Au cœur du Harem
XIX
A quelque temps de là, je rencontrai pour la première fois le khédive Tewfick.
Fils du vice-roi Ismaël pacha, petit-fils du farouche Ibrahim, Tewfick n’avait rien pris à ces ascendants terribles. Ni débauché, ni prodigue, ni fastueux, le jeune souverain exagérait peut-être les vertus bourgeoises que, seul de sa race, il possédait. Le premier entre tous, il n’eut qu’une femme issue d’une grande famille turque, et les esclaves de son palais demeurèrent uniquement des esclaves, sortes de demoiselles d’honneur ; plus soumises au service de la vice-reine qu’au sien propre. Le ménage khédivial passait pour un ménage modèle.
Amina-Hanem était remarquablement jolie. De moyenne taille, elle portait haut sa tête charmante, aux traits fins, que surmontait une magnifique couronne de cheveux d’un châtain doré toujours tressés et entremêlés de fils de perles. Son teint avait cette pureté, cette pâleur un peu ambrée des teints de religieuses qui ne voient guère le grand jour. La bouche mignonne, charnue, aux lèvres très rouges, corrigeait la gravité du visage que deux grands yeux lumineux achevaient de magnifier. La souveraine parlait déjà notre langue et la langue anglaise avec une égale perfection. La première aussi, elle adopta nos modes françaises, qu’elle continue à faire admirer dans le monde turc, par la grâce avec laquelle elle a su les faire siennes. J’ai plusieurs fois revu la khedivah et toujours j’ai conservé la même impression délicieuse. Amina Hanem est une princesse exquise. Elle se montrait alors dans tout l’éclat de sa jeune beauté. Des quatre enfants, vivants aujourd’hui, trois seulement étaient nés à cette époque. Le prince héritier Abbas-Helmy, khédive actuel, son frère Mohamed-Aly et l’aînée des princesses Hadiga Hanem. Je garde le souvenir du khédive enfant avec une surprenante clarté. C’était à Choubrah, la promenade à la mode, dans le temps. Je faisais avec mon amie, Sophie de S…, mon troisième tour de voiture, quand elle me dit :
— Regardez, voici les petits princes…
Dans un landau qui venait vers nous en sens inverse, j’aperçus une femme âgée, l’air distingué et sobrement vêtue, accompagnée de deux garçonnets de six à huit ans. Ses enfants avaient un costume de drap noir et portaient les longs bas rouges si usités à ce moment. Ils étaient coiffés du tarbouche national. Comme la voiture allait au pas et passa tout contre la nôtre, je pus facilement voir les mignons visages qui se tournèrent précisément de notre côté et s’éclairèrent même d’un joli sourire à notre adresse. Les princes étaient blonds tous deux et avaient entre eux une vague ressemblance, mais le futur khédive semblait déjà pénétré de sa probable grandeur et tout, dans son maintien, dans ses gestes, dans son regard volontaire surtout, le différenciait de l’autre, vrai bébé rieur et joufflu.
J’avais rencontré le khédive tout à fait par hasard, à ma seconde visite au palais de la princesse S… Elle avait été malade et le souverain venait la voir, en neveu bien appris. Comme la visite se faisait incognito, personne n’avait été prévenu et j’arrivais à peine quand le khédive lui-même parut. Comme je m’apprêtais à me retirer, il s’enquit de mon identité et, de façon fort courtoise, m’adressa la parole dans le français le plus pur. Il me dit qu’il espérait que je me plairais dans son pays et qu’il aimait beaucoup le mien, sans le connaître… Je ne devais jamais plus le rencontrer autre part que dans la rue.
On a reproché à Tewfick ses hésitations permanentes, ses faiblesses sans nombre et surtout son manque de courage devant la révolte d’Arabi. De fait, il ne fut rien moins que lâche. Acculé par les folies de son père Ismaïl à une situation insoutenable, il recueillit de son mieux l’héritage bien difficile qu’on lui laissait. Malheureusement, comme il advient trop souvent dans ces dynasties, il a supporté le lourd fardeau de haine et les revendications sans nombre d’un peuple réduit aux derniers degrés de la rage contenue pendant tant d’années de servitude et de misères.
