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Au cœur du Harem

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XXI

Le soir, à la maison familiale, quand tout le monde était endormi, je montais sur la haute terrasse, en compagnie de ma fidèle Émilie. Elle allumait les deux flambeaux de jardin, et moi, assise sur un morceau de tapis, le dos appuyé contre une selle de velours cramoisi, à crépines d’or, qui se trouvait là on ne sait comment, je lisais les Mémoires de Saint-Simon… Était-ce la splendeur vraiment merveilleuse de cette nuit d’été ? Était-ce l’influence ambiante ou le souvenir des choses entendues, je ne sais, mais le volume, tout à coup s’échappa de mes mains, tout le parfum des fleurs de ce jardin respirées tantôt, toute la mélancolie du paysage étaient en moi, et me donnaient une sorte de vertige. J’eus peur de devenir pareille à tant d’autres dont on m’avait dit l’histoire ; ma volonté était impuissante, je me sentais glisser à la paresse, à l’oubli de tout ce qui n’était pas l’infinie béatitude de l’heure présente. Un grand palmier, tout près de nous, agita son panache de feuillage, un oiseau de nuit passa sur nos têtes et les frôla.

Dans une maison voisine, on entendait le tam-tam régulier du darrabouck, tandis que des voix de femmes chantaient.

Des chiens, longuement, aboyèrent. Il me semblait que, depuis des siècles, l’âme orientale était en moi.

Soudain, déchirant la nue, la lune monta radieuse, dans la nuit si lourde de volupté.

Alors Émilie, qui, depuis un moment, me regardait sans rien dire, dans la simplicité de son âme, se mit à fredonner presque à mi-voix et pour moi toute seule, le vieux refrain d’un de nos Noëls provençaux :

Aouoh Christaou la luno es lévado !
Aouoh Christaou saouto vito aou Saou ![31]

[31]

Eh ! Christophe, la lune est levée…
Eh ! Christophe, saute vite à terre.

Il me parut que, tout à coup, on ôtait de devant mes yeux un voile épais qui, pour un moment, m’avait enlevé la notion des choses. Je me sentis redevenir moi-même, j’avais honte de cette minute durant laquelle je m’étais laissé glisser sur la pente fatale, prête à renoncer à la lutte, gagnée aux habitudes du pays, sous l’influence amollissante du milieu et de l’air ambiant.

Je me levai, je regardai le ciel de minuit, ciel d’Orient, lumineux comme une aube et je me dis qu’il suffisait peut-être d’une heure de ces nuits rafraîchissantes, pour chasser d’un cœur volontaire les lâchetés et les faiblesses, suites de jours trop brûlants, des heures trop lentes… Et je me promis d’être forte, d’être vaillante, de garder de mon mieux l’âme résolue que les douces aïeules françaises avaient mise en moi. Ainsi, il avait suffi d’un air ancien, d’un air du pays, fredonné par des lèvres de servante, pour me rendre à la fois le courage et le goût de vivre…

J’ai tenu parole. Depuis ce jour, quels que pussent être les exemples, quelque amertume ou quelque regret qui me pût venir, je fus brave.

Tous les soirs, malgré une lassitude croissante, je demeurais de longues heures, en compagnie de mes livres, forçant mes yeux à se rouvrir quand je sentais le sommeil appesantir mes paupières. Je repris ma correspondance interrompue et, enfin, je laissai davantage ma pauvre Émilie dégonfler son cœur fruste dans le mien. Je lui défendis seulement de me parler de ce qui se faisait dans la maison.

