Au cœur du Harem
XXV
Un matin du printemps suivant, les enfants d’Omma Hanem pénétrèrent dans ma chambre en criant toutes les deux à la fois :
— Réjouis-toi ! le jeune bey est venu !
Le jeune bey ! c’était mon mari… et je n’en pouvais croire mes oreilles. Je ne l’attendais que beaucoup plus tard, son arrivée me comblait d’une joie infinie.
Il eut peine à me reconnaître tant j’avais maigri et pâli. Il se montra très étonné de me voir parler l’arabe presque couramment. Mais pas un moment, je n’hésitai à repousser la proposition qu’il me fit d’attendre encore que notre installation fût complète pour m’emmener avec lui…
Ah ! la médiocrité du logis, la gêne, tout, plutôt que de rester une semaine de plus loin de lui, dans ce harem, où chaque jour je me sentais plus étrangère.
Il comprit mon désir et y accéda.
J’éprouvai un grand regret de quitter Azma. Ce regret eût été doublé si j’avais su que je ne devais plus la revoir… Elle avait été pour moi la sœur étrangère, mais si tendre, dont l’amitié seule adoucissait mes heures d’exil. Jamais près d’elle je ne sentis la différence, de nos religions et de nos races. Je l’aimais d’une affection profonde et la pleurai sincèrement. Quant aux autres, à part l’esclave Abyssine, Ouas-Fénour, qui s’accrochait à mes vêtements en poussant des hurlements sauvages à l’heure de la séparation, je savais que pour toutes, le départ de « la petite Franque » était plutôt un soulagement.
L’oncle, cependant, ne put cacher son émoi en me disant l’adieu qui, pour lui aussi, devait être un adieu éternel. Moins mal entouré, je ne doute pas qu’il ne m’eût prouvé sa tendresse de façon plus efficace.
Azma me regrettait franchement et la veille, elle me dit, pouvant à peine retenir ses pleurs :
— O ma sœur ! Ia Orkty ! tu me quittes maintenant que nous commençons à nous comprendre.
— Hélas ! Azma, ne saviez-vous pas qu’il en est toujours ainsi ?… N’est-ce pas à l’heure précise où les affections se nouent, où les sites plaisent par la chère habitude que nous prenons d’eux, qu’il faut partir et s’en aller ailleurs refaire la redoutable expérience des visages et des contrées inconnues ?
Seddia, qui depuis longtemps nous fuyait, revint ce jour-là pour nous dire adieu. Elle apportait des cadeaux.
Pour Émilie, une pelote brodée par elle, et pour moi, un coussin aux couleurs voyantes. A ces travaux, la pauvre déracinée avait mis tous ses talents !
— Ce n’est rien, voyez-vous… — me dit-elle, la voix émue — mais j’ai pensé qu’en regardant ces humbles choses, vous vous souviendriez quelquefois de moi, qui ne vous oublierai jamais.
Vous vous trompiez Seddia, c’était beaucoup, le travail patient de vos mains de paresseuse… Cela constituait pour la courtisane que vous étiez devenue, un consciencieux effort. Je ne l’ai compris que beaucoup plus tard, lorsque j’ai mieux connu la vie… Alors, peut-être, ne vous montrai-je pas assez de reconnaissance… Émilie, très touchée que l’on eût pensé à elle, crut devoir donner à Sett-Seddia, un dernier conseil :
— Allons, madame Seddia, faites un petit sacrifice… laissez cet habillage de carnaval, bon pour une odalisque et venez retrouver ma maîtresse à Alexandrie. On vous cherchera du travail, je vous aiderai… Vous ne serez pas malheureuse.
Mais elle, tristement, secoua la tête.
— Merci, ma fille… vous êtes bonne, mais je ne puis accepter votre offre, puis se tournant vers moi :
— Malgré que vous soyez si jeune, ne comprenez-vous pas, madame, vous qui savez voir, combien je suis devenue pareille « à eux » ! et que je ne puis plus vivre autrement qu’à l’Orientale ?… Je mourrai ici et ce sera mon châtiment…!
Des larmes montaient à ses yeux. Je lui serrai la main sans répondre, navrée de me sentir impuissante à la sauver malgré elle.
Elle embrassa Émilie comme une sœur.
Je revis aussi les enfants d’Omma Hanem, les esclaves, les eunuques et les négresses. Tout le monde avait un mot à me dire, une recommandation à me faire.
La tante aux canards reparut quelques heures avant mon départ de la maison. Maintenant, les canards avaient grandi et elle élevait des petits dindons qu’elle charriait partout ; elle s’empressa de les sortir de leur prison d’osier, sitôt arrivée chez sa nièce. C’était alors une fuite éperdue de ces animaux sur les tapis et les meubles, au grand ennui d’Azma qui redoutait les suites probables de leur épouvante.
La tante se montra particulièrement aimable dans la joie sans bornes qu’elle éprouvait à me voir partir. Elle me dit qu’elle se réjouissait de m’avoir connue, et fit appel à tous mes bons sentiments pour m’exhorter à abjurer ma religion afin de devenir musulmane.
Nous quittâmes le Caire par une tiède soirée, sous l’embrasement féerique du soleil couchant.
Je vis disparaître les minarets et les hautes murailles des antiques mosquées. Les tours épaisses de la citadelle avec leurs meurtrières et leurs créneaux, les portes monumentales de la mosquée d’Hassan et les constructions qui lui faisaient face écrasèrent une dernière fois ma chétive personne de leur colossale majesté. Elles me semblaient autant de bastilles gigantesques d’où je venais enfin de prendre mon vol vers le pays du rêve et de la délivrance. Pourtant, ces vestiges admirables du grand passé musulman se paraient à cet instant d’une beauté magnifique, sous la lumière idéale du crépuscule oriental.
Nous traversâmes le quartier d’Abdine, l’Esbekieh, puis ce fut la gare !
Je faillis crier de joie en entendant le dernier coup de sifflet de la locomotive qui nous emportait à toute vapeur vers Alexandrie. Mon allégresse était telle, que mon mari, à son tour, se laissait gagner à ma fièvre d’indépendance.
Et si petite que pût être la part de bonheur que le sort nous réservait, comme nous ignorions la part des peines, nous étions heureux d’être enfin nos maîtres. Ce bonheur pour moi était si grand, qu’il me semblait que mon cœur ne pourrait le contenir.
Toute ma jeunesse et tous mes espoirs gonflaient ma poitrine.
Je partais enfin, j’allais commencer avec mon mari « chez nous », une vie nouvelle, ma vie !…
Jehan d’IVRAY.
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NOTE DU TRANSCRIPTEUR
La numérotation des chapitres passe du chapitre XX au chapitre XXIII dans l’original. On a rajouté les têtes des chapitres XXI et XXII aux emplacements qui semblaient les plus probables.