Les prédécesseurs, qui avaient constamment pressuré ce peuple égyptien, étaient morts pleins de jours et de gloire. Ismaïl continuait à bénéficier dans son exil enchanteur de toutes les douceurs d’une colossale richesse et le pauvre Tewfick, qui seul avait parlé de réforme et qui, chaque jour, essayait de réduire la dépense, fut accusé de tous les méfaits et chargé de tous les mépris. S’il n’eut rien d’un satrape oriental, il fut du moins l’homme que promettait sa face tranquille, au teint pâle, l’homme doux et gras, l’époux paisible qui ne connut point les intrigues de harem, qui ne fit coudre aucune femme ni aucun ministre dans des sacs, qui ne noya ni n’empoisonna aucun de ses proches. Il mourut pieusement dans son lit, et fut pleuré de même par son entourage.
On l’a accusé d’avoir vendu l’Égypte à l’Angleterre, mais celle-ci était bien de force à la prendre toute seule. Les turpitudes du bas peuple égyptien se mettant sous la bannière du néfaste Arabi-Pacha, et les hésitations de la Chambre française refusant de marcher avec Gambetta à la défense d’une nation où les intérêts français étaient si puissamment représentés, ont achevé la conquête d’Albion. Conquête si facile, que les rares coups de canon vinrent frapper seulement les maisons désertes et les hôpitaux !… Quelques hommes débarquèrent aux sons des fifres, et tout fut dit.
Pour l’instant, on ne prévoyait guère ces jours malheureux, et le souverain ne semblait point courir à sa perte. Il marchait lentement comme il sied à un personnage sur lequel reposent les destinées du royaume et je le vis disparaître dans les appartements de la princesse, tandis que ma nouvelle amie, Sta-Abouha, bondissait vers moi à la façon d’un chat sauvage.
— Où donc étiez-vous cachée, petite Sta-Abouha ?
Elle me montra le rideau de la portière.
— Là !… je n’ai pas perdu un mot de la conversation. Eh bien ! ma chère (sic), il a été très bien, savez-vous ?
— Qui cela ?
— Le khédive ! Il n’est pas aussi aimable avec tout le monde, allez… Quand on ne lui plaît pas, il ne dit rien.
Mais la gentille sauvageonne ne pouvait longtemps demeurer en place. Ce jour-là, à mesure qu’elle se familiarisait davantage avec moi, elle tint à me faire visiter le palais dans tous ses détails. Elle m’entraîna donc à sa suite par les vastes couloirs et les interminables corridors. Nous gravîmes ensemble des centaines de marches, nous pénétrâmes dans les chambres les plus somptueuses et descendîmes jusqu’aux réduits les plus obscurs. Sur notre passage, de vieilles femmes circassiennes se montraient et, curieusement, interrogeaient Sta-Abouha.
— Qui est cette jeune femme ?
Elle répondait selon son caprice, peu soucieuse de s’arrêter et surtout de perdre un instant de ma société, qui, disait-elle, en son langage imagé, lui était « plus douce que la lumière ». Les eunuques nous souriaient avec bienveillance.
— Ils sont gentils pour vous, Sta-Abouha ? demandai-je.
— Qui ça ? Les eunuques ? Peuh ! cela dépend !… Je ne suis pas esclave. Ils ont un peu peur de ce que je pourrais raconter dehors quand je vais, par hasard, chez ma mère. Je pense qu’ils n’oseraient point trop me frapper.
— On frappe donc encore, ici ?
— Ah ! si l’on frappe ?… Mais d’où sortez-vous donc, pauvre ignorante ? on fait bien pis. A propos, vous vous souvenez de la jolie fille blonde qui était avec moi la première fois que vous êtes venue ici ?
— Aldaat-Maas ?
— Aldaat. Oui, pauvrette ! Elle est partie.
— Partie ! Pourquoi ?
— Ils l’ont vendue, il y a trois jours, mais si malade que je ne sais si elle vivra chez ses nouveaux maîtres.