Insensiblement, je la ramenais vers la douce terre si lointaine, où, toutes deux, nous avions essayé nos premiers pas. Et peu à peu, à force de refaire ensemble les routes jadis parcourues et de répéter les paroles toujours entendues, nous parvînmes à nous créer un petit coin de patrie, un havre de paix où nous nous retrouvions avec nos âmes différentes, unies dans le même amour et le même espoir. Il n’y avait plus ni maîtresse ni servante, mais seulement deux femmes françaises, perdues dans ce harem africain, heureuses d’échanger ensemble quelques idées, point toujours pareilles, mais émises du moins dans la chère langue maternelle. L’humble paysanne qu’était Émilie, me racontait son enfance dans la ferme paternelle, perdue dans les montagnes de l’Aveyron. Elle avait, au plus haut point, cet esprit un peu caustique — mais dont toutes les comparaisons font image — qui caractérise nos peuples méridionaux. Je connus l’histoire du berger Basile, du pauvre Marine, et de la vachère Ninette. Je crus parfois faire, avec cette fille des Cévennes, l’ascension de ses montagnes, une lanterne à la main, le front recouvert de la mante du pays, par les nuits claires et glaciales de Noël. Je voyais l’office ; j’assistais au plantureux réveillon, où cinquante paysans se groupaient, tel un troupeau, autour de la table du curé, régalant ses ouailles de dinde, de nougats et d’oreillettes[32], le tout arrosé de blanquette de Limoux, ou de muscat de Lunel.

[32] Pâtisserie du Languedoc et de la Provence.

Soudain, une mélopée arabe venait jusqu’à nous d’un immeuble voisin, le son d’une houd ou de la noune grinçant tristement quelque mélodie sur un ton mineur ; ou bien le gaffir[33] hurlant sous nos fenêtres son appel fatidique : Ouahed ![34] Et c’était fini ! Le charme se rompait. On était de nouveau deux exilées qui descendaient, le cœur lourd et les yeux troubles, dans la maison, et regagnaient la chambre commune en ayant bien soin de ne pas écraser de négresses dans le hall, car elles dormaient serrées les unes contre les autres et si bien enroulées sous les énormes couvertures, qu’il fallait se livrer à une véritable gymnastique, pour éviter de marcher sur leurs corps.

[33] Crieur de nuit.

[34] « Un » ! Abréviation de la formule Islamique : « Il n’y a qu’un seul Dieu ! »

Dans la chambre, c’étaient alors la musique continue des corbeaux croassant jusqu’au jour, le chant lugubre des derviches auquel, cependant, je commençais à m’accoutumer, et le cri strident des éperviers frôlant nos fenêtres.

C’est le soir !… Il a fait très chaud toute la journée et la maison, surchauffée par les rayons d’un soleil torride, a gardé dans ses murs une température si élevée que, malgré les courants d’air établis partout, on suffoque.

Dans le hall où le repas s’achève, nous sommes tous assis autour du traditionnel plateau, où s’étale, fraîche et saignante à souhait, une succulente pastèque.

Le cousin Ahmed-bey a découpé habilement le cœur du fruit et le partage en morceaux, qu’il nous distribue en maître de maison magnanime, gardant pour lui la partie la moins délicate.

On mord à belles dents la pulpe savoureuse, dont le jus découle de toutes les lèvres en bave rose. C’est délicieux et dégoûtant à la fois.

A terre, comme un animal familier, Zénab achève les écorces que le bey lui jette, sans qu’elle songe le moins du monde à s’en offenser. Mais, la dernière bouchée finie, elle se traîne sur les genoux jusqu’à l’hôte et sa voix se fait larmoyante pour demander :

— Amel-Maarouf, Nébit, ia bey ?… (Faites-moi plaisir… du vin, mon bey !)

Dès le premier jour de mon arrivée, et pour me faire honneur, on a servi, sur la table de famille, la rouge boisson prohibée par le prophète.

J’ai constamment refusé d’en prendre. Mais, comme on a continué de placer le fiascho devant moi, presque chaque jour, la même scène amusante se reproduit.

Vers le milieu du repas, au moment de faire appel à l’esclave pour lui verser à boire, avant de prononcer le mot consacré (Essinni ! — Désaltère-moi !), le cousin, hypocritement, se tourne vers moi et demande :

— Ma cousine, vous ne prenez pas de vin ?…

Et moi de répondre :

— Non, mon cousin, merci !

