Au cœur du Harem
XX
Nous étions parvenues, tout en causant, jusqu’à une vaste chambre dont la porte était entr’ouverte. Une voix très douce nous dit :
— Tffadal !…
La propriétaire de cette chambre nous souriait. Nous entrâmes. Sta-Abouha tout bas m’avait dit :
— C’est une ancienne esclave albanaise que le feu maître, père du prince a aimée. Comme elle n’a pas d’enfants, elle n’était rien ici ; alors, la princesse en a eu pitié, et l’a gardée quand même. Elle est très bonne et très pieuse, tout le monde l’aime ici.
Dans le fond de la pièce, la calfa était assise sur les chiltas recouverts de soie écarlate. Elle fumait tranquillement une longue pipe de terre brune, comme on n’en voit plus guère aujourd’hui. C’était une femme de soixante ans environ. Ses cheveux, teints au henné, lui composaient un masque étrange, leur couleur rouge jurait terriblement avec la pauvre face exsangue, les traits émaciés et la bouche édentée de notre hôtesse. Sa seule beauté était demeurée en ses yeux. Des yeux d’un bleu sombre, aux larges pupilles, aux lourdes paupières ; des yeux de tendresse, d’intelligence et de passion, dont le sel des larmes n’avait pu détruire la voluptueuse langueur.
Cette femme avait pu espérer être princesse. Le caprice d’un soir l’avait retirée de l’humble troupeau d’ignominie et voici qu’une autre, moins aimée pourtant, avait pu donner au maître ce fils que ses entrailles à elle n’avaient point conçu. L’autre avait pris sa place et maintenant, le pacha mort, la délaissée ne devait qu’à la magnanimité de sa rivale de n’être pas jetée à la rue et de pouvoir achever de mourir paisiblement dans ce coin du palais, elle qui avait rêvé d’y commander en maîtresse souveraine…
Quelle chute lamentable, pour cette pauvre âme d’esclave orgueilleuse, ravalée au rang des plus humbles de ses compagnes !… Elle se consolait en élevant une délicieuse fillette, que la princesse lui avait permis d’adopter. L’enfant avait maintenant douze ou treize ans… Elle était blonde, de ce blond spécial aux Turques, qui donne à la chevelure des tons de blé mûr. Ses yeux bleus s’ouvraient, limpides, à la vie qu’elle croyait bonne, n’en ayant connu que les contentements, résumés pour elle en cette chambre où son petit lit se dressait contre le grand lit de la calfa qui l’aimait… Au moment où je la vis, elle épelait sagement dans le livre que tenait un vieillard magnifique, à la barbe argentée, au front de pur ivoire, vêtu d’une robe somptueuse, coiffé d’un turban couleur de neige, et qu’on me dit être le Hodja[29].
[29] Professeur de Coran.
Le tableau était d’une apaisante douceur. Ces trois êtres, la femme, le vieillard, la toute jeune fille, représentaient une page admirable de l’antique vie orientale. La résignation, la sagesse, l’espoir, se lisaient sur les visages des personnages réunis dans cette pièce, si différents cependant, par le rôle qu’ils devaient sans doute jouer dans le vaste monde, mais semblables par la foi, cette foi musulmane qui nivelle à sa guise toutes les races, toutes les classes et toutes les volontés. Et de les voir ainsi, si loin de moi-même et de la terre entière, en ce palais d’un autre âge, le vieillard et l’enfant penchés du même geste pieux, sur le livre du prophète, la calfa écoutant de son air grave les versets connus, je me crus tout à coup transportée bien loin de la société actuelle, remontant les âges dans ce monde musulman où rien ne change, jusqu’aux époques fabuleuses de son immense grandeur.
Ce fut Sta-Abouha qui, de son rire d’oiselle, rompit le charme. Familière comme un moineau, elle vint tendre au vieillard sa petite main fraîche.
— Bonjour, père !…
Le Hodja effleura cette main de ses doigts pâles.
— Bonjour, petite !
Ils s’entretinrent ensemble un moment…
— C’est lui notre maître à toutes ici ; il m’a appris à lire, me dit la pétulante fellaha, très fière de son mince bagage d’érudition.
