Au cœur du Harem
IX
Mais nos malheurs n’étaient point finis. A peine la fatigue et les émotions de cette journée m’avaient-elles forcée à fermer les yeux, qu’un cri bizarre me fit me dresser épouvantée sur ma couche.
Ce cri ne ressemblait à rien de connu ; c’était d’abord comme une plainte sourde partie à la fois de plusieurs poitrines. Puis cela montait, s’enflait comme un bruit formidable de vagues déferlant sur les galets, et tout se terminait par une sorte de râle atroce, qui s’arrêtait tout à coup, pour reprendre encore… C’était horrible.
Je réveillai mon mari qui, lui, continuait à dormir à poings fermés.
— Qu’est-ce ?…
Il prêta l’oreille.
— Ne crains rien, me dit-il, j’avais oublié de te prévenir ; il y a tout près une mosquée, ce sont les derviches hurleurs.
Ces derviches se livraient à la prière par excellence des sectes fanatiques, au Zickre, sorte d’extase où l’on s’entraîne parfois jusqu’à l’épilepsie, grâce à des sons inarticulés et à des mouvements oscillatoires et désordonnés, jusqu’à extinction de la voix et des forces.
Je ne m’habituai jamais à ce voisinage ; cependant, vers le matin, ma forte jeunesse reprenant ses droits, j’avais enfin trouvé le sommeil, quand un chant inattendu me fit à nouveau bondir hors du lit.
Les esclaves indolentes avaient, sans doute, oublié de baisser les moucharabiehs et, par les fenêtres sans vitres, trois corbeaux étaient entrés et saluaient l’aurore à leur manière, par des appels gutturaux ne rappelant en rien, hélas ! le chant de l’alouette ou du rossignol.
Ces corbeaux gris, à tête noire, très fréquents sur les bords du Nil, infestent les rues et pénètrent audacieusement dans les demeures. Ceux-ci s’étaient installés sur le rebord d’un divan, et semblaient s’y trouver le mieux du monde.
Ma pauvre servante, éveillée depuis longtemps, s’était assise près d’une fenêtre et, d’un geste navré, elle me montra deux autres oiseaux que je ne voyais pas et qui, eux, avaient élu domicile sur un des coins de son moustiquaire.
Bientôt, les bruits de la maison me firent connaître que l’on était debout autour de nous. La première personne qui entra à notre appel fut une négresse. Je la vois encore, après tant d’années… grande, l’œil vif, le nez point trop épaté, et les lèvres point trop grosses ; elle était presque jolie à force d’être saine et gaie. Son corps admirable avait les formes d’un marbre antique et sa démarche était si gracieuse que la vue seule de cette esclave était un plaisir.
— Comment t’appelles-tu ? demanda mon mari.
— Alima, ia Sidi[13].
[13] Alima, mon maître ! (le mot Sidi est aussi employé dans le sens de Monsieur).
Elles étaient deux du même nom : mais, tandis que celle-ci nous sembla la grâce même, l’autre, sitôt qu’elle apparut sur le seuil de notre chambre, mit comme un voile d’horreur autour de nous. Petite, vieille, ridée, la bouche vide de dents, elle était la personnification du monstre, tel qu’on a coutume de le présenter aux imaginations apeurées des enfants et du peuple. Pour ne point confondre ces deux négresses, dans la famille, on appelait la jeune, Alima taouila (la longue) et la vieille, Alima zorayera (la courte) (cela pourrait aussi vouloir dire la jeune).
La maison comptait encore trois autres femmes de couleur. Ache Kiniaze, une affreuse créature dont les traits jaunis, osseux, presque sans nez, offraient une ressemblance très exacte avec les momies conservées au Musée de Boulaq. En vérité, cette femme était l’image de la mort… Vêtue d’un suaire, elle eût suffi à glacer d’effroi tous les membres de la joyeuse réunion. Les deux autres esclaves abyssines avaient nom Ouas-Fénour et Sabri-Gamil. Ouas-Fénour, sans beauté, montrait un corps magnifique et des yeux lumineux. Toute jeune, quinze ans peut-être, elle possédait les formes pleines et magnifiques d’une femme de trente, mais sa taille restait mince et son sourire enfantin. Celle-là m’aima tout de suite et si violemment que je dus plus tard supplier sa maîtresse de l’envoyer au dehors à l’heure de mon départ. Je n’avais pas le courage de voir ses larmes.