— Vous permettez que j’en boive un peu ?…

— Comment donc !…

Et je lui tends le fiascho qu’il a devant lui. Il boit sec et commence à retrouver la parole, lui qui ne parle presque jamais.

C’est alors que Zénab se rapproche, vraie chatte gourmande, et réclame sa part.

Généralement, elle invente un malaise, une souffrance quelconque, qui la force à demander de ce vin qui est un remède, « un vrai remède, seigneur ! » En demanderait-elle sans cela, elle qui se targue d’être une si bonne musulmane ?…

Ce soir, elle ne va point faillir à son habitude.

— Zénab, interroge le cousin, pourquoi veux-tu boire de ce vin ? Tu sais bien que c’est défendu…

— Je le sais, seigneur… mais j’ai mal ! Ah ! j’ai si mal ! Donnez-m’en rien qu’un peu, une goutte pour guérir mon pauvre estomac qui me brûle.

Le cousin, amusé, verse dans un bol de faïence la valeur de deux grands verres.

La femme boit.

Un quart d’heure après, elle est ivre à tomber. C’est le moment que l’on attendait ; l’heure précise où le démon, caché dans l’âme obscure de la bouffonne, va se manifester à nous par les paroles et les actes les plus baroques et les plus inattendus. Il n’est pas de folies qui ne s’échappent de ces lèvres de démentes où l’alcool a mis son poison.

Cette fois encore, nous assistons immobiles à la répétition du spectacle quotidien. Comme il fait chaud, Zénab a retiré sa galabieh, selon une coutume qui lui est chère. Elle apparaît sous la clarté crue de la suspension au pétrole, à l’abat-jour de métal, vêtue d’un simple caleçon de percale jadis blanche, mais, pour l’instant, d’une couleur indécise, flottant entre l’ocre et l’ardoise à force de malpropreté. Ce caleçon, qui gêne sans doute son estomac lourd de vin, elle l’a fait glisser jusqu’au milieu de son ventre, qui semble pitoyablement flasque et blême, au-dessus des cordons qui le soutiennent mal et entament les chairs.

Zénab ne porte pas de chemise et sa gorge, en forme d’outre, tombe lamentablement plus bas que la taille, sous la forme de deux petits sacs vides et ballottants. Les pectoraux se dessinent de façon inquiétante sous la peau de la poitrine et les épaules semblent deux clous énormes, reliés à ces bâtons qui sont les bras. Le dos, où l’épine dorsale montre chacun de ses nœuds, s’arrondit déplorablement.

Et, sur cette loque, des tatouages variés ont laissé leurs traces ineffaçables. Zénab porte sur chaque sein un petit soleil et, au bas des reins, se dessine un crocodile. Elle est très fière de ces emblèmes et les exhibe à tout venant sans la moindre gêne.

— Danse, Zénab !… ordonne le maître.

Et Zénab danse.

Elle a mis sur sa tête grimaçante le tarbouche que complaisamment, a prêté l’eunuque, dont la large face s’épanouit d’aise dans l’encadrement de la porte… Elle a pris la canne du maître et, une fleur de souci entre les dents, les yeux dilatés, le torse penché en avant et la croupe tendue, ses deux mains appuyées au bâton qui la soutient, elle imprime à la partie moyenne de son corps, des mouvements bizarres, dont l’impudeur ne choque personne. Sa pauvre face stupide exprime une douce satisfaction ; ses yeux sans cils pleurent de tendres larmes ; sa bouche s’entr’ouvre : Zénab est heureuse !

Le vin de palme a, pour un instant, chassé jusqu’au souvenir de la misère présente et des souffrances passées.