Comme je m’étonnais, Sta-Abouha me fit à voix basse le récit suivant :
— Aldaat, malgré son profil de madone et ses yeux d’enfant, n’était pas très sage… Tout le monde savait au palais, qu’à part de nombreux méfaits, on lui pouvait reprocher encore une très bizarre amitié amoureuse pour le jeune Nazir-Aga, un eunuque du plus beau noir qui avait grandi près d’elle dans le palais… On les avait souvent surpris enfermés dans les caves où cachés sous les massifs du jardin, après que les portes étaient closes… Mais comme le prince n’avait pas encore daigné remarquer la jeune fille et que les privautés de son étrange ami ne pouvaient, en somme, avoir de conséquences appréciables, on s’était contenté de les faire fouetter tous les deux.
Or, voici qu’après un châtiment plus cruel peut-être, les jeunes gens s’étaient révoltés. Sur les conseils de l’eunuque trop entreprenant, Aldaat-Maas avait volé les diamants de la princesse et on l’avait arrêtée au moment où elle les glissait à son complice… Celui-ci devait les vendre de façon à obtenir la somme nécessaire à leur fuite à tous les deux. Cette fois, la punition fut terrible ! Aldaat et son ami furent condamnés à la bastonnade sur la plante des pieds…
J’ai longuement parlé de ce supplice[25] qui, s’il ne met que rarement la vie des victimes en danger, est cependant un des plus atroces qui se puisse ordonner au point de vue de la douleur qu’il provoque.
[25] Le prince Mourad.
— Il faut dire qu’à part le vol des diamants, le crime des deux jeunes gens se compliquait encore d’une tentative d’incendie des appartements de la princesse, les coupables ayant cru pouvoir prendre la fuite à la faveur des troubles qui en résulteraient au palais. Mais le feu avait été rapidement étouffé et les voleurs surpris…
La violence avec laquelle Aldaat-Maas avait été frappée était cause d’une fièvre grave ; et maintenant, transportée en ville chez d’autres personnes, la pauvre fille se mourait, refusant même les soins et les remèdes, décidée à laisser se terminer son existence d’esclave. L’eunuque avait été vendu à Constantinople.
Je demandai à Sta-Abouha quelle était l’impression produite au palais par cette histoire. Ma petite amie eut un haussement d’épaules significatif :
— Que voulez-vous que l’on dise ? On ne vole pas tous les jours les diamants de la princesse ; mais il ne se passe guère de semaine sans qu’une esclave mérite quelque châtiment… On est habitué à ces choses qui font partie de notre existence au harem. Seule, la mort nous étonne un peu. Encore faut-il qu’elle touche une de nos compagnes habituelles… pour les autres, on ne s’en inquiète pas. On ne vous a parlé que vaguement de Gamyla, n’est-ce pas ?
Je dus avouer que l’on ne m’en avait même point parlé du tout.
— Eh bien ! Gamyla était mon amie, poursuivit Sta-Abouha. Vous ne savez pas comme je l’aimais… Un jour, la princesse la fait appeler et lui dit :
— Réjouis-toi, Gamyla, on a fait faire ton trousseau. Je te marie dans un mois !…
Gamyla aimait en secret le secrétaire du prince, un jeune Turc, très brave et très beau, qui lui avait promis de la demander au maître. Ils se rencontraient en grand mystère dans le jardin, la nuit, avec la complicité d’un eunuque auquel la pauvre Gamyla donnait toutes ses économies !… Elle dut cependant baiser la main de la princesse à l’annonce de la terrible nouvelle et se retirer en silence… Une esclave n’a le droit de rien demander…
Le soir, dans notre chambre, elle chercha avec moi à se souvenir des femmes que nous avions vues parmi les visites de la semaine. Et voici qu’elle se rappela tout à coup une horrible vieille, qui l’avait fatiguée de questions et palpée sur tout le corps comme un animal.
En Turquie et en Égypte, quand un homme désire prendre femme, il expédie sa mère ou ses sœurs dans les palais où elles examinent les jeunes filles qu’on leur présente et viennent ensuite rendre compte de leur mission à l’intéressé qui fait alors sa demande à qui de droit.
— C’est celle-là ! pensa-t-elle…
Elle ne se trompait point. C’était bien pour le frère de cette femme qu’on la demandait. Le futur, vieillard achevé, malade, ayant déjà trois épouses fanées, voulait réchauffer ses os glacés à une chair jeune et bien vivante.
