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Au cœur du Harem

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II

Je fus bien surprise, quelques instants plus tard, quand débarrassés enfin des formalités de la douane, arrivés à l’hôtel et reposés par une première toilette sérieuse en terre ferme, nous nous retrouvâmes dans notre chambre d’hôtel, mon mari et moi… Il avait repris sa bonne figure souriante, je retrouvais mon ami de toujours. Ainsi, en ce pays d’antithèse, les plus fortes colères ne sont guère qu’en surface. On crie, on tape pour se faire respecter et se mettre à l’unisson, et telles gens qui nous semblent au paroxysme de la fureur et se traitent de chiens, de voleurs, d’assassins et de fils de teigneux (sic), s’embrasseront en riant aux éclats quelques minutes après, ou se tapoteront l’épaule amicalement pendant dix minutes, en se faisant des protestations de tendresse.

Mon étonnement d’ailleurs commençait…

Tandis que, dans la chambre, je faisais connaissance avec les grands lits de fer à colonne peints en couleur voyante, vert, bleu, rouge, les divans trop hauts pour être confortables, recouverts de cotonnade garnie de dentelles au crochet, les moustiquaires de tulle relevés par de larges rubans, la rue m’attirait aussi, par les mille choses nouvelles que j’y devinais.

Notre hôtel était situé dans une rue très couleur locale et bien faite pour me donner, du premier coup, une idée précise du pays où j’abordais.

Quand, après tant d’années écoulées, je cherche à rassembler mes souvenirs de ce matin d’arrivée, deux choses surtout surgissent de ma mémoire : le bruit persistant des soucoupes de cuivre qu’agitait sous les fenêtres un marchand d’arghissouss[2] et le son d’un orgue de barbarie jouant le Miserere du Trouvère

[2] Jus de réglisse glacé, qui se vend dans des cruches de grès.

A cela vient se joindre le souvenir de deux odeurs bien différentes pourtant. Le parfum troublant des guirlandes de Fohls[3] (les premières que je voyais) que présentait une marchande indigène, aux nombreux passants de cette petite rue et un arome violent de marée, provenant d’un étalage de coquillages tout proche. Les jours pourront passer, je deviendrai peut-être une très vieille femme, dont le cerveau peu à peu perdra la mémoire des heures de sa jeunesse, mais le spectacle de ce matin ne s’effacera point ; et de ces sons et de ces odeurs que j’ai gardés si présents, je conserverai jusqu’au dernier souffle, la note et la senteur, car ils furent l’impression première de ma nouvelle existence, et résument pour moi les sensations de mon premier matin d’exil.

[3] Sorte de gardenias à fleurs petites et très parfumées.

Le marchand d’arghissouss montrait une belle face bronzée, dont les traits semblaient taillés dans quelque matière antique, par un artiste du vieux passé grec. Il riait d’aise dans sa barbe noire et sa bouche en s’ouvrant découvrait des dents voraces, d’une admirable blancheur. Ses reins étaient ceints d’une vaste écharpe, rayée de couleurs vives où le rouge et le jaune dominaient, et son turban, posé très en arrière, laissait voir un front où la sueur perlait. Il portait une longue robe blanche, des babouches jaunes et des bracelets de laine. Un large anneau d’argent pendait à son oreille droite. Et il tenait haut sa cruche de grès, dont le goulot laissait échapper un gros morceau de glace et des feuilles d’oranger…

La marchande de Fohls pouvait avoir mon âge, dix-sept ans… Elle me sembla très mince, très brune ; sur son corps de toute jeune femme la galabieh moulait des formes pures, une gorge dure, des hanches souples, des jambes fuselées, dont chaque mouvement était une grâce. Sur sa poitrine à demi nue ; d’innombrables guirlandes de fleurs formaient collier, et faisaient à cette créature charmante, une atmosphère embaumée qu’elle traînait après elle comme un voile enivrant, dont les passants se grisaient. Elle avait d’étranges yeux, lourds de passion, la bouche un peu grande, un profil de chèvre sauvage, et ses courts cheveux bruns s’envolaient en frisons raides, sur ses tempes et sur son cou. Un balancement rythmique agitait sa taille à chaque geste de ses bras, qu’elle tenait élevés, les mains chargées de fleurs qu’elle présentait, en chantonnant :

— Fohl gamyl ! (les jolies Fohls !)

La marchande de coquillages se reposait juste sous les fenêtres de mon hôtel… Énorme matrone, croulante de graisse, vautrée sur le trottoir, un bras négligemment jeté sur sa marchandise, elle dormait lourdement en attendant la pratique. Elle avait la bouche ouverte, et de ma fenêtre assez basse, je pouvais distinguer le chapelet de mouches glissant autour de ses paupières et aux commissures de ses lèvres.

La journée se passa à visiter les rares curiosités de la ville. Alexandrie n’offre qu’un intérêt très médiocre au point de vue de ses monuments ; le plus grand reproche qu’on puisse faire à cette ville, c’est de n’avoir aucun cachet personnel.