Le bey lui-même donne l’exemple de l’accompagnement, en frappant en cadence ses deux mains l’une contre l’autre. Les assistantes, maîtresses et esclaves, limitent. Zénab, excitée par ce rythme un peu sauvage, se livre à présent à de véritables contorsions. Sur ses traits, que ce plaisir furieux décompose, la sueur ruisselle et ses cheveux, mal peignés, viennent battre ses joues de leurs mèches folles. Maintenant, elle a jeté le bâton et passé à ses index les crotales de cuivre qu’une servante lui a tendues sur l’ordre du bey. Les bras levés au-dessus de sa tête, elle agite ses crotales en un mouvement toujours plus rapide. Ses yeux révulsés ont une expression indéfinissable qui tient à la fois de l’extase et de la terreur. Elle tourne sur elle-même, grisée par cette musique étrange, faite de toutes les voix des personnes environnantes, des battements de leurs mains et surtout de ces terribles crotales qui ne s’arrêtent plus.

Gull-Baïjass a pris un darrabouck entre ses genoux, et ses doigts blancs de paresseuse en tirent le son toujours pareil qui, depuis l’aurore des siècles, guida les danses des filles d’Égypte.

L’eunuque, ravi, s’est avancé et, assis, sans rien dire, tout près de la porte, sa grosse tête crépue dodeline gravement de gauche à droite, il semble personnifier ainsi quelque divinité grotesque sortie du fond des âges, pour apporter à ce tableau familial sa présence tutélaire.

Et tout à coup, la danseuse s’arrête, à bout de souffle, et vient s’abattre presque à mes pieds, comme une masse.

Zenab est évanouie.

Le maître rit et sort de la pièce.

Azma hésite un peu, partagée entre son bon cœur qui lui conseille d’être charitable à cette femme, et la crainte de perdre de son prestige devant ses esclaves, en donnant des soins à une créature si inférieure. Mais, moi qui ne suis pas Turque et n’ai pas à me préoccuper de ces gens, je me suis agenouillée près de Zénab, et, aidée d’Émilie, nous parvenons à ranimer la pauvre danseuse. Azma, alors, a été chercher elle-même l’eau de fleurs[35], précieusement distillée par elle et conservée dans la vieille dame-jeanne, au fond de l’armoire de sa chambre. Elle revient, tandis que Zénab ouvre les yeux et essaie de me baiser les mains, en signe de gratitude. De voir la hanem s’occuper d’elle avec moi et lui tendre la boisson si recherchée et servie dans une cuiller d’argent, comme à une égale, Zénab n’en peut croire ses regards. La joie l’étouffe. Pour mieux nous en prouver l’excès, la pauvre femme essaie de petits gloussements de gratitude, qui ne parviennent pas à s’échapper de sa gorge.

[35] Eau de fleurs d’oranger.

Émilie, la première, a pensé à couvrir le buste nu et à envelopper les épaules de Zénab d’un châle à elle ; cela suffit à procurer immédiatement, chez la fellaha, le réveil de toutes ses facultés.

— Ah ! par Allah ! que ce châle me fait de bien. Si j’en avais un pareil, je crois bien que je serais guérie tout de suite…

Moi, probablement, j’aurais donné le châle, mais Zénab a affaire à plus maligne qu’elle, avec ma rusée Cévenole. Émilie est bonne, mais avisée ; elle pense qu’elle n’est pas assez riche pour faire des cadeaux aux paresseuses.

— Écoute, Zénab, puisque ce châle te plaît, je t’apprendrai à en faire un pareil.

Zénab aime mieux y renoncer tout de suite…

Le lendemain et les jours suivants, je crus remarquer chez cette bouffonne — car elle n’était guère que cela dans la maison — un redoublement d’amabilité et d’égards à mon intention : Zénab se souvenait et elle était reconnaissante. Pour moi, je ne pensais plus à son accident, quand, un soir, après une interminable journée de solitude — toute la famille était allée rendre visite à des parents habitant la banlieue — comme je demandais l’heure à Gull-Baïjass pour la dixième fois peut-être, Zénab, qui me regardait sans rien dire, s’approcha de moi :

— Petite hanem, les heures te semblent longues !… Tu n’as pas lu dans tes gros livres, ce soir ; je parie que tu es malade ?…

Je dus avouer que j’avais mal à la tête.

— C’est parce que le bey ne t’a pas écrit… Ne te tourmente pas ; demain, le seigneur t’enverra une bonne lettre ; mais moi, ce soir, je veux te distraire.