Gamyla pria, pleura, se traîna aux pieds de la princesse et de son fils. Celle-ci demeura inflexible. Le mariage eut lieu. Gamyla laissa sa calfa la vêtir en épousée et la parer de son mieux ; mais, la nuit venue, au moment où les voitures du palais attendaient la mariée et les femmes de la noce pour les conduire au domicile de l’époux, on chercha vainement Gamyla dans toutes les chambres du palais.
On ne la retrouva que le lendemain pendue à un sycomore, celui-là même qui, si souvent, avait abrité ses rendez-vous…
Au lieu du carrosse de gala drapé de superbes cachemires préparés pour la circonstance, ce fut le cercueil qui reçut la triste fiancée et qui l’emporta hors de la demeure du prince. Moi seule et sa vieille calfa l’avons pleurée…
— Mais c’est affreux, cela, petite Sta-Abouha !…
— Affreux, certes ! Moins cependant que l’histoire du petit agneau…
— Quel petit agneau, Sta-Abouha ?…
La jeune fille, prudente, contrairement à son ordinaire, alla vérifier si les portes étaient bien closes et si nous étions bien seules. Minutieusement, elle inspecta les serrures, les fenêtres et regarda même sous les canapés qui garnissaient la pièce en compagnie de douze fauteuils.
— C’est donc un secret d’État que vous allez me confier ? demandai-je, amusée par toutes ces précautions.
Elle ne comprit pas tout de suite, Mais, sitôt qu’elle eut deviné, elle murmura, les dents serrées :
— Je ne sais pas si mon récit est tel que vous dites, madame, mais il ne faut pas en rire ; croyez-en votre petite Sta-Abouha, il y a tant de choses de notre pays que vous ne connaissez pas encore ; et je puis, sans aucun doute, vous affirmer que, si une seule personne dans ce palais, ici, pouvait se douter que je vous l’ai raconté, je recevrais la courbache ou pis peut-être…
— Vous me faites trembler ! dites vite, je serai discrète.
— Oh ! je suis sûre que vous ne me trahirez pas… Écoutez :
« Ceci se passait il n’y a pas très longtemps, sous le règne d’Ismaïl-Pacha, quelque temps après l’ouverture du Canal… Une des princesses de la famille, que je ne puis nommer, avait épousé un pacha qu’elle n’aimait guère et trompait, d’ailleurs, sans se gêner en aucune sorte. Mais, comme elle était de race vice-royale, elle ne permettait pas que ce mari lui rendît la pareille dans son palais… Cependant, le pacha avait le cœur tendre ; il aurait pu, comme tant d’autres, se contenter des plaisirs du dehors et mener la vie folle de tous ceux de cette époque… Les Européennes faciles et belles ne manquaient point, et il était assez riche pour s’offrir les plus aimables. Mais il avait rencontré dans les couloirs de sa maison une délicieuse esclave circassienne, blonde, frêle, toute jeune, l’air timide, le regard pur… Il la désira tout de suite. Elle céda, un peu par crainte, d’abord, beaucoup par tendresse par la suite ; car, au contraire des autres maîtres, il était bon, et elle ne tarda pas à trouver auprès de lui l’oubli et la compensation des tourments sans nombre que lui infligeait la princesse.
« Une rivale dénonça les amours du pacha et de la pauvrette.
« La princesse fit attacher son esclave et s’amusa tout un après-midi à lui brûler l’intérieur des cuisses avec un fer rougi à blanc.
« L’enfant guérit ; mais des complications s’étaient produites, elle boita ! Pourtant, le pacha l’aimait comme une maîtresse, et non comme une esclave. Il le lui prouva en la prenant sur ses genoux la première fois qu’ils se trouvèrent seuls.
« — Ma chérie, mon petit agneau ! Je te vengerai, tu sortiras d’ici, j’en fais serment et je te ferai une vie si douce que tu ne te souviendras plus de ce que l’on t’a fait souffrir à cause de moi…
« La pauvre fille écoutait, ravie, les paroles du maître ; et elle pleurait de reconnaissance, sa jolie tête enfouie sur l’épaule complaisante.