Mais le vieillard l’interrompit avec un sourire malicieux :
— Si je n’avais pas eu d’élèves plus attentives, Sta-Abouha, il y a longtemps que j’aurais renoncé à rien apprendre à personne…
Et comme la petite faisait mine de bouder, il ajouta tendrement :
— Ne te tourmente pas, enfant. Les oiseaux du ciel ne savent pas lire dans les livres, mais leurs chansons réjouissent pourtant le cœur des hommes. Allah ne t’a pas créée pour le travail ; contente-toi d’être un passereau joyeux, en attendant de devenir une bonne épouse et une tendre mère. A chacun sa tâche, ma fille !…
Il avait passé sa longue main fine dans les cheveux crépus de ma petite amie, qui s’était assise à ses pieds et il me parut ainsi plus patriarcal encore, plus grand et plus beau dans ce simple geste paternel. Mais déjà Sta-Abouha lui parlait de moi, lui racontait mon histoire, qui lui semblait tout à fait extraordinaire. Le vieillard me regarda.
— Tu as quitté ton pays, ta famille pour suivre notre fils Sélim ?… C’est bien cela !… Puisse Dieu t’éclairer et te donner le désir de devenir musulmane !…
Puis, comme un peu honteux de ce souhait, parti malgré lui du fond de son cœur de croyant, il jugea poli d’ajouter :
— Ça ne fait rien, ma fille, il y a aussi de bonnes gens chez les chrétiens, que le Seigneur te garde du mal !…
Il fallut accepter le café que, sur l’ordre de la calfa, la fillette avait préparé. Comme je faisais compliment à la vieille esclave de la beauté de sa protégée, elle eut un sourire de triomphe.
— C’est qu’elle est à moi, cette enfant !… C’est ma hératleck, et je l’aime comme le propre fruit de mes entrailles. Qu’Allah lui donne une bonne chance dans la vie…
Sta-Abouha, pensant que je ne comprenais pas très bien, m’expliqua aussitôt ce que signifiait ce mot de hératleck complètement nouveau pour moi.
Quand une femme esclave ou libre veut adopter un enfant, elle n’a besoin d’aucune autre autorisation que de celle de ses maîtres, si elle est esclave ; mariée elle dispose de ses biens et n’a pas de comptes à rendre à l’époux qui, de son côté, peut créer ou prendre tel enfant qui lui plaît, sans même en avertir son épouse. Mais chez la femme, pour que l’adoption soit complète, il faut qu’en présence de plusieurs personnes, elle revête une robe très ample et largement fendue sur le devant. Prenant alors le petit être qu’elle veut rendre sien, elle le fait passer par l’échancrure du corsage et une matrone, agenouillée à ses pieds, le reçoit dans ses mains. La mère adoptive prononce ces mots :
— Enfant, je te fais mien !…
Et la sage-femme le recevant, l’élève dans ses bras et le présente en disant :
— Voici le fils ou la fille d’une telle ! (sic).
Cet enfant est désormais l’hératleck de celle qui l’a adoptée.
En quittant la pièce où nous avions été si bien reçues, nous fîmes encore la visite de plusieurs autres. Quelques femmes se trouvaient seules dans leur chambre, priant ou cousant. D’autres — et c’était le plus grand nombre, — avaient auprès d’elles leur chaïader (petites esclaves que l’on confie aux calfas pour les instruire des devoirs de leur charge future). La calfa exerce un droit absolu sur sa chaïader.
Quand la différence d’âge n’est pas trop grande, il se forme parfois des amitiés d’une terrible violence. Sta-Abouha m’a dit l’aventure d’une fillette de quinze ans qui avait tenté de se laisser mourir de faim, parce que l’on mariait sa calfa… Il fallut que celle-ci obtînt du palais la permission de l’emmener avec elle dans son ménage. Plus tard, le mari, jaloux de la tendresse passionnée qui liait cette enfant à sa femme, maria la pauvre chaïader à un de ses domestiques, et renvoya le couple à la campagne.
Sta-Abouha ne sut pas me dire ce qu’il était devenu, mais elle pensait que la pauvre petite s’était soumise et devait faire souche de jeunes Égyptiens, là-bas, dans quelque coin du Béhera ou de Garbieh.