Tout de suite, je pensai à la danse et je revis par la pensée toute la scène de l’autre soir.

— Non, non, Zénab, pas de danses, pas de musique ! je suis lasse.

Mais elle, à voix basse, murmura :

— Ce n’est pas ce que tu crois… Non, j’ai à te montrer quelque chose qu’aucune chrétienne avant toi n’a vu ; une chose que tu ignores et qui t’amusera, ma colombe… Seulement, il ne faut pas le dire ici ; sans cela, on me chasserait, et la pauvre Zénab n’aurait plus de gîte.

— C’est donc mal, Zénab, ce que tu me proposes ?…

— Voilà. C’est mal et ce n’est pas mal… ça dépend des idées. Je te mènerai dans une maison où tu ne rencontreras que des personnes très respectables, mais qui seraient fâchées si elles savaient que je leur conduis une dame qui n’est pas Égyptienne. Chaque peuple a ses habitudes, qu’il n’aime pas voir divulguer. Viens, ma sœur, tu ne le regretteras pas…

Que ceux qui jamais ne sentirent l’aiguillon de la curiosité tourmenter leur cervelle, me pardonnent.

Zenab avait dit :

— Je vais te montrer quelque chose, qu’aucune chrétienne avant toi n’a vu…

Je n’avais pas dix-huit ans ! Personne n’était là pour me guider. Une envie terrible me prenait de voir ce spectacle défendu aux profanes ; d’ailleurs, ma fidèle Émilie et Zénab seraient avec moi… Que pouvais-je craindre ? J’acceptai de revêtir la habara et nous partîmes.

— Surtout parle très peu, me souffla Zénab, je te présenterai comme une dame persane descendue chez ma maîtresse. Je dirai que tu ne sais pas très bien l’arabe.

… Ainsi, cette fille stupide trouvait cependant des subterfuges surprenants pour l’accomplissement de ses volontés.

Nous partîmes en voiture et, en quelques minutes, le cocher nous déposa dans le quartier même de Darb-el-Gamamiz devant une maison d’apparence fort honnête. Deux grands eunuques surveillaient la porte.

Nous franchîmes le patio. Zénab souleva la lourde portière qui masquait l’entrée du harem, en personne habituée, pour laquelle les lieux n’avaient plus aucun mystère.

Nous parvînmes au premier étage. Tout de suite les sons de l’habituel orchestre arrivèrent jusqu’à moi. Noune, houd, darrabouck faisaient rage de compagnie. De temps à autre, des voix féminines accompagnaient l’air sur un timbre suraigu. Je n’eus pas trop le temps de me demander où j’étais, ni si cette musique entendue était une musique de fête. Une femme entre deux âges, la face outrageusement peinte, les cheveux passés au henné couleur de sang, les yeux démesurément agrandis de kohl, venait vers nous, dans un balancement des hanches et des cuisses qui lui donnait la démarche peu gracieuse d’une oie.

— Qui est cette hanem, Zénab ?… Est-ce pour une leçon ?

Zénab, dans la crainte que je ne répondisse trop vite, se hâta de dire :

— Oui et non, madame… C’est une jeune Persane qui veut voir les leçons des autres pour essayer de faire une école comme la vôtre dans son pays.

— C’est un talari, alors, Zénab !…

Je m’exécutai et donnai un écu, de plus en plus intriguée… Mais Émilie me tirait vers elle, par un pan de ma habara !…

— Pour l’amour du Ciel, madame, allons-nous-en !… Cette femme est folle de nous avoir amenées ici !… Madame sûrement ne se rend pas compte… ce n’est pas la place de madame… Je ne voudrais pas que madame me reprochât ensuite de l’avoir laissée même une heure dans cette maison.

Émilie, moins naïve que moi, se figurait des choses épouvantables. Une apparition inattendue commença de me donner confiance et rassura ma pauvre camériste affolée.