« Peu de jours après, on célébrait au palais la grande fête du Courban Baïram[26] (fête du Mouton). Il est d’usage, pour ce jour-là, de sacrifier un ou plusieurs moutons, dont la famille et tous les pauvres des entourages doivent avoir leur part. Sur toutes les tables, le festin est le même. C’est la fête du sacrifice, instituée en mémoire de celui d’Abraham dans le désert. Par hasard, le pacha mangeait à la table de sa femme. Après divers mets, on apporta un plat recouvert soigneusement. La princesse, avec un sourire féroce, leva le couvercle.
[26] Du turc Courban, sacrifice.
— « Seigneur, dit-elle, je sais combien vous aimez les petits agneaux, j’ai cru bien faire en faisant immoler et cuire celui-ci, à votre intention.
« Dans le plat, parmi les feuilles de romarin, était posée, sous la chevelure ruisselante de sauce et de graisse, la tête adorable de la favorite…
« Le pacha ne tua pas la princesse. Longtemps, il voyagea loin d’elle, sous divers prétextes. Si grande est la lâcheté des hommes qu’il n’osa pas même dénoncer le crime abominable de celle qu’il tenait de la main même du souverain… Mais il ne lui pardonna jamais. »
Ce récit m’avait impressionnée à un tel point, que, malgré moi, je ne pouvais croire à son effroyable horreur. Je conjurai Sta-Abouha d’être sincère. Elle avait voulu m’éprouver, sans doute, une telle histoire ne pouvait être vraie ?…
La petite Égyptienne eut un tel regard de haine en me montrant les murs de ce palais qui nous abritait, et trouva de tels accents pour me dire :
— Tout est vrai ! croyez-en Sta-Abouha !… Tout !… Et ici, ces pièces qui furent les appartements d’Ibrahim, le vice-roi terrible, bien avant d’appartenir à mes maîtres, si vous saviez… Ah ! si vous saviez ce qu’elles ont vu !… »
Je demeurai muette, prise de terreur devant les abominables mystères que je venais seulement d’entrevoir et qu’à présent je redoutais de connaître jusqu’au bout.
Cependant, malgré l’amertume de ses paroles, je voyais bien que l’humble et ardente Sta-Abouha aimait encore sa princesse.
Quand on ne l’avait pas punie ou grondée, elle trouvait, pour excuser les caprices des grands, même quand ces caprices revêtaient les formes les plus étranges, une indulgence que je ne pouvais admettre alors ; les mots prenaient, sur les lèvres de cette enfant à demi sauvage, une extraordinaire saveur. Ses moindres réflexions dénotaient un rare esprit d’observation, une nature vibrante, douée de la plus fine ironie.
Ensemble, ce matin-là, nous continuâmes la visite du sérail.
Bâti sur le modèle de ceux de Stamboul, le palais, malgré une vétusté évidente, avait vraiment grand air.
Vu de l’avenue qui y conduisait, il se dressait magnifique, parmi d’épais massifs de verdure, tout au bout d’une allée superbe.
Ses appartements de réception et les chambres des princesses se montraient d’une richesse inouïe. On avait prodigué à foison les ornements d’or et de marbre. Ses plafonds, pour la plupart cloisonnés dans le style arabe, ravissaient les yeux par la magie savante de leurs couleurs. Les fenêtres et les portes, de dimensions colossales, assuraient une ventilation merveilleuse. L’escalier magnifique s’ornait d’une double rampe de porphyre et d’or.
Dans les pièces destinées aux innombrables esclaves, le mobilier était presque partout pareil. Un ou deux lits de fer à colonnes peintes, recouverts de moustiquaires de gaze épaisse, bleue ou rose, un large divan placé devant les fenêtres, une armoire très modeste, une table de bois blanc et quelques chaises. Sur la table, le techte de cuivre ou d’étain et l’aiguière pour les ablutions.