Comme dans la maison du sultan de Stamboul, le palais contenait de multiples fonctionnaires, recrutées parmi les esclaves blanches. Il y avait une gardienne des trésors, une maîtresse des vêtements, une autre préposée aux vivres, une autre aux boissons, une pour le café, une pour les sirops, une autre encore pour les parfums ; tout un escadron de jolies filles pour la table et le massage. Et là-dedans n’étaient point comprises les chanteuses, les danseuses et les musiciennes.
Les bourgeois pouvaient, à leur guise, faire venir dans leurs maisons les almées ou gawazi[30] mercenaires ; au palais, cette liberté n’était point permise. Un prince devait pouvoir trouver chez lui, et à toute heure de jour ou de nuit, l’attraction souhaitée ou le plaisir demandé.
[30] Le véritable sens du mot almée serait « savante » mais il est devenu synonyme de danseuse ainsi que gawazi qui désigne aujourd’hui les chanteuses alors que le mot gawazi veut dire « bohémienne ».
C’est ainsi qu’aux fêtes du Baïram, suivant le grand jeûne du mois sacré, l’orchestre de femmes se faisait entendre, le jour pour les visiteuses, et la nuit pour le prince. Rien de plus étrange que la vue de cet orchestre, véritable tableau d’opérette.
Que l’on se figure une cinquantaine de jeunes femmes, toutes jolies, mais aux formes particulièrement opulentes, revêtues de costumes militaires, qu’elles remplissaient d’une inquiétante façon. Sur leurs têtes aux cheveux relevés en chignons, un tarbouche à glands d’or, posé sur l’oreille, leur donnaient un faux air de débardeurs en délire. Que dire de la culotte, si collante qu’il semblait impossible de la voir résister jusqu’à la fin du premier morceau !… Sur une estrade, cet orchestre, invraisemblable dans sa perverse ambiguïté, charmait l’auditoire par l’exécution de fantaisies tirées des principaux opéras d’Auber et de Verdi.
Dans le milieu de la salle, une colossale corbeille de fleurs et de fruits était dressée pour le plaisir des yeux et la gourmandise des jolies bouches. Les visiteuses, en passant, prenaient un fruit, cueillaient une fleur et allaient ensuite s’asseoir autour des musiciennes, qu’elles écoutaient en fumant d’innombrables cigarettes et en dégustant de nombreuses tasses de moka. Tandis que dans les pièces basses du palais les négresses se livraient aux danses sauvages de leur pays d’origine, en croquant des pistaches et en buvant tous les fonds de verres de limonade ou de sirops venus des salons.
— C’était une belle époque ! soupirait Sta-Abouha. A présent, voyez-vous, tout cela coûte trop d’argent. On diminue un peu, chaque année, le nombre des esclaves et la somme des frais. Que n’êtes-vous venue du temps de l’ex-khédive Ismaïl ?… Ah ! les beaux jours, les splendides fêtes !…
Et ma petite compagne, dans l’enthousiasme de ses souvenirs d’enfance revenus, me montrait les arbres du jardin où nous arrivions.
— Savez-vous ?… je pense que les arbres, la terre, le Nil, tout ce qui nous entoure se souvient et regrette…
— Quoi donc, Sta-Abouha ?…
— Tout ! C’est tellement difficile à dire et cela n’est pas pour me faire valoir à vos yeux, chère étrangère innocente ; vous ne pouvez conprendre encore l’âme orientale. Quand vous la connaîtrez, les choses dont je parle n’existeront plus.
Et, comme je la pressais d’être plus explicite, soudain, elle redevint la créature primesautière et charmante que je commençais à aimer et dont la grâce pimentée m’effrayait et me ravissait à la fois.