Par la porte que Zénab venait d’ouvrir devant nous, Sett-Seddia, une cigarette aux lèvres, sa Noune posée sur ses genoux, causait tranquillement avec une femme, modestement mise, à côté de six autres personnes, toutes fort correctes et plutôt mûres. Seddia la première nous aperçut :

— Comment êtes-vous ici, madame ?…

Elle paraissait plus ennuyée que choquée.

Mais déjà Émilie, perdant toute notion de respect, dans l’ardent désir qu’elle avait de m’emmener de cette maison, l’interpellait :

— Madame Seddia, je vous en prie, dites-nous où cette folle de Zénab nous a conduites ?… Bien sûr, ce n’est pas ici la place d’une jeune dame comme ma maîtresse…

Seddia sourit. L’agitation de ma pauvre Émilie l’amusait.

— Mais, ma bonne, vous êtes dans un lieu très convenable. La hanem qui vous a reçues est professeur de musique et de danse, c’est l’heure de la leçon et je suis moi-même chargée de l’accompagnement. Allez-donc vous asseoir là-bas, dans cette pièce. Vous verrez les danses… Surtout rassurez-vous ; « madame » (et elle me désignait) ne court aucun danger…

Émilie obéit, sans cependant se montrer ni très satisfaite, ni très tranquille.

Alors, à mon tour, j’interrogeai Seddia. Je pensais bien qu’on ne donne pas de leçons après neuf heures du soir, surtout en Égypte.

— Voyons, Seddia, soyez au moins franche avec moi…

Notre compatriote parut embarrassée, mais tout de suite la légèreté naturelle de sa petite âme Montmartroise prit le dessus ; elle déclara :

— Ma foi, tant pis ! (Elle prononçait tant pire !) Je n’aurais pas voulu parler, mais, puisque vous y êtes, il faut bien que je vous explique… Ne vous hâtez pas de blâmer les femmes qui vous entourent. C’est ici la leçon d’amour !

— La leçon d’amour ?…[36]

[36] Tout ce qui va suivre et qui fut rigoureusement vrai il ya vingt ans n’existe plus aujourd’hui. La jeune fille égyptienne actuelle se rapproche de plus en plus de ses sœurs européennes.

— Mon Dieu, oui !… Et cela n’a rien que de très respectable en soi, étant données les mœurs du pays. Vous n’ignorez pas que les hommes se marient presque toujours en Égypte avec des femmes qu’ils ne connaissent qu’à l’heure suprême où, mariés et maîtres de leurs épouses, ils ont le droit de soulever le voile nuptial et de voir pour la première fois les traits de leur fiancée.

« Bien entendu, l’amour tel que nous le comprenons en Europe ne saurait exister dans des conditions pareilles. Bien plus, les hommes auxquels leur religion permet quatre femmes légitimes « à la fois » et en nombre illimité, pourvu qu’elles se succèdent par le divorce, sans compter autant d’esclaves qu’ils peuvent en nourrir, sont forcément difficiles sur la marchandise… Les esclaves abyssiniennes ont, paraît-il, d’extraordinaires qualités au point de vue de la volupté… Les esclaves blanches savent toutes les ruses qui prennent les hommes… Jusqu’aux joyeuses négresses, dont les formes rebondies, la belle santé et la bonne humeur les retiennent parfois des années pris à leurs charmes couleur de suie !… Alors, dans ce triple péril, que voulez-vous que fasse la pauvre petite vierge égyptienne, qui, en fait d’hommes, n’a jamais connu que son père qu’elle redoute et ses frères qui la méprisent… Il faudrait qu’elle soit plus belle qu’une houri, ou plus rouée qu’une courtisane pour pouvoir sans désavantage essayer la lutte. Elle n’est plus qu’un triste moule à enfants. Et si la nature l’a faite stérile, ou si la vieillesse vient trop tôt, elle ne tarde pas à se voir reléguée à la dernière place dans sa maison, à moins qu’on ne l’en chasse tout de suite, sur les conseils d’une rivale ambitieuse.

