurs mettaient la parure de leurs feuillages, transformant le paysage aride en un coin de jardin délicieux.

Le vice-roi d’Égypte avait fait planter ces arbres à prix d’or, en quelques heures, à seule fin de réjouir les yeux de la belle princesse qui l’accompagnait.

Arrivée aux pieds des Pyramides, l’impératrice fut conduite par son hôte, aux appartements créés pour elle, dans ce palais du miracle construit en quelques heures.

— Vous êtes chez vous, madame, dit le vice-roi.

Et comme Eugénie ne passa qu’une soirée dans ce « home » d’occasion, le souper qui lui fut offert dans le cadre créé pour une heure coûta au souverain près d’un quart de million.

Les histoires de ce genre ne se comptaient pas sous le règne d’Ismaïl et ma cousine se plaisait à me les dire, en vraie Turque, amie du faste, toujours prête à applaudir aux gestes magnifiques et aux actes généreux.

Je la décidai à m’accompagner au Musée des antiques — alors à Boulac — je lui expliquai de mon mieux l’histoire de ce pays d’Égypte où elle était née et dont elle ne connaissait rien. Avec elle, je refis le pèlerinage de la citadelle et la descente du puits de Joseph.

La pauvre recluse se laissait ravir par le charme de ces promenades. Ses yeux d’ignorante insensiblement s’ouvraient. Un monde de sensations nouvelles s’éveillaient en cette âme faite pour une autre vie.

Un jour, le mari d’Azma lui défendit brutalement ces promenades.

Le lendemain, il exigea qu’elle quittât les corsages à la mode européenne que je lui avais appris à porter. Puis il lui fallut reprendre sa coiffure indigène, l’horrible mouchoir de coton que turques et fellahas gardaient encore toutes à ce moment en Égypte…

Enfin ce mari omnipotent interdit jusqu’aux leçons de français que je donnais patiemment à ma cousine chaque matin.

Lui aussi, malgré sa lourde apathie, avait remarqué le changement qui s’opérait chez la jeune femme. L’esprit et le cœur d’Azma s’ouvraient à la vie comme des fleurs et l’époux s’inquiétait de ces progrès où il n’avait aucune part. Cette femme, sa cousine, lui avait sacrifié vingt années de sa fragile existence ; il la traitait en esclave, sans brutalité il est vrai, mais aussi sans bonté d’aucune sorte. Cette créature qui lui avait donné sept enfants ignorait l’amour et cependant jamais peut-être aucune amante ne mérita mieux de le connaître. Je suis persuadée qu’il eût suffi d’une étincelle pour allumer, au cœur ardent que je devinais, la plus belle flamme dont ait jamais brûlé la plus violente amoureuse. Jamais Azma n’avait eu de son mari une parole de tendresse ou seulement d’affection. Aussi redoutait-il au delà de tout ce que ma présence de femme européenne pouvait apporter de perturbations inattendues dans son existence.

Azma, née Musulmane, devait conserver les mœurs du déluge. Il ne fallait point essayer de la soustraire à l’ambiance.

Les femmes du vieil oncle ne me voyaient pas non plus d’un très bon œil. Également sournoises, terriblement ignorantes et fanatiques, elles me haïssaient pour mon double titre de Franque et de chrétienne. Elles craignaient aussi le contre-coup de mon influence sur leur vieux mari qui, volontiers, écoutait le mien, seul mâle de la famille avant les fils de ces deux femmes — car maintenant toutes les deux en avaient un.

Et cela acheva de rendre ma situation difficile. Le soir, au lieu des veillées sur la terrasse, on se tenait à présent dans le hall autour du mancal où la braise crépitait, me rappelant bien tristement les joyeuses flambées de chez nous.

La maison si chaude en été devenait maintenant glaciale et ce n’était pas le feu ridicule du mancal qui la pouvait chauffer beaucoup. Frileusement, les femmes se couvraient de châles, de plaids et, ainsi accroupies autour du foyer antique, elles prenaient l’apparence de pitoyables Erynnies.

Seule, ma chère Azma gardait son prestige. Elle portait depuis l’hiver une superbe pelisse doublée de fourrures qui ne me semblait guère à sa place dans la maison surtout passée sur une horrible galabieh de flanelle grossière, mais qui lui donnait à elle, si jolie sous son masque oriental, l’air de quelque princesse byzantine au milieu de ses esclaves et de ses eunuques.

A présent, nous en avions trois ! L’oncle ayant ramené avec ses femmes les eunuques de la campagne, un pour chaque femme de la maison. Ils se tenaient assis près du feu tels des singes et leur occupation favorite qui consistait à peler des fruits secs et à les manger achevait la ressemblance.

On jouait au tric trac, au loto ou aux dominos.

Zénab s’était récemment vu fermer les portes du harem et le cœur d’Azma, en amenant et offrant au bey une de ses nièces, fillette de quatorze ans, replète et vicieuse.

La concupiscence du bey n’était un mystère que pour l’âme naïve d’Azma. Mais, cette fois, soit que les servantes indignées n’aient pu parvenir à cacher leur colère, soit que ses yeux d’épouse se fussent enfin ouverts, ma cousine surprit les coupables et chassa la jeune fille et sa misérable tante.

La petite n’étant pas esclave, le péché du mari demeurait sans excuse, et l’épouse outragée avait tous les droits.

Ahmed-bey ne brillait point par le courage. Il nourrissait un égal amour pour la tranquillité et pour la débauche. Son cas restait pendable devant la loi. Il se montra maussade mais résigné. Seulement la bonne humeur générale s’en ressentit. Il semblait qu’une lourde chape de mélancolie se fût abattue sur tout le monde.

Comme pour sceller la paix de son ménage, ma pauvre cousine commençait une grossesse pénible, l’ennui et la tristesse en furent accrus dans la maison jadis si joyeuse.

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