Trop de peuples la conquirent, trop de gens divers l’habitèrent ; elle n’est plus qu’un port sans beauté, où se coudoient toutes les races, où se parlent tous les idiomes, où surtout dominent l’Italien et le Grec mâtinés d’oriental, n’ayant plus gardé de la patrie d’origine, que le mercantilisme et la souplesse.

Les femmes pourtant y sont belles. Je parle des femmes de la société, essentiellement cosmopolite d’ailleurs, mais formant un bouquet de fleurs vivantes, du plus séduisant aspect, pour les yeux surpris du voyageur. Extrêmement élégantes, très coquettes, elles savent mieux qu’aucune, imposer les modes outrancières de nos grands couturiers parisiens. Et tandis que les maris occupés pour la plupart à parfaire ou à ruiner le budget du ménage dans un téméraire coup de bourse, les laissent libres de leurs journées, elles passent charmantes et parées dans les calèches somptueuses[4], étalant sous le clair soleil d’Égypte leurs grâces d’idoles et leur beauté de statues.

[4] Des superbes attelages d’alors il ne restera bientôt plus en Égypte que le souvenir, car déjà les grandes dames Musulmanes ont donné l’exemple, et l’auto remplace partout la voiture démodée.

La plage élégante de Ramleh et la plage familiale du Mex n’existaient pas encore. On n’avait pas non plus demandé aux archéologues les secrets de Kom-el-Chougafa et la basilique de Saint-Théonas gardait son mystère…

Pour l’instant, le touriste, avide de choses nouvelles, devait se contenter de la visite traditionnelle à la colonne de Pompée et aux catacombes.

La colonne de Pompée, faussement attribuée au tribun, faisait autrefois partie intégrante du Sérapéum, d’origine bien plus ancienne. Le Sérapéum ou Temple de Sérapis, élevé par Ptolémée Soter, dans l’acropole de Rhacotis et sur l’éminence aujourd’hui très diminuée qui porte la grande colonne, était un édifice auquel on parvenait par cent degrés de marbre. Selon la description du rhéteur Aphtonius, qui vit le Sérapéum au IIIe siècle de notre ère, la colonne monolithe était alors située au milieu d’une cour entourée de portiques et de salles renfermant des livres. C’est qu’en effet, vers l’an 140 avant Jésus-Christ, sous le règne d’Évergète II, la bibliothèque du Muséum ou bibliothèque mère, s’étant trouvée tout à fait remplie, le Sérapéum lui servit de succursale et renferma une seconde collection, la bibliothèque fille, évaluée au nombre de 300,000 volumes (Nitschlop).

Il ne faut pas oublier qu’Alexandrie fut longtemps la ville lumière de l’ancien Monde. Les goûts délicats, les instincts élevés des premiers Lagides, si grecs de nature et d’habitude, déterminèrent ce grand mouvement qui fit se précipiter vers la cité d’Alexandre tout ce que la société d’alors contenait d’artistes, de rhéteurs et de savants.

Ptolémée Soter, ami et condisciple d’Aristote, et lui-même historien remarquable, apporta le premier à Alexandrie les traditions intellectuelles de la Grèce. Par lui fut fondé le Muséum, qui donna bientôt naissance à la première école d’Alexandrie, appelée divine par les anciens.

Le palais des rois et le Muséum devinrent une agglomération immense d’édifices magnifiques et de jardins qui couvraient près du quart de la superficie totale de la ville, dans cette région aujourd’hui déserte et en partie envahie par la mer, qui s’étend de l’obélisque de Thoutmès III (aiguille de Cléopâtre) au promontoire Lochias.

Il ne faut pas oublier que de cette école d’Alexandrie sortirent les hommes les plus fameux de l’époque gréco-romaine : Théocrite, Apollonius de Rhodes, Lycophron, Philétas de Cos parmi les poètes ; Zénodote, Aristarque, Callimaque, Eratosthène, Hipparque, Apollonius de Perga, Archimède, Euclide, fondateur de la géométrie, Hérophile et Erasistrate qui, les premiers, enseignèrent l’anatomie, Gallien, Démétrius de Phalère ; et enfin beaucoup plus tard, Théon et son admirable fille Hypatie, qui mourut lapidée par la foule, sur le conseil des moines fanatiques, sous le patriarchat de Cyrille.

De toutes ces grandeurs disparues, il ne reste que quelques pierres et la colonne dite de Pompée, autour de laquelle se pressent les tombes effritées d’un cimetière musulman.

Sur l’emplacement des mosaïques multicolores et des superbes dalles de marbre, les sépulcres de terre et de chaux se serrent lamentablement ; là, où croissaient les térébinthes et les chèvrefeuilles, l’aloès pousse ses tiges épineuses, et ce n’est plus que mélancolie et que tristesse en ce lieu sauvage, où seuls le croassement des corbeaux et l’aboiement rauque des chiens troublent le silence.

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