« Les mères qui, durant des siècles, ont souffert de ces choses sans oser se plaindre, ont enfin fini par trouver le moyen d’y porter remède.

« Il y a quelques années, une très belle fille, qui jadis avait fait métier de ses sourires, épousa un bey et demeura veuve avec quatre filles, presque sans fortune. Cette femme, qui de l’amour oriental n’ignorait aucun secret, se dit qu’il serait profondément regrettable, de ne point initier ses enfants aux façons qui lui avaient jadis si bien réussi auprès des hommes qui la convoitaient. Seulement, au lieu de les faire savantes pour le public, elle s’appliqua à les élever en vue de leur bonheur personnel, qui ne pouvait dépendre, pensait-elle, que du bonheur de leur mari. Elle enseigna à ses filles les pratiques qui plaisent aux hommes et les sortilèges qui les attachent. Cette courtisane ne manqua pas d’avoir des imitatrices, quand on sut que ses quatre filles étaient heureuses en ménage, on supposa que les leçons maternelles n’étaient point étrangères à leur félicité domestique. L’école d’amour était créée.

« Ici, l’on enseigne les divers arts d’agrément que les époux recherchent dans la jeune fille qui sera leur femme ; danses, musiques, chansons… Le massage, bien entendu, occupe la première place, toute bonne musulmane devant masser son mari et réveiller par de savantes frictions ses facultés endormies.

« Mais ce n’est pas tout, et je ne sais comment vous dire le reste, sans vous choquer… D’ailleurs, vous allez voir et vous pourrez vous rendre compte par vous-même… Tout cela s’exécute dans une intention fort honorable et ce complément d’éducation fait partie des qualités domestiques qu’une bonne mère doit enseigner à sa fille, avant de la donner à l’époux. »

Non, Seddia n’avait pas menti, pas même exagéré… Tout ce que je vis dépassait de beaucoup les pires suppositions que mon cerveau de très jeune Européenne avait pu me suggérer… Et j’étais, je pense, plus ignorante que la plus ignorante des élèves qui s’exercèrent paisiblement devant moi.

De même que l’on voit au Conservatoire des enfants de quinze ans, s’essayer à reproduire le masque tragique, les gestes passionnés et la voix profonde des Phèdre et des Agrippine, en délicieux perroquets seulement désireux d’imiter la manière du professeur, mais incapables de ressentir le quart des sentiments qu’ils paraissent exprimer, ainsi se mouvaient et agissaient les petites vierges égyptiennes.

L’une après l’autre, elles arrivaient le front timide, la démarche incertaine, devant le divan où s’étalait la comparse représentant le mari (sic). C’était alors de part et d’autre une mimique intraduisible, que, seule, la plume terrible d’un Tacite ou d’un Suétone pourrait expliquer sans détours.

On enseignait à ces fillettes à se dépouiller de leurs vêtements, à mimer les danses les plus lascives en gardant sur leurs lèvres d’enfant le même sourire de courtisane, en mettant dans leurs yeux clairs d’innocentes, le regard canaille du professeur… Celle-ci s’agitait terriblement, redressant un bras, pliant une jambe, faisant pencher davantage une tête rebelle ; elle allait de l’une à l’autre, prodiguant à la fois conseils et remontrances. Et les gestes ne suffisaient point. Il fallait encore apprendre les paroles fatidiques, qui provoquent les désirs des hommes, la résistance qui les attise et les petits cris qui les contentent. Les soupirs étaient réglés comme les actions…

L’enfant devait témoigner à certaine minute, une exaltation dont très probablement elle devait toujours ignorer la cause ; car, contrairement aux récits mensongers qui circulent sur les femmes musulmanes, les Égyptiennes sont immuablement frigides, pour des raisons physiologiques qui ne trouveraient point leur place ici. Cela tient encore à la façon dont les maris se comportent avec elles. Bien peu demandent à leurs compagnes autre chose que de la soumission dans l’accomplissement de leur plaisir. Il s’agit seulement qu’elles sachent feindre… La grimace de l’amour leur suffit. Il faut surtout qu’elles les servent en esclaves complaisantes, tel mari fellah — même millionnaire — exige de sa jeune épouse, le soir des noces, qu’elle le déchausse et le déshabille. Au matin, il la réveille brutalement et se fait servir ; car, pense-t-il : c’est le premier jour qu’un homme avisé dresse sa jument et sa femme !