— L’Égypte d’à présent, qu’est-ce que c’est ?… En vérité, ce n’est rien !… On est moins battu, sans doute, et le Nil roule moins de cadavres dans ses eaux grises ; le cimetière, aussi, reçoit moins de morts tombés subitement, sans cause apparente. Aujourd’hui, on meurt presque toujours d’une maladie, et l’on assure qu’il y a des juges, dans tous les pays, qui rendent vraiment la justice, sans prendre de backchiches. Je ne sais pas, moi !… On dit même que l’esclavage va être complètement interdit. Eh bien ! si cela est vrai, c’est la fin de la race, la fin de nos grandeurs, la fin de tout !… Ces maîtres, que nous servons et que nous haïssons, nous ne saurions vivre sans eux… C’est l’abondance de leur superflu qui fait notre aisance, car ils ont cela de grand qui leur fait pardonner bien des faiblesses : ils savent encore être généreux !… Si nous existons, si nous connaissons quelques-unes des joies de la terre, nous, les humbles, c’est leur gaspillage qui en est la cause, et les miettes de leurs tables sont assez abondantes pour que toute la faim du pays soit rassasiée. Nous ne savons pas travailler. Nos mères ne nous ont appris à rien faire. Chez nous, on mourrait de faim sans l’aide des grandes maisons. Chez les maîtres, nous trouvons, avec le gîte, le vivre, les vêtements et quelquefois l’amour !… que nous n’aurions jamais connu sans cela, car nos maris nous prennent comme des brutes, et la femme n’est guère, pour eux, qu’un objet de rendement ou un animal de reproduction. Ils veulent beaucoup de femmes pour avoir beaucoup d’enfants qui, en grandissant, travailleront la terre avec eux et leur éviteront ainsi l’emploi des bras mercenaires. Les épouses vieillissantes deviennent aussi des bêtes de somme, qui peinent et triment jusqu’au dernier souffle sans rien demander qu’un peu de pain… Au palais, le plaisir d’une nuit peut faire de nous la mère respectée de petits princes, dont la venue changera pour toujours notre destinée. Esclave aujourd’hui, grande dame demain, qui pourrait hésiter devant l’émerveillement d’une telle espérance ?
Nous étions arrivées au détour de l’allée, jusqu’au bord du fleuve. Le soir tombait. Sta-Abouha, subitement, s’était tue, gagnée peut-être par la douceur profonde de l’heure présente. Derrière nous, le palais dressait sa haute structure. Les murs, badigeonnés d’un rose pâli, semblaient se fondre avec la teinte des nuages qui descendaient du Mokatam jusqu’à nous.
Les arbres, aux feuillages sombres, abritaient des milliers d’oiseaux dont le babil emplissait l’espace. Les frangipaniers, les héliotropes, les fohls, les roses, toutes les autres fleurs innombrables en ce jardin, exhalaient, à l’approche de la nuit, un parfum si pénétrant, que l’air en était comme saturé ; il semblait, par instant, que l’on dût défaillir sous leurs multiples essences. Devant nous, c’était le Nil, le fleuve roi aux eaux lourdes, qui virent passer tant de monarques, tant de conquérants et tant de vaincus, dont les corps glacés allaient se perdre, achever de pourrir sur le lit sablonneux, et ce lit ne les rendait jamais plus.
De l’autre côté, c’était la route de Guizeh, conduisant alors aux Pyramides que l’on voyait se dessiner, ombres gigantesques, triangulaires et fines, dans les vapeurs roses du couchant. Vues de cette place, leur masse colossale n’était plus qu’un double cône. La troisième pyramide, celle de Mycérinus, à peine visible. Derrière nous, sur la hauteur, la citadelle dressait sa façade et ses minarets montant comme deux longues aiguilles dans le ciel clair. Là-bas, vers le nord, la chaîne Lybique se confondait avec les nuages couleur de hyacinthe.
Sur le Nil, les grandes barques glissaient doucement, leurs voiles latines gonflées sous la forte poussée de la brise.
Une petite flûte égrenait ses notes dans les roseaux ; des buffles passèrent devant nous, chargés de faix d’herbes. Un enfant mince, brun et nu, les conduisait.
C’était l’Égypte ! toute l’Égypte ! paisible et triste dans sa tranquille beauté ; l’Égypte de toujours, l’Égypte qu’avaient connue, avant notre époque, les pères et les aïeux de ceux-ci. L’Égypte immuable et convoitée des Hycsos, des Pharaons, des Ptolémées et des Césars ; l’Égypte éternelle, au sein fécond, que Bonaparte trouva telle que l’avait laissée Cambyse et qui nous paraît à peine changée, à nous-mêmes, sitôt que nous franchissons l’enceinte des grandes cités.
— Notre pays est beau ! dit Sta-Abouha gravement.
— Très beau ! petite Sta-Abouha.