La dernière, Sabri-Gamil, demeurait encore une enfant, malgré sa haute taille. Je sus qu’elle n’avait pas treize ans. Elle n’était pas jolie, mais plaisait quand même, par l’agilité de ses gestes menus, par la splendeur étonnante de ses yeux de sauvagesse, par tout un je ne sais quoi de félin et de jamais vu, qui m’enchanta.
Elle était de beaucoup la plus intelligente, la moins franche aussi et la plus paresseuse.
Deux esclaves blanches de race circassienne complétaient la domesticité.
Celles-ci pouvaient avoir chacune de vingt-cinq à trente ans.
Elles avaient peut-être été belles, mais les travaux du ménage, l’humiliation de leur état de servage et la honte d’une stérilité décevante les faisaient vieilles avant l’âge. Tout, dans leur attitude avachie, disait le renoncement et la lassitude.
L’une d’elles, Gull-Baïjass (en turc, rose blanche), était spécialement affectée au service personnel de la maîtresse et de son fils, l’autre, Soffia, s’occupait surtout du maître et surveillait la bonne ordonnance des pièces de la maison.
Un portier (boab) et un porteur d’eau, représentaient à eux deux le personnel mâle. Il faut ajouter à ce nombre l’eunuque, véritable autorité dans toute famille musulmane, plus un chiffre variant de trois à six affranchies, ne quittant pour ainsi dire pas la maison des anciens maîtres, car chez eux seulement elles étaient sûres de trouver constamment le gîte et le couvert abondamment servi sans compter les nombreux cadeaux aux jours de fête. Comme ces affranchies arrivaient toujours accompagnées de leurs enfants et d’une esclave noire, on peut juger du train obligatoire de la maison. Et je ne parle ici que d’une famille de simple bourgeoisie. Chez les grands fonctionnaires et les princes, le budget atteignait celui d’un ministère.
C’est, je pense, au coulage obligatoire dans les ménages indigènes, au personnel illimité dont toute famille à l’aise avait coutume de s’entourer, que l’on doit la ruine presque totale des fortunes égyptiennes. Tout cela a changé et changera encore. La suppression de l’esclavage a porté le premier coup au faste oriental, et les besoins toujours plus nombreux de la société actuelle ne permettent plus un pareil état de choses, mais, il y a vingt ans, une dame de haute naissance, une bourgeoise ayant quelques biens ou seulement la modeste épouse d’un officier ou d’un fonctionnaire connu, serait morte de honte, si elle avait dû se restreindre à deux ou trois domestiques.
La veille, j’avais pu, sous le prétexte des fatigues du voyage, me contenter d’un œuf et d’un peu de lait, servis sur un petit guéridon, devant mon divan. Aujourd’hui, il fallait, pour éviter de me montrer impolie, partager le repas de tout le monde, repas que les honneurs dus à notre arrivée changeaient en festin.
Pour mieux prouver le grand plaisir que l’on avait à m’avoir, on servit le déjeuner dans ma chambre… Cette habitude est en train de disparaître en Égypte, mais jusqu’en ces dernières années, la salle à manger était une pièce parfaitement inconnue dans le pays. Quand arrivait l’heure des repas, les esclaves apportaient un immense plateau que l’on posait sur une sorte de tabouret très bas, au milieu de la chambre où les maîtres se trouvaient au moment même. Ce plateau était de fer peint en couleurs vives, le plus souvent vert, avec une couronne de roses au centre, on y déposait d’abord les pains, (sortes de galettes plates et si peu levées que, fraîches, elles s’écrasent facilement entre les doigts, sèches, elles prennent tout de suite l’apparence de ronds de papier…) A côté du pain, une ou deux cuillères de corne, d’ivoire, ou de bois, selon le luxe du logis ; à la place d’honneur, le plat couvert, renfermant le premier mets et, tout autour, des raviers contenant différentes sortes de torchis (légumes marinés dans le vinaigre et les aromates). Des feuilles de salade, des oignons verts et du fromage blanc complètent l’ensemble. Pas de fourchettes ni de couteaux, point d’assiettes non plus, ni de verres. Chaque convive met adroitement la main au plat et déchiquette les viandes le plus simplement du monde, à l’aide des doigts. Quand on a pris deux ou trois bouchées, l’esclave emporte le plat et en remet un autre. Le moindre repas indigène en comporte au moins douze. Mais ces plats ne sont pas très copieux. Il est de mauvais goût de trop revenir à un seul. Il est vrai que, contrairement à l’usage européen, ici la pièce de résistance se sert au début. La dinde ou le mouton traditionnels doivent être présentés entiers, le cou et… le reste, entourés de roses et de feuillage. La maîtresse de la maison déchire avec ses mains la chair de la bête, qui, pour cela, doit être très cuite, et sert copieusement ses invitées qui, à leur tour, dépècent à l’aide seule de leurs ongles et de leurs dents. On croirait assister au repas des fauves.
Les légumes, presque toujours farcis ou mêlés de viande, alternent avec les entremets sucrés, composés de pâtes feuilletées (féttir) et de gelées à base d’amidon et de fruits. Le Pilaf, selon l’usage, doit terminer tout repas chez les riches comme chez les pauvres[14].
[14] Cet usage musulman a une origine extrêmement charitable et touchante. L’islam pitoyable aux indigents ordonne au riche d’avoir toujours une large part de restes à la fin du repas, pour le cas fréquent où un frère malheureux viendrait à ce moment s’asseoir à sa table.
Pendant que les convives mangent, une esclave se tient derrière eux et, si l’une des dîneuses a soif, elle se tourne vers cette esclave et lui dit simplement :
— Essini ! (Désaltère-moi !)
L’esclave remplit alors d’eau fraîche une coupe en argent ciselé et la présente à l’invitée dans le creux de sa main gauche, la droite repliée sur la poitrine en signe de servitude.
Les Européennes qui arrivent maintenant au Caire et qui, évidemment, demandent à voir des harems, sont surprises de retrouver dans les demeures princières où on les conduit, les mêmes salles à manger luxueusement meublées, les mêmes tables fleuries sur lesquelles sont servis les mêmes mets, pour ainsi dire, qu’elles trouvaient chez elles cinq jours plus tôt à Paris ou à Londres. Celles-là ne peuvent point soupçonner le pas formidable qu’a fait la société indigène de la capitale depuis vingt-cinq ans.
Tandis qu’aujourd’hui le moindre moudhir (préfet) d’une petite province reçoit ses amis à la Franque, autour d’une table européenne, avec une argenterie étincelante et du linge cylindré, autrefois, j’ai vu, chez des princes, le même couvert rudimentaire dont j’ai parlé plus haut, et j’ai bu, dans le verre commun, une eau point filtrée, rouge encore du limon du Nil…
Après le repas, les esclaves apportaient le techte, sorte d’aiguière en or, en argent ou en simple terre, accompagnée de sa cuvette. Chaque personne prenait des mains d’une négresse, le savon en forme de fruit, à la mode en ce temps-là, et fortement parfumé au musc ; puis, l’esclave préposée aux ablutions s’agenouillait devant elle et lui versait doucement l’eau sur les mains. Le savonnage durait longtemps. Il est de bon ton de faire beaucoup mousser le savon quand on se lave… Puis, rincées, rafraîchies, les mains étaient essuyées par une troisième servante à l’aide d’une serviette brodée d’or. La même serviette, bien entendu, sert à toutes les lèvres et à tous les doigts. On juge de l’état de malpropreté et d’humidité, dans lequel elle parvient à celle qui l’emploie la dernière.
Le verre non plus n’est jamais essuyé. C’est là une coutume à laquelle je ne suis jamais parvenue à me faire ; et, bien souvent, il m’est arrivé de ne point boire aux différents repas où je fus invitée.
La nourriture, servie à ce déjeuner, différait absolument des mets moins compliqués peut-être, mais parfaitement sains et bien préparés, que j’avais vu servir à la table paternelle.
La façon dont mes compagnes mangeaient me dégoûta profondément, et, bien que je fusse toujours servie la première et que l’on m’eût donné une fourchette et un couteau, il me suffisait, pour être écœurée, de voir toutes ces mains s’abattre dans le plat commun et en ressortir luisantes de sauce et de graisse.
Tout, ce jour-là, me parut mauvais… Les coulis sentaient le beurre rance (ce terrible beurre fondu qui s’emploie ici et où l’on incorpore le suif en parties égales), la cannelle, la coriandre, le gingembre…
On m’offrit du vin de palmes dont il me fut impossible d’avaler plus d’une gorgée, mais les invitées, retenues en mon honneur autour de ce plateau, en firent leur régal.
Une heure après le repas, tout le monde était légèrement en folie. De nouveau, les danses recommencèrent, et, comme je ne riais pas, étourdie, hébétée, le cœur lourd d’une incommensurable tristesse, Zénab, la bouffonne, par une pensée charitable sans doute, s’approcha de moi et, se retournant brusquement, releva sur sa tête sa longue robe. Elle ne portait pas le plus léger vêtement en dessous. Elle recula un peu pour que l’effet sans doute fût plus efficace, puis se mit à danser.