Chez les plus âgées, le mobilier s’augmentait d’un samovar en cuivre poli, posé, comme un ami, dans l’endroit le plus apparent de la chambre, d’un tapis de prières soigneusement plié, et d’un ou deux livres du Coran. Le lit ne se faisait que le soir. Dans le jour, les couvertures et l’unique drap se plaçaient, roulés en quatre, au pied du lit, avec les deux coussins. Dans les coins, un ou deux tabliijas, sortes de tables rondes très basses, où les femmes ont coutume de faire le café et de préparer les boissons. Comme elles affectionnent particulièrement d’être assises à terre sur leurs talons, à la turque, d’autres tables seraient inutiles. Il leur faut un objet qu’elles puissent mettre à leur portée. Presque toutes les esclaves gardaient dans l’unique armoire leurs petites provisions personnelles, fournies par les libéralités de la princesse : café, thé, sucre, fleur d’oranger, eau de rose, eau de la reine[27].
[27] Eau de cologne (Moyet-Malaka).
Le coffre renfermait les galabiehs et le linge. Ce coffre, à lui seul, constituait une des originalités de l’appartement. Ne ressemblant en rien à nos malles européennes, il affectait bien plutôt la forme des antiques caisses à bois. Fait de sapin vulgaire, il était généralement passé au brou de noix et incrusté de nacre ou d’ivoire, travail grossièrement fabriqué à Assiout.
Chez les négresses, ces coffres étaient tous de provenance fellaha, et je ne sais rien de plus drôle que leur apparence. Que l’on se figure la vieille malle en longueur, au couvercle rebondi, usitée au temps de Louis-Philippe. Mais ici, au lieu d’être revêtue de poils de sanglier, la malle supportait, ni plus ni moins qu’un cercueil, une deuxième enveloppe de zinc. Ce zinc, peint de couleurs tout à fait extraordinaires, bleu, rouge, vert, dans les tons les plus crus, se recouvrait, par places, d’une sorte de poudre d’argent ou d’or, qui faisait de ces coffres des objets rutilants comme autant de soleils, à la moindre clarté de jour entrant dans la chambre. Ils sont encore très employés dans les trousseaux de mariée de village. On les promène avec orgueil par la ville, sur les charrettes nuptiales.
Dans ces commodes improvisées, les esclaves d’alors serraient leurs effets, jamais bien nombreux. Les Orientales ne font guère que la quantité de vêtements nécessaires au moment même. Une femme qui n’est pas du peuple, considérerait comme une honte de porter le moindre objet raccommodé ; au premier trou, la robe, les bas ou le linge sont donnés aux esclaves des cuisines.
Les esclaves blanches ne pouvaient faillir à cette coutume. Elles recevaient, à cette époque, chez la princesse C…, six galabiehs de toile ou d’indienne, pour l’été, quatre en lainage pour l’hiver et deux galabiehs de soie aux fêtes du baïram. En outre, elles avaient encore quatre paires de mules et deux paires de souliers de satin pour les sorties, sans compter les cab-cab, sortes de sandales de bois à hauts talons, que les Orientales portent pour aller au bain, faire leur toilette et les grands nettoyages de la maison ; toute occupation, en un mot, où elles risqueraient de se mouiller… Car l’eau joue un rôle important dans la demeure égyptienne. Que les chambres soient planchéiées ou dallées de marbre ou de pierres (dalles de Tourah), plusieurs fois par semaine l’eau doit ruisseler un peu partout. Qu’il se cache sous les lits ou sous les divans un monde de choses innommables : vieilles chaussures, linge sale, objets de rebut, couvertures ou vieux habits, cela ne fait rien à l’affaire, si le plancher est humide, si les dalles brillent, la maîtresse de maison est fière. Cela, et le plus ou moins de blancheur des housses recouvrant les divans et les sièges, constituent la grande propreté orientale. Le dessous des meubles, les coins et surtout la cuisine, souci constant de la ménagère de chez nous, demeurent, en général, d’une saleté repoussante dans presque tous les milieux, exception faite, à l’heure actuelle, de quelques grandes maisons indigènes, installées complètement à la mode européenne ; mais ces maisons sont malheureusement bien rares, et presque toujours, d’ailleurs, les soins de l’intérieur en sont confiés à quelque gouvernante allemande ou française.