Tout autres, il est vrai, sont les habitudes turques.

La Turque de race libre se repose sur les esclaves de tous ses devoirs de maîtresse de maison, y compris les soins physiques de l’époux. Elle consent bien à lui appartenir, mais non point à provoquer ses faveurs, ni à subir ses tyranniques exigences. Et les belles filles de Stamboul, qui deviennent les femmes d’hommes égyptiens, vengent cruellement les épouses égyptiennes en intervertissant complètement les rôles des conjoints dans le mariage… Les fils du Nil paient fort cher l’honneur, souvent bien illusoire, d’avoir une Turque dans leur maison…

La leçon d’amour s’adressait donc uniquement à des jeunes filles égyptiennes. Le plus curieux, c’est que les mères réunies en cercle regardaient ces choses avec le même œil confiant que des mères françaises eussent contemplé les jeux de leurs petits sur le sable d’une plage, ou dans les allées d’un paisible jardin. De loin en loin, l’une d’elles approuvait à haute voix ou corrigeait d’un mot la défaillance d’une attitude, ou la fausseté de ton d’une phrase d’amour mal prononcée, et c’était tout.

Accroupies en rond sur des chiltas, elles fumaient toutes comme des Cosaques et jacassaient comme des pies ; à tel point que la mahaléma (professeur féminin) devait parfois interrompre d’un terrible « Hoss ! (silence !) Mesdames, on ne s’entend plus ».

Sett-Seddia, impassible, pinçait les cordes de son bizarre instrument, et, quand elle s’arrêtait, les doigtiers de métal fixés sur ses ongles, lui donnaient un faux air de danseuse cambodgienne. Je ne pus m’empêcher de lui faire part de l’étonnement que j’éprouvais, à la voir, elle Française et catholique, prêter son concours à de pareils jeux…

Elle me regarda et je vis passer dans ses yeux tristes la petite buée, voile de larmes mal retenues, que je connaissais bien pour l’avoir observée maintes fois chez cette femme, à l’heure de ses pires turpitudes…

— Que voulez-vous ? me dit-elle. Il faut manger !… Ils m’ont à présent si bien pétrie à leur manière que je ne souffre même plus de l’extravagance qui m’entoure… Je suis une véritable musulmane !…

Oh ! le rire amer qui ponctua cette phrase !… Vous dûtes le retrouver, ce rire, pauvre Seddia, à l’heure terrible où le choléra, un peu plus tard, vous livrait à cette mort lamentable qui devait vous enlever en pleine santé, en pleine jeunesse. Au moment de franchir la suprême étape, en voyant penchés sur vous les visages des amies égyptiennes qui assistaient votre si courte agonie et, prévoyant qu’elles seules à présent allaient vous ensevelir, vous dîtes sans doute de ce même ton et avec ce même sourire désabusé :

— Je suis une bonne musulmane !

Dernier mensonge, dernière aumône à ces cœurs simples, qui souhaitaient à votre âme les douceurs matérielles et palpables de leur paradis !…

Quand j’appris à Azma notre escapade, en lui faisant promettre de ne point punir Zénab — mais ne voulant pas cependant qu’elle pût connaître par d’autres ma présence dans cette maison — je fus surprise de ne pas la voir fâchée.

— Évidemment, me dit-elle, ce n’est pas très convenable que tu sois allée là-bas. Mais, puisque cela t’amuse d’étudier les mœurs locales, tu as plus appris chez cette femme, en ces quelques heures, que dans une année. Seulement il faut bien que tu saches que les grandes familles flétrissent ces usages ; jamais une Turque ou même une Égyptienne alliée à des Turcs, ne conduira sa fille dans cette maison.

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