Je me levai et je courus sur la terrasse, au grand scandale de mon entourage.
Mais là un spectacle identique m’attendait. Ma femme de chambre assistait aux mêmes danses grotesques… Les négresses, riant de toutes leurs dents, avaient enlevé leurs caleçons de cotonnade et, leurs galabiehs relevées à tour de rôle, se tournaient, étalant leurs formes opulentes et couleur de cirage.
Émilie, moins prude que moi, s’amusait ; peut-être un peu du paganisme grossier des ancêtres barbares était-il demeuré dans son âme cévenole… toujours est-il que cette fille très chaste eut ce mot exquis quand je la réprimandai d’avoir, par son attitude complaisante, encouragé ces jeux qui me choquaient si fortement :
— Oh ! Madame, il n’y a pas de mal. C’est si noir !…
Le soir de ce jour, à l’heure où le soleil disparaît, il me fut donné d’assister à une chose curieuse. Sans l’avoir voulu, je vis tous les gestes, j’entendis tous les propos d’un rendez-vous d’amour.
J’étais cachée derrière un des moucharabiehs de la façade regardant la rue ; je pouvais apercevoir chaque passant, mais nul ne pouvait deviner ma présence. J’entendis une toux légère et je distinguai sous le porche d’une vaste maison inhabitée, une élégante silhouette féminine, sévèrement drapée dans les plis de la habara égyptienne. Tout de suite, un homme s’avança. Il était vêtu à l’européenne et, bien qu’il fût coiffé du tarbouche national, je n’eus pas une minute d’hésitation. Cet homme ne pouvait pas être un musulman… Si j’avais conservé le moindre doute, la seule façon dont son regard à la fois volontaire et caressant enveloppa cette femme, me les eût ôtés.
Maïs quelle ne fut pas ma surprise en entendant leur conversation. Ils parlaient français !…
Certainement, ni l’un ni l’autre n’étaient au Caire depuis bien longtemps, car ils s’entretinrent d’abord des dernières nouvelles parisiennes, avec une telle connaissance des faits, qu’ils me parurent en avoir été en partie les témoins.
Après un rapide examen, l’homme, tout à coup rassuré par le silence environnant, ouvrit les bras et sa compagne se blottit frémissante sur sa poitrine. Ils échangèrent un baiser qui me sembla durer un siècle… puis je perçus, comme un murmure, des paroles tendres, des serments, des promesses, et toute l’ineffable litanie des mots que, depuis le commencement des civilisations, les amants ont coutume de redire entre eux. Ils se séparèrent dans une dernière étreinte et j’entendis la femme prononcer :
— A demain, là-bas !…
Là-bas ! Quel était ce paradis d’amour dont ils parlaient ? Je ne le sus jamais, pas plus que jamais, dans le long séjour que j’ai fait en Égypte, je ne devais connaître le nom et l’histoire de ces inconnus, dont, bien innocemment, je venais de découvrir le secret.
Je me sentais coupable et n’osais quitter la fenêtre ; il me semblait qu’une sorte de pacte me liait à la destinée de ces êtres, mon cœur battait à se rompre à l’idée qu’ils pouvaient être surpris et châtiés.
Je sus, depuis, que les aventures de ce genre étaient fréquentes dans les quartiers indigènes. Les grands hôtels et les maisons accueillantes n’ayant pas encore ouvert leurs portes aux étrangers, les amoureux, sous le masque du costume indigène, se rencontraient où ils pouvaient, dans les vieilles rues désertes et sous les porches des palais en ruine, sûrs de l’impunité.
Notre rue demeurait bien curieuse… Elle me semblait triste alors, parce que j’étais vraiment trop jeune, trop peu préparée à ce que fut ma vie ensuite, pour en goûter la paisible douceur.
J’ai souvent rendu grâce au sort de m’avoir précisément conduite dans cette rue et dans cette maison, Car j’y appris en peu de temps, par la simple force des choses et sans pour ainsi dire m’en rendre compte, ce que d’autres que moi, après vingt ans d’Égypte, ignorent encore. Le logis seul constituait une merveille. Depuis les mosaïques de la cour où poussait un lamentable palmier, montant droit comme un cierge vers les terrasses, étalant son feuillage en plumeau juste au-dessus de l’unique cheminée, jusqu’aux moindres moulures des plafonds à caissons, tout était, pour mes yeux, matière à surprise.