Sur presque toutes les fenêtres des chambres d’esclaves, on pouvait voir les mêmes plateaux de faïence grossière qui se trouvaient chez la cousine Azma ; ces plateaux, en forme de carrés longs, supportaient l’armée des gargoulettes rebondies ayant, avec leurs formes pleines, leurs minces goulots terminés par les couvercles de métal, un faux air de petites bonnes femmes étranges, se rendant à quelque office. A côté du plateau de faïence, un autre plateau rond, plus petit, fait de cuivre ou de bois, sur lequel étaient posés la canaque et les fanaguils en forme de coquetier. Car c’était une des gloires des esclaves de grande maison de pouvoir s’offrir entre elles de chambre à chambre, une hospitalité généreuse, plus vaste même selon le degré de protection dont elles jouissaient au palais. Certaines se permettaient même d’imiter en tout la maîtresse, dont elles avaient les faveurs, et oubliant qu’elles avaient elles-mêmes passé les plats ou servi l’eau à la table d’Hanem Effendem[28], peu de jours ou peu de mois auparavant, traitaient chez elles d’autres compagnes moins gâtées du sort, qu’elles s’essayaient à éblouir de leur prestige récent.
[28] Hanem Effendem : La grande dame, la maîtresse ; titre employé seulement pour les princesses.
Les visiteurs étaient représentés pat les Eunuques. Presque toujours au mieux avec les Circassiennes, ils avaient le don de se faire choyer par elles de mille façons. Connaissant toutes les petites nouvelles, sortant beaucoup pour les promenades et les visites des princesses, sans compter les courses dans les magasins, ils rapportaient avec eux un peu de cette atmosphère du dehors, également chère aux pensionnaires des couvents, aux filles soumises et aux femmes orientales.
Pour ces éternelles désœuvrées, à la curiosité naturelle aux créatures qui ne savent plus rien du monde, venait se joindre l’espoir, souvent illusoire, de connaître un jour certaines de ces merveilles dont l’Eunuque leur vantait le charme. Il suffisait d’un mariage pour les rendre non pas complètement semblables à ces Européennes qu’elles enviaient souvent, mais du moins maîtresses de leurs actes, pouvant à volonté faire atteler leur coupé ou se rendre chez telle amie qui leur plairait.
L’Eunuque pour cela était tout puissant. Par la facilité qu’il avait à pénétrer dans les demeures les plus fermées, il arrivait à se constituer un cercle illimité de relations, dont beaucoup ne manquaient point de puissance. Un mot dit au hasard sur l’esclave qui souhaitait s’établir pouvait parfois décider du sort de la prisonnière. Aussi, de quels soins, de quelles attentions les Eunuques étaient-ils l’objet de la part des esclaves blanches… A ces vues intéressées s’ajoutait encore pour les plus jeunes, deux autres sortes d’intérêt : la peur des coups et des sévices qui est au fond de toute âme dépendante, et, plus encore peut-être, une façon de commerce, mi-amical, mi-amoureux, entre les Eunuques et les esclaves adolescentes. On m’a dit que ce commerce n’était point toujours licite. Une vieille calfa m’a même confié avoir été le témoin d’une exécution impitoyable dans le palais où elle avait grandi avant de devenir la femme du vieil avocat chez qui je l’ai connue.
Cette femme me raconta que sous le règne d’Abbas, une jolie Géorgiennne, mariée à un officier égyptien et chez qui était la calfa alors presque enfant, avait eu des complaisances pour le chef Eunuque de sa maison. Le mari, prévenu, fit couper les mains à l’Eunuque et fouetter sa femme. Mais, comme l’Eunuque était d’une intelligence remarquable, et fort utile au maître pour le bon gouvernement de son intérieur, après réflexion, il le fit soigner et le garda.
Un jour, rentrant à l’improviste, il surprit la dame en train de prodiguer à son serviteur de nouvelles marques de ses regrets et de sa sympathie ; alors il les fit coudre dans un sac et jeter au Nil…
Sta-Abouha, elle, m’avoua être bien avec tout le monde, mais n’avoir de véritable affection pour personne.
— A quoi bon ? disait-elle en son amusante philosophie, on ne sait jamais ici si l’on reverra ces mêmes visages le lendemain. Il faut essayer de faire sa vie si l